Entrevues

Chiffres et pratique clinique

Entrevue avec M. Denis Blanchette, économiste à la FMOQ

Emmanuèle Garnier  |  2015-01-20

Dans la guerre de chiffres qui a lieu, M. Denis Blanchette, économiste et directeur du Service des affaires économiques à la FMOQ, a tenu à présenter ses analyses, rétablir les faits et donner ses sources.

M.Q. — Est-il exact que le nombre de services que les médecins de famille offrent dans une journée a diminué ?

61925.png

D.B. — Oui, mais le temps de travail des médecins, lui, n’a pas été réduit. Les services dont le nombre a diminué sont les examens ordinaires et les examens complets (tableau 1). Par contre, les actes comme l’intervention clinique et l’examen complet majeur, qui demandent plus de temps, eux, sont plus nombreux. Ces changements peuvent s’expliquer entre autres par le fait que les médecins de famille ont fait de grands efforts pour prendre en charge plus de patients du guichet d’accès et plus de patients vulnérables.

M.Q. — Le projet de loi 20 imposera aux omnipraticiens de suivre un certain nombre de patients et de pratiquer à l’hôpital. Ainsi, un médecin qui travaille 12 heures à l’hôpital devra suivre 1000 patients. Est-ce réaliste ?

61925.png

D.B. — Le ministre de la Santé, le Dr Gaétan Barrette, sous-estime la charge de travail que représente le suivi de 1000 patients. On peut déduire d’après ses déclarations qu’il la chiffre à 820 heures par année (tableau 2). Selon les données de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), le suivi de 1000 patients nécessite en fait 1100 heures de clinique par année (tableau 3). L’écart entre les données du ministre et la réalité est donc de 34 % pour les heures de clinique.
Il y a ensuite les heures de travail médicoadministratif. Le ministre les évalue à 90 minutes au sein d’une journée de travail de 8 heures1. Cependant, selon le sondage de Zins Beauchesne de 2012, il faut compter 45 minutes de plus par 4 heures de clinique. La journée totale peut donc atteindre plus de 10 heures (tableau 4). Contrairement à ce que prétend le ministre, le médecin pourrait ainsi devoir travailler plus de trois jours par semaine strictement en cabinet ou plus de 24 heures par semaine pour arriver à suivre 1000 patients. Son nombre total d’heures hebdomadaires pourrait en fait dépasser 30 heures.

M.Q. — Quelles sont les conséquences du calcul du ministre sur la durée des consultations ?

61925.png

D.B. — Selon son modèle, les visites ne devraient pas dépasser 17 minutes en moyenne. Si le médecin suit 1000 patients et leur accorde en moyenne 3 consultations par année (tableau 5), ce qui correspond aux données de la RAMQ, cela fait 3000 visites. Pour effectuer toutes ces consultations en faisant 6,5 heures d’activités cliniques par jour, comme le propose le Dr Barrette, il faut voir près de quatre patients par heure et donc accorder moins de 17 minutes à chacun (tableau 6). Cela laisse très peu de marge pour les cas difficiles dans une journée.
Il faut par ailleurs souligner que des consultations de 17 minutes sont incompatibles avec la durée qu’exige l’Entente pour certains actes. L’intervention clinique, par exemple, doit être d’au moins 25 minutes et l’examen complet majeur est normalement de 45 minutes. Le ministre n’a probablement jamais lu le manuel de facturation des actes des omnipraticiens.

M.Q. — Qu’en est-il de la fameuse question du nombre de jours travaillés par les omnipraticiens ?

61925.png

D.B. — Le nombre de jours travaillés est de 216 en moyenne pour 80 % des médecins les mieux rémunérés2. Cette variable est en réalité plus élevée, parce que pour 102 de ces 216 jours les médecins ont travaillé davantage que dans une journée normale. Si, par exemple, un médecin fait une journée de 16 heures à l’urgence, son travail ne compte que pour une journée, selon les calculs du ministre. Pour bien mesurer la charge de travail, il faut donc pondérer à la hausse les 102 jours. Quand on le fait, on constate que l’ensemble des omnipraticiens travaille en moyenne l’équivalent de 247 jours (tableau 7).
Le Dr Barrette, pour sa part, a choisi de prendre les 60 % de médecins qui travaillent le moins, c’est-à-dire ceux qui ont facturé moins de 175 jours par année. Il en arrive ainsi à une moyenne de 117 jours3. Il y a dans ce groupe des médecins qui se trouvaient en congé de maternité ou de maladie ou qui, pour une raison ou une autre, n’ont travaillé qu’une seule journée ou peut-être même aucune. Ces cliniciens, peu représentatifs, font baisser la moyenne de manière importante.
Cette méthode de calcul où on ne considère comme journée travaillée que celles où le médecin a gagné plus 665 $ provoque une autre distorsion. Si un médecin ne pratique que 6 heures dans sa journée ou ne gagne que 500 $, c’est comme s’il n’avait pas travaillé. Le ministre a ainsi pris tous les médecins à temps partiel dans son échantillon, ce qui n’est pas honnête.

M.Q. — Mais est-ce que de prendre 80 % des médecins qui gagnent le plus est mieux ?

61925.png

D.B. — Cette méthode permet de supprimer les médecins à temps partiel afin de bien mesurer la force de travail réelle d’un groupe de professionnels. Cette manière de procéder a été suggérée par le gouvernement du Québec lors des travaux sur l’écart de rémunération entre les provinces canadiennes et utilisée pour comparer les revenus des omnipraticiens et des autres spécialistes québécois.
Lorsqu’il était à la tête de la FMSQ, le Dr Barrette a poussé cette méthode plus loin. Il a pris l’activité de 60 % des médecins les mieux rémunérés pour comparer les revenus de ses membres avec le reste du Canada. Il a donc soustrait 40 % des spécialistes avant de recalculer les revenus et éliminé les médecins à temps partiel de son analyse !

M.Q. — Le ministre veut pousser les omnipraticiens à inscrire plus de patients. Selon les données, ils en auraient en moyenne 564 chacun.

61925.png

D.B. — Comme pour les jours travaillés, il faut enlever du calcul les médecins pratiquant à temps partiel. En 2013-2014, dans la tranche des 3204 médecins de famille qui avaient 500 patients ou plus, le nombre moyen de patients inscrits était de 1301, selon les données de la RAMQ de 2013-14.
En ce moment, 5,3 millions de Québécois sont inscrits auprès d’un médecin de famille, ce qui représente 65 % de la population du Québec. Les données montrent que l’ensemble des patients vulnérables et des patients âgés de plus de 65 ans ont déjà un médecin de famille.

M.Q. — Qu’en est-il de l’accès de la population à un médecin de famille ?

61925.png

D.B. — C’est vrai qu’il y a un problème d’accès à la première ligne, mais il faut cependant apporter des nuances. Chaque année, près de 6 millions de Québécois voient un médecin de famille en première ligne alors que la population actuelle est de 8,2 millions. Les médecins ont effectué annuellement, uniquement en première ligne, plus de 15 millions d’examens au cours des trois dernières années, d’après les chiffres de la RAMQ. C’est beaucoup pour des professionnels qui sont supposés ne pas travailler assez.

M.Q. — Est-il vrai qu’au Québec les omnipraticiens travaillent moins que dans les autres provinces ?

61925.png

D.B. — Non. Ils travaillent plus de 42 semaines par année, contrairement ce qu’affirme le ministre1. Leur tâche de travail est même supérieure à celles de leurs collègues canadiens (tableau 8).

M.Q. — Le Québec dépense-t-il autant que les autres provinces pour la rémunération des médecins ?

61925.png

D.B. — Je sais que le ministre Gaétan Barrette l’affirme3, mais c’est inexact. En 2013, le Québec a dépensé per capita 797 $ alors que les autres provinces ont dépensé en moyenne 938 $. En Ontario, les dépenses dans le domaine de la santé ont atteint 969 $ par personne. Il manque 1,2 milliard de dollars dans le budget québécois pour être à parité avec la moyenne des provinces du reste du Canada, et même 1,4 milliard pour rejoindre l’Ontario.
L’interprétation du Dr Barrette est également tendancieuse, parce que dans le Canada anglais, il y a plus d’omnipraticiens que de spécialistes. Au Québec, c’est l’inverse. Comme le revenu des médecins spécialistes est de 56 % plus élevé, la part qui revient à la médecine familiale est encore plus faible. Le Québec sous-investit encore plus qu’il n’y paraît en omnipratique. Dans le jargon des économistes, on pourrait dire que cette question est un cas flagrant de mauvaise allocation des ressources.

Bibliographie

 

 

 

 

 

Cliquez sur une image pour l'agrandir