Dossiers spéciaux

Derrière le mythe des antioxydants en suppléments

inefficacité fréquente et dangers potentiels

Emmanuèle Garnier  |  2014-04-27

Au cours des derniers mois, plusieurs organismes importants se sont prononcés contre la prise de vitamines et de minéraux en suppléments — surtout du bêtacarotène et de la vitamine E — pour prévenir le cancer ou les maladies cardiovasculaires : le groupe Cochrane, les éditorialistes des Annals of Internal Medicine et le US Preventive Services Task Force.

anti-oxydants

Au Québec, un adulte sur trois consommerait des suppléments. Multivitamines, multiminéraux. Des produits attrayants, mais dont l’éclat ne cesse de pâlir. On les sait maintenant inefficaces contre le cancer et les maladies cardiovasculaires. Mais ils peuvent aussi être potentiellement dangereux.

Dr Richard Béliveau

En janvier dernier, par exemple, des chercheurs suédois, le Dr Martin Bergo et ses collaborateurs, ont montré comment deux antioxydants, dont la vitamine E, stimulent le développement de lésions précancéreuses du poumon chez des souris1. Les deux substances entraveraient au sein des cellules un mécanisme de défense naturel contre le cancer. « Les antioxydants pourraient accélérer la croissance des tumeurs précoces ou des lésions précancéreuses dans des populations à risque élevé, comme les fumeurs », ont d’ailleurs avancé les auteurs.

Depuis de nombreuses années, on savait que quelque chose de grave pouvait se produire dans le monde des suppléments vitaminiques. Les premiers doutes sont apparus au milieu des années 1990. Deux études faites chez des fumeurs et des travailleurs de l’amiante avaient alors montré que ceux qui prenaient du bêtacarotène, avec ou sans vitamine A, avaient un plus grand risque d’avoir le cancer du poumon que ceux qui recevaient un placebo2,3.

D’autres études inquiétantes ont suivi. En 2007, des chercheurs français ont ainsi révélé que parmi les participants des deux sexes de leur essai clinique, les femmes qui avaient reçu de la vitamine C, de la vitamine E, du bêtacarotène, du sélénium et du zinc présentaient un plus haut taux de cancer de la peau4. En 2011, la vitamine E, pour sa part, a été associée à une augmentation de 17 % du risque de cancer de la prostate5.

« Cessez de gaspiller votre argent »

Les suppléments d’antioxydants n’accroissent toutefois pas à tout coup le risque de cancer dans les essais cliniques. Dans certaines études, ils sont sans effet ou semblent même avoir une action protectrice.

Qu’en est-il vraiment ? En septembre dernier, une revue Cochrane a analysé 78 essais cliniques à répartition aléatoire s’intéressant aux effets des suppléments d’antioxydants sur le taux de mortalité globale6. Les études totalisaient ensemble presque 300 000 participants. Le verdict est troublant. « Le bêtacarotène, la vitamine E et la vitamine A à fortes doses peuvent être associés à un plus haut taux de mortalité globale », écrivent les trois auteurs de l’analyse.

Les suppléments alimentaires sont loin d’être d’anodines pilules. « On devrait envisager d’enlever les suppléments d’antioxydant de la catégorie des médicaments en vente libre et de les mettre dans celle des médicaments prescrits », recommandaient d’ailleurs en janvier dernier les trois chercheurs du groupe Cochrane7.

Il y a quelques mois, d’autres experts ont perdu patience. « Assez, c’est assez. Cessez de gaspiller votre argent en suppléments de vitamines et de minéraux », enjoignaient le Dr Eliseo Guallar et ses collègues dans les Annals of Internal Medicine8. Dans le même numéro, une première étude révélait que peu de preuves montraient que les suppléments permettaient de prévenir les maladies cardiovasculaires ou le cancer9. Une deuxième dévoilait que les multivitamines n’empêchaient pas le déclin cognitif chez des hommes âgés10. Et la troisième, que les multivitamines et multiminéraux ne réduisaient pas la récidive de problèmes cardiovasculaires11.

Un rôle important dans l’organisme

Pourquoi la prise d’antioxydants peut-elle être si dangereuse ? Parce qu’intervenir en aveugle dans la chimie des cellules est toujours périlleux. Les radicaux libres que neutralisent les antioxydants sont des molécules dont le rôle dans l’organisme est important.

« L’oxydation, qui est associée à la formation de radicaux libres, est un processus biochimique normal », précise le Pr Richard Béliveau, professeur à la Faculté de mé­decine de l’Université de Montréal. Les radicaux libres constituent des médiateurs essentiels de certaines réactions. Ils ont un rôle dans l’inflammation, la détoxification, la phagocytose et l’apoptose. Ils sont des facteurs clés de l’élimination des cellules indésirables.

« Le bêtacarotène, la vitamine E et la vitamine A à fortes doses peuvent être associés à un plus haut taux de mortalité globale. »

— Revue Cochrane

En neutralisant les radicaux libres, les antioxydants peuvent donc nuire à certains mécanismes de défense. En Suède, le Dr Martin Bergo et son équipe ont reconstitué le mécanisme par lequel la vitamine E et un autre antioxydant stimulent la progression des tumeurs du poumon chez des souris. L’action des deux substances serait paradoxale. D’un côté, grâce à leur effet antioxydant, elles réduiraient la production de radicaux libres et les dommages à l’ADN au sein des cellules. De l’autre, cette absence de ravages empêcherait l’activation d’un gène protecteur p53. Celui-ci ne déclencherait donc pas la synthèse d’une protéine qui réduit la prolifération cellulaire. Les souris qui avaient reçu des antioxydants dans l’étude suédoise présentaient ainsi des tumeurs pulmonaires plus nombreuses, plus graves et plus mortelles.

Réduction de l’efficacité de la chimiothérapie

Les antioxydants en suppléments pourraient causer un deuxième problème en oncologie : une interférence avec les traitements. « La radiothérapie ainsi que bien des médicaments de chimiothérapie jouent sur des mécanismes d’oxydation. Ces traitements sont efficaces, parce qu’ils génèrent des radicaux libres », explique le Pr Béliveau, également directeur scientifique de la Chaire en prévention et traitement du can­cer à l’Université du Québec à Montréal. En neutralisant les radicaux libres, les antioxydants pourraient atténuer certains effets indésirables des traitements, mais aussi en diminuer l’efficacité.

Les patients traités contre le cancer devraient-ils éviter les suppléments d’antioxydants ? Plusieurs études à répartition aléatoire se sont penchées sur cette question. « Bien que ces essais cliniques aient des résultats partagés, certains montraient que les gens qui prenaient des suppléments d’antioxydants durant leur traitement contre le cancer avaient de pires résultats, en particulier s’ils fumaient », indique le National Cancer Institute sur son site Internet12.

Mais ce qui est vrai pour les antioxydants en comprimés ne l’est pas pour ceux de la nourriture. « De façon étrange et incompréhensible, certains intervenants interdisent aux patients de consommer des aliments comme le thé vert. C’est une erreur, affirme le Pr Béliveau. Aucune étude ne montre que le thé vert ou un autre aliment augmente ou diminue la réponse thérapeutique à la chimiothérapie ou à la radiothérapie. Quand on interdit aux gens certains aliments, on les prive d’un apport nutritionnel fantastique. »

On ne peut pas, en fait, comparer les quantités physiologiques d’antioxydants dans les aliments aux mégadoses de suppléments des essais cliniques. « Ces dernières sont suffisamment élevées pour interférer avec l’action thérapeutique de la radiothérapie et de la chimiothérapie. »

La tomate championne de la galénique

Entre les antioxydants des suppléments et ceux des aliments, la différence va au-delà d’une question de dose. Un monde les sépare. « Plusieurs végétaux protègent de certaines tumeurs malignes. De grandes études de cohorte prospectives ont montré de manière claire et nette sur des dizaines ou des centaines de milliers de personnes que certains aspects du mode de vie qui comprend la consommation de différents végétaux sont associés à des diminutions statistiquement significatives de plusieurs cancers », indique le biochimiste.

Quelle est cependant la différence entre le bêtacarotène de la carotte et celui du supplément ? Il y a d’abord la question de la chimiodiversité. « L’aliment contient des milliers de molécules différentes. On ne peut pas réduire l’orange à la vitamine C ni la tomate au lycopène. Les études montrent que la consommation modérée de brocoli diminue de moitié le risque de cancer de la vessie. Cependant, il est faux de dire que le fait de consommer en supplément une seule des molécules du brocoli, comme le sulforaphane, peut avoir le même effet. L’hétérogénéité de la composition biochimique des végétaux fait qu’il existe une pléthore de mécanismes d’action pharmacologiques. »

Cette diversité est bénéfique. Elle permettrait de mieux lutter contre les maladies chroniques multifactorielles comme le cancer, les maladies cardiaques, le diabète, le syndrome métabolique et autres. « C’est de la pensée magique que de dire qu’avec un seul supplément, on va bloquer toutes les voies enzymatiques complexes associées au développement de ces affections. Il faut une variété de molécules pour cela. »

Le deuxième problème lié aux suppléments se situe sur le plan de la galénique, de la mise en forme des principes actifs. « Lorsqu’une étude populationnelle montre que la consommation de tomates diminue de 25 % le cancer de la prostate, cela signifie que d’un point de vue galénique le lycopène et les autres molécules présentes dans ce végétal sont absorbés de façon adéquate. »

Dans son laboratoire, le Pr Béliveau et son équipe ont mis au point la formulation d’un médicament anticancéreux qui devait traverser la barrière hémato-encéphalique. Coût de l’opération : plusieurs millions de dollars. La to­mate, elle, a trouvé de manière naturelle le moyen de li­vrer à bon port ses molécules. « Les végétaux possèdent des excipients, des acides gras, des esters, des aldéhydes, des cétones qui font que le lycopène est entouré de façon adéquate pour qu’il soit non seulement bioabsorbé, mais aussi biodistribué et éliminé à un rythme adéquat pour permettre une action pharmacologique. Sa biodisponibilité est ainsi optimale. »

Le même principe s’applique à tous les suppléments. « La consommation de soja ou de poissons gras diminue le taux d’accidents vasculaires cérébraux, de maladies cardiovasculaires et de certains types de cancers comme celui du sein. Si tout d’un coup on les remplace par des suppléments de phyto-œstrogènes ou d’oméga-3, on perd complètement ces effets-là », prévient le chercheur.

Les propriétés de l’huile d’olive

L’action anticancéreuse des plantes ne se réduit pas qu’aux réactions antioxydantes. Certaines molécules végétales sont des anti-inflammatoires, des inducteurs d’apoptose, des inhibiteurs de l’angiogenèse ou encore des bloqueurs de facteurs de croissance associés à l’invasion tumorale.

L’huile d’olive extra-vierge, qui possède plusieurs de ces propriétés, est particulièrement intéressante. Elle serait le lipide le plus bénéfique contre des cancers comme ceux de la prostate, du poumon, de l’endomètre, du sein, du côlon et du rectum. Elle possède des effets antioxydants et anti-inflammatoires. Mais il y aurait plus.

L’équipe du Pr Béliveau a découvert que certains composés de l’huile d’olive contribuent à prévenir la formation des vaisseaux sanguins destinés à alimenter les cellules cancéreuses. À des doses correspondant à une consommation normale d’huile d’olive, ils bloquent un mécanisme qui enclenche la prolifération et la migration des cellules endothéliales et empêchent leur différenciation en capillaires13.

Cette huile n’a par ailleurs pas de problème de galénique : on estime que plus de 55 % à 66 % de ses compo­sés phénoliques sont absorbés, métabolisés et distribués dans tout le corps. Ils traversent même la barrière hémato-encéphalique.

Les végétaux renferment ainsi une partie des solutions contre le cancer. « Globalement, ce qu’il faut viser c’est l’homéostasie, affirme le Pr Béliveau. On doit parvenir à un équilibre physiologique qui nous permet d’obtenir des réponses immunitaire, anti-inflammatoire et globale efficaces contre les agressions d’agents pathogènes ou le développement de masses cancéreuses. Il faut avoir les outils qui nous permettent de retrouver notre équilibre fonctionnel. C’est ce que les molécules des aliments offrent et que les suppléments ne donnent pas. »

Les antioxydants

Un concept fondé sur des malentendus

Le concept d’antioxydant repose sur plusieurs malentendus. Pour commencer, il s’agit d’une famille complètement artificielle. On y trouve pêle-mêle la vitamine C, le sélénium, le manganèse, les phyto-œstrogènes, le coenzyme Q10, les phénols, les catéchines, etc. Des centaines, probablement des milliers de com­posés à être appelés antioxydants même s’ils sont com­plètement différents sur le plan phar­macologique, biochimique et phy­sio­­logi­que. « C’est comme si l’on faisait une famille avec tout ce qui est rouge : une auto rouge, un balai rouge, un ballon rouge », explique le Pr Richard Béliveau, professeur à l’Université de Montréal et à l’Université du Québec à Montréal.

Le seul point commun de tous ces composés : leur action antioxydante. Ils donnent des électrons. Quand ils croisent des radicaux libres, ils les neutralisent en leur fournissant les électrons manquants. Cela empêche les molécules réactives de provoquer des dommages dans la cellule. En dehors de ce mécanisme, les antioxydants sont tellement différents qu’on ne peut en parler de manière globale. « Il faut préciser s’il s’agit de la vitamine C, de la vitamine E, etc. Sinon, ce serait comme de dire que le rouge permet d’aller à Québec », indique le biochimiste.

Une mauvaise réputation

Deuxième malentendu : l’action néfaste des radicaux libres. « C’est faux que la formation de radicaux libres est nocive. Elle l’est dans l’oxydation du cholestérol LDL associée au développement de plaques athéromateuses, mais cela ne représente qu’une infime fraction des réactions qui se produisent dans le corps humain », précise le Pr Béliveau.

« L’aliment contient des milliers de molécules différentes. On ne peut pas réduire l’orange à la vitamine C ni la tomate au lycopène. »

— Pr Richard Béliveau

La mauvaise réputation des radicaux libres est apparue dans les années 1990, quand les études scientifiques ont commencé à faire un lien entre les dommages causés par les radicaux libres et l’athérosclérose, le cancer, la perte de vision et plusieurs maladies chroniques.

Par un glissement, certains en ont ensuite conclu que l’oxydation était une réaction nuisible. À forte concentration, les radicaux libres peuvent effectivement endommager des éléments importants de la cellule : l’ADN, les protéines ou les lipides. Mais même s’ils peuvent venir de sources extérieures comme la cigarette ou les herbicides, ils sont aussi produits naturellement par l’organisme. Toutes les cellules en fabriquent et ils jouent un rôle important dans certains processus cellulaires.

L’oxydation n’est par ailleurs qu’une réaction parmi tant d’autres dans l’organisme. « Il y a des milliers de réactions enzymatiques qui se produisent dans les cellules. Pourquoi parle-t-on d’oxydation et non de phosphorylation, de prénylation, de succinylation ? »

Les antioxydants naturels de l’organisme

Troisième idée fausse : l’organisme est dé­muni devant les radicaux libres. Le corps a, au contraire, ses propres mécanismes protecteurs : il synthétise lui-même certains antioxydants et tire les autres des aliments. Il faut en fait un équilibre entre oxydants et antioxydants. « Il y a un concept de base en physiologie qui s’appelle l’homéo­sta­sie : un peu c’est bien, trop c’est mauvais. Cela s’applique aussi aux radicaux libres », résume le Pr Béliveau. //

Références

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