Dossiers spéciaux

Harcèlement psychologique dans votre clinique

Quelle est votre responsabilité ?

Emmanuèle Garnier  |  2014-08-27

Que faire quand un médecin de notre clinique est désagréable avec le personnel ? Si cela relève du harcèlement psychologique, les conséquences peuvent être graves sur le plan légal. Il faut donc agir. Mais comment ?

Me Christiane Larouche

Me Christiane Larouche

La situation est devenue intenable dans la clinique. Les secrétaires ne savent plus quoi faire. Elles se sentent blessées, humiliées, méprisées. Et rien ne semble indiquer que cela va changer.

Le Dr Tremblay, l’un des médecins propriétaires du centre médical, ne cesse de dénigrer le personnel de soutien. Il se permet des commentaires vexants, des critiques désobligeantes, des remarques mortifiantes. Il peut lancer à l’une des secrétaires, Mme Boulanger, son principal souffre-douleur : « Tu m’apportes toujours le mauvais dossier. Pense avant d’agir ! » ou « Tu es tellement lente ! Je me demande comment tu as fait pour avoir ton diplôme. »

Même la présence des patients n’arrête pas le médecin. Il s’en est déjà pris à une adjointe administrative dans la salle d’attente : « Arrête de jacasser et retourne travailler. » Les secrétaires n’osent répliquer de peur de provoquer une escalade.

À bout, elles se sont décidées à porter plainte auprès du Dr Bonenfant, le médecin responsable du personnel. Celui-ci les a écoutées, mais ne savait trop comment réagir*.

* Cas fictif imaginé à partir de faits réels.

De graves conséquences

La plainte des secrétaires, que certains seraient tentés de rejeter du revers de la main, ne peut être prise à la légère. Elle pourrait avoir de graves répercussions légales. « La loi sur les normes du travail fait en sorte qu’on a l’obligation claire d’assurer un milieu de travail sain et exempt de harcèlement », souligne Me Christiane Larouche.

Au Québec, tout employeur doit mettre en place des moyens pour prévenir le harcèlement psychologique dans son entreprise.

Au Québec, tout employeur doit mettre en place des moyens pour prévenir le harcèlement psychologique dans son entreprise. En outre, il a l’obligation de mettre fin à toute situation de harcèlement portée à sa connaissance.

« Dans l’exemple donné, on est dans une situation où l’on doit protéger des droits qui sont garantis par la Charte des droits et libertés : le droit à la dignité, à l’honneur et à la réputation. Cela va loin parce que si la preuve est faite qu’il s’agit véritablement de harcèlement, les victimes ont des recours. Elles peuvent aller à la Commission des normes du travail et, à la limite, prendre une action en justice pour dommages et intérêts en Cour supérieure ou en Cour du Québec », affirme Me Larouche.

Le problème de harcèlement n’était pas qu’une affaire privée entre les secrétaires et le Dr Tremblay. Il concernait non seulement le Dr Bonenfant, mais aussi tous les autres médecins propriétaires. Parce qu’eux aussi étaient les employeurs du personnel. « Ils ne pouvaient pas simplement être témoins de cette situation ou en être informés sans rien faire. Ils avaient l’obligation de ne pas tolérer cette situation et de faire des gestes concrets pour y mettre un terme. »

Agir sans tarder

Le Dr Bonenfant était ennuyé par la situation. « Les médecins res­pon­sa­bles d’une clinique sont habitués à gérer des problèmes complexes, mais une plainte pour harcèlement est quelque chose qui les prend par surprise, les déstabilise. Ils craignent de blesser le collègue concerné. Ils doivent aussi tenir compte du fait qu’ils sont en affaires avec lui », in­dique Me Larouche.

Finalement, le Dr Bonenfant demande à une collègue, la Dre Lafleur, qui est près du Dr Tremblay, d’intervenir auprès de lui. Pleine de bonne volonté, mais un peu mal à l’aise, la clinicienne réussit à parler seule à seul avec son confrère. Elle essaie de voir s’il a des problèmes personnels. Est-ce que ça va ? Se passe-t-il quelque chose de particulier dans sa vie ? Elle tente de comprendre les origines de son attitude envers les secrétaires. Le Dr Tremblay ne parle d’aucune difficulté personnelle précise. Il n’aborde pas non plus la question de ses frictions avec le personnel. La Dre Lafleur, de son côté, ne mentionne pas la plainte de harcèlement psychologique. À la fin de la rencontre, la situation n’a pas progressé.

Les secrétaires voient bien que les médecins ne savent pas comment régler le problème. Déterminées, elles avertissent donc le Dr Bonenfant qu’elles vont porter plainte à la Commission des normes du travail.

Le médecin gestionnaire n’a plus le choix. Il doit intervenir sur-le-champ. Ce qu’il faut faire : rencontrer immédiatement le Dr Tremblay. « On doit faire état de la situation devant lui et lui donner l’occasion de s’expliquer, indique Me Larouche. Cependant, il faut tout de suite l’avertir que le respect des employés est une exigence absolue. Il doit éviter de faire des commentaires dénigrants ou désobligeants. On peut l’avertir que les autres médecins ne toléreront pas la situation. »

Être clair et franc

Rencontrer un collègue pour lui de­mander de mettre fin à une attitude inacceptable n’est pas facile. On ignore quelle va être sa réaction. La démarche sort de toute évidence de l’ordinaire.

« Ce que l’on veut savoir, c’est comment le médecin harceleur voit les choses. Ensuite, on peut apporter d’autres informations pour corriger et compléter sa perspective plutôt que de la nier. »

– Mme Chantal Aurousseau

Mme Chantal Aurousseau

Mme Chantal Aurousseau

Comment procéder ? « Il faut que lors­qu’on prend rendez-vous avec le médecin, il sache pourquoi on le convoque pour pouvoir se préparer », explique  Mme Chantal Aurousseau, professeure au Département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal. Il faut être franc et clair : «  Je dois te rencontrer, parce que j’ai reçu une plainte de harcèlement psychologique contre toi et que nous devons en discuter. Cela va peut-être nécessiter une heure. Il faut que l’on fasse le tour de la question et que l’on puisse cheminer dans la bonne direction. » Le médecin doit bien comprendre que le but de l’entretien ne sera pas de lui transmettre de l’information, mais de corriger la situation.

L’une des difficultés de ce type de face-à-face pour le médecin responsable du personnel est l’absence de lien hiérarchique avec son collègue. « Il n’y a pas de rapport d’autorité formel. Cependant, il y a un rapport de responsabilités différentes. C’est sur le plan des rôles et non des statuts qu’il y a une différence entre un médecin et le médecin-chef de la clinique », précise Mme Aurousseau.

Encadré 1

Se préparer à l’entretien

Une entrevue avec un collègue à qui l’on doit demander de modifier sa conduite nécessite une certaine préparation. Avant de rencontrer le médecin, il faut structurer son message et penser aux mots que l’on va utiliser. On peut relire le texte de loi sur le harcèlement psychologique ou la politique interne de la clinique pour que les bons termes viennent facilement à l’esprit.

Une bonne manière d’amorcer l’entretien est de se montrer dès le départ bienveillant. « On peut dire : "Je t’ai annoncé que je veux te rencontrer pour une plainte, comment te sens-tu ?" Il faut savoir dans quel état arrive la personne pour calmer ses appréhensions. On peut lui dire qu’on n’est pas ici pour la condamner, mais pour trouver des solutions », mentionne la professeure.

On donne ensuite les détails de la plainte. Il faut bien connaître les faits. Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui a été dit ou fait ? Qui était présent ? Où était-ce ? Quand cela a-t-il eu lieu ? On doit donc au préalable avoir fait une enquête sérieuse.

Le mieux, au cours de l’entrevue, est d’utiliser des questions ouvertes. « Ce que l’on veut savoir, c’est comment le médecin voit les choses. Ensuite, on peut apporter d’au­tres informations pour corriger et compléter sa perspective plutôt que de la nier. » Il est important, souligne Mme Aurousseau, de maintenir le lien de collaboration avec le clinicien et de rendre les changements demandés acceptables à ses yeux. Il faut toutefois rester ferme concernant les objectifs et être clair au sujet du comportement souhaité. « On regarde avec lui comment faire pour parvenir aux modifications nécessaires d’une manière qui tienne compte des particularités de la situation et des personnes présentes. On peut demander au médecin quelles solutions il propose. »

Pour Me Larouche, le message que l’on communique au cours de la rencontre doit être limpide. « Il faut le dire de façon très franche : "C’est une situation qui ne peut pas continuer". On doit faire état de nos attentes de façon claire : on exige un comportement respectueux à l’égard des employés. Il faut que le médecin sache que si les allégations de la personne qui a porté plainte étaient répétées devant une instance, elles seraient de nature à poser un problème. »

« Il faut le dire de façon très franche au médecin harceleur : "C’est une situation qui ne peut pas continuer." »

– Me Christiane Larouche

Et si le médecin nie les faits ou conteste leur interprétation ? « Ce n’est pas grave, estime l’avocate. On peut quand même exiger clairement une attitude respectueuse. Ce n’est pas un procès que l’on fait au médecin, c’est seulement une rencontre que l’on a avec lui. On n’est pas obligé de dire : "Oui, il y a eu du harcèlement" ou "Non, il n’y en a pas eu". On n’est pas forcé de porter un jugement. »

Un plan B

Dans une telle rencontre, il faut se préparer à toute éventualité. L’entretien peut se dérouler cordialement, mais peut aussi mal tourner. Il est possible que le médecin devienne hostile, fermé, blâme les autres, ne veuille rien entendre. La discussion risque alors de complètement nous échapper. On peut se sentir déstabilisé. « Si cela dérape, il faut avoir un plan B. Et le plan B c’est de dire : "Je t’arrête tout de suite, parce qu’on ne va pas dans la bonne direction. Il y a eu une plainte. Il faut que ton comportement cesse quelles que soient tes raisons, quels que soient les arguments que tu puisses invoquer, parce qu’il y a un cadre juridique." Et là, on peut remette au médecin l’article de loi et des informations sur le harcèlement psychologique (encadré 1) », indique Mme Aurousseau. Ensuite, on lui dit qu’on le laisse réfléchir et on lui redonne rendez-vous dans deux jours.

Il faut profiter de ces quarante-huit heures pour se préparer à la prochaine rencontre. « On va chercher des conseils et des appuis. On va discuter de notre démarche pour être sûr que l’on a les moyens d’agir. On peut rencontrer d’autres collègues de la clinique ou un conseiller en ressources humaines. Il faut s’être consolidé pour pouvoir assurer un encadrement beaucoup plus serré à la rencontre suivante. On doit éviter d’éprouver l’insécurité que l’on a ressentie la première fois. »

On prépare également nos demandes concernant les attitudes à changer. « Si l’autre n’est pas capable de proposer des modifications qui lui conviennent, il faut lui en suggérer : "J’aimerais que tu fasses cela. Si tu ne le fais pas, je considérerai que tu ne collabores pas et les conséquences seront les suivantes..." », dit Mme Aurousseau, également consultante et membre de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés.

Les conséquences d’un refus

La dernière étape est celle du suivi. Le médecin concerné doit savoir qu’on le rencontrera à nouveau pour faire le point sur la situation. On doit vérifier que le changement de comportement a bien eu lieu. « Il faut aussi s’assurer que la personne s’adapte bien à cette modification : "Es-tu satisfait de cet ajustement ? Seras-tu capable de continuer ? Es-tu de plus en plus à l’aise avec cette manière de faire ou te demande-t-elle énormément d’efforts ? Veux-tu que l’on modifie quelque chose ?" », dit Mme Aurousseau.

Mais que faire si le médecin n’a pas changé sa conduite ? « À la limite, quand on est avec un collègue qui ne veut pas s’amender ni entendre raison, les autres médecins devraient se demander s’ils veulent continuer à travailler avec lui, répond Me Larouche. Est-ce qu’on n’est pas dans un cas où l’on devrait mettre un terme à notre relation d’affaires, parce que cette situation-là va nous apporter des problèmes incroyables (encadré 2) ? »

Après chaque rencontre, le médecin responsable de la clinique doit noter les faits saillants de l’entrevue. « On doit garder la trace de l’intervention, parce qu’on a une obligation légale d’agir », indique l’avocate.

Il faut ensuite mettre au courant les victimes du harcèlement et recueillir leurs impressions. Cela a pu être très difficile pour elles de dénoncer un supérieur. On peut leur dire qu’on a rencontré le médecin et, selon le cas, que cela s’est bien passé et que certains changements ont été convenus ou, au contraire, que l’on va devoir le revoir, mais qu’il a été informé du problème.

Retournements de situation

Parfois, la situation est plus complexe qu’il n’y paraît. Il n’est ainsi pas sûr que l’irritation du Dr Tremblay à l’égard de Mme Boulanger soit totalement injustifiée. Le comportement du médecin peut être le symptôme de problèmes que personne n’a voulu voir. Et cela peut donner lieu à des retournements de situations inattendus.

Le Dr Tremblay peut, par exemple, demander une évaluation des compétences de la secrétaire. Une plainte est une arme à double tranchant. « Cela va placer le médecin responsable du personnel devant la nécessité d’enquêter sur les motifs des agressions verbales de son confrère, indique Mme Aurousseau. Reprocher à quelqu’un de ne pas bien faire son travail peut ne pas être une agression, mais un constat. La manière dont on le fait peut, bien sûr, demander à être améliorée. Cependant, s’il n’y a rien qui change à un mo­ment donné le ton change aussi. Le médecin accusé de harcèlement peut déclarer : "Vous savez, avant de le dire sur ce ton-là, je l’ai dit pendant deux ans sur un autre ton". »

À la lumière de l’enquête, le travail du responsable du personnel peut, tout à coup, paraître lui aussi déficient aux yeux de tous. Sa gestion des employés risque d’être critiquée s’il s’avère que l’adjointe administrative est inefficace.

La conduite d’un harceleur peut, par ailleurs, être le reflet d’un milieu malsain. « À partir du moment où quelqu’un fonctionne mal, on dit que c’est une personne toxique. Mais si on ne change rien à l’organisation du travail ou à l’ensemble des dynamiques collectives, après cette personne il y en aura une autre qui aura le même comportement, puis une autre », souligne Mme Aurousseau. Rejeter la faute sur une seule personne permet souvent à tous de se déresponsabiliser.

Un mauvais climat de travail se construit en fait au fil du temps. On peut y trouver un agresseur, mais aussi des victimes qui se sont laissé faire, des collègues qui ont refusé d’intervenir, un responsable qui n’a rien vu ou a fermé les yeux. « Toute la manière dont le travail est organisé et le fait que les gens s’engagent ou non, agissent ou non, interviennent ou non, prennent leur place ou non, font en sorte que des attitudes inadéquates peuvent apparaître. Elles deviennent alors "normales" dans cet environnement. On reproche à une personne des gestes agressants, mais tout le contexte qui l’a permis a progressivement été construit. Un vide s’est créé », fait valoir la consultante.

Au-delà de la plainte

Une plainte pour harcèlement psychologique doit en fait remettre en question tout le fonctionnement de l’équipe. Il faut voir plus loin que la dyade victime-agresseur ou le trio qu’ils constituent avec l’intervenant.

La racine du problème est souvent profonde. « Dans une situation de harcèlement qui se développe au point de mener à une plainte, il y a longtemps que quelque chose va mal », affirme la professeure. Des remises en question parfois douloureuses sont nécessaires. Tout comme un regard lucide sur les faits. « Les situations de harcèlement résultent fréquemment d’une absence de gestion des conflits ainsi que d’une tolérance devant les frictions et les situations inacceptables », précise Me Larouche.

Encadré 2

Le harcèlement psychologique à l’égard d’une personne est donc un problème d’équipe. Il ne doit pas être réglé uniquement par un geste ponctuel. « Il faut que cette action s’inscrive dans une prise en charge globale de la situation. Cela permettra de prévenir d’autres cas et d’obtenir un changement de comportement durable. Sinon, c’est comme un coup d’épée dans l’eau. On va passer notre temps à régler les problèmes un à un », estime Mme Aurousseau.

Le harcèlement psychologique à l’égard d’une personne est un problème d’équipe. Il ne doit pas être réglé uniquement par un geste ponctuel.

Comment alors modifier la dynamique de l’équipe ? « Peut-être qu’il y a des besoins de formation. Peut-être qu’il serait nécessaire d’avoir des rencontres. Peut-être que l’on doit convenir d’une manière de com­muniquer entre les membres de la clinique afin de faciliter le chan­ge­ment et la prise en charge des pro­blèmes. Il faut que tout le monde puisse parler ouverte­ment sans attendre que l’émotion, que ce soit la colère ou la tristesse, atteigne son paroxysme. » Plusieurs voies peuvent ainsi être explorées. //