Dossiers spéciaux

La pédiatrie sociale

au-delà de la santé physique

Francine Fiore  |  2015-03-31

Reposant sur une vision globale des enfants et de leur univers, la pédiatrie sociale propose
une approche différente. Elle permet, grâce à la collaboration des différents intervenants et
de l’entourage, de mieux régler certains problèmes qui se répercutent sur la santé des petits patients.

Dr Gilles Julien

La pédiatrie sociale est une médecine de l’âme. Elle soigne certaines souffrances de l’enfance. Et ce n’est pas seulement l’affaire des pédiatres. De plus en plus de médecins de famille l’exercent.

La pédiatrie sociale se penche sur les problèmes biopsychosociaux de l’enfant. C’est une approche globale qui considère le petit patient comme un tout dans un contexte. « Il faut donc aussi s’efforcer de comprendre le problème en regardant au-delà des symptômes que manifeste l’enfant, en cherchant les émotions en cause, en s’intéressant à la personne elle-même, à son entourage et à sa perception des choses », écrit le Dr Gilles Julien, pédiatre social, dans son livre Soigner différemment les enfants : Méthodes et approches.

L’objectif de la pédiatrie sociale : veiller au meilleur intérêt de l’enfant. Et pour y arriver, il faut agir en partenariat étroit avec les parents et les proches. Bien des difficultés mena­cent cependant certains enfants. « La pauvreté, une famille monoparentale, des difficultés familiales, un tempérament difficile, la violence de toutes sortes constituent les principaux facteurs de risque. Il en est de même des pertes et des deuils qui, en s’accumulant au cours des années, accroissent des risques de troubles émotionnels avec le temps », mentionne le spécialiste.

Ainsi, la pédiatrie sociale se concentre sur les enfants en général, mais surtout sur les plus vulnérables, soit ceux qui sont placés dans des situations à risque en milieux défavorisés. « Il ne s’agit pas d’envisager un divorce d’avec la pédiatrie traditionnelle, mais bien de ne plus se préoccuper seu­le­ment des facteurs physiques », écrit encore le Dr Julien.

Plus de médecins de famille

Sans contredit, le Dr Julien est le père de la pédiatrie sociale au Québec. Il a travaillé en Afrique et dans le Grand-Nord québécois auprès des Inuits. « Comme pédiatre tradition­nel, je voyais des enfants victimes de problèmes non médicaux », raconte le Dr Julien. De retour à Montréal, il a décidé de créer sa propre pratique de pédiatrie sociale. Il a fondé le centre Assistance d’enfants en difficulté (AED), un organisme de soutien aux enfants dans le besoin et à leur famille, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve. « Nous ciblons les enfants vulnérables, dit-il. Nous nous rendons au domicile de l’enfant, dans le voisinage, à l’école, à la garderie. Toute l’équipe se déplace et se mobilise autour de lui. »

Le Dr Julien souhaite que plus de médecins de famille s’intéressent à la pédiatrie sociale. « Ils sont les mieux placés pour pratiquer cette discipline auprès des jeunes patients et de leurs parents, car ils s’occupent de l’ensemble de la personne. » Idéalement, un centre de pédiatrie sociale devrait compter un pédiatre, qui agit comme consultant, et des médecins de famille. Auparavant, rappelle le Dr Julien, la pédiatrie sociale était pratiquée par certains médecins de famille, qui jouaient un rôle très large. Les médecins de campagne, notamment, se rendaient dans les maisons et s’occupaient de toute la famille.

La pédiatrie sociale ne fait pas partie du programme des facultés de médecine. « À l’université, on enseignait quel­ques notions de base, dont l’hygiène et la vaccination, se souvient le Dr Julien. Mais de nouvelles maladies sociales sont apparues, dont la pauvreté. » Le centre fondé par le Dr Julien, l’AED, comprend un service de transfert des connaissances. Ainsi, un médecin qui veut se familiariser avec la pédiatrie sociale peut s’adresser directement à l’organisme.

Au Québec, on compte quinze centres de pédiatrie so­ciale. Vingt-cinq médecins y pratiquent et suivent environ quatre mille enfants. Le Dr Julien souhaiterait que ce soient vingt mille enfants qui bénéficient de la pédiatrie sociale d’ici cinq ans.

Détresse mère-enfant

Zachary est âgé de 7 ans. Il est très agressif. Il fait de ter­ri­bles colères, ponctuées de cris et de larmes. Il saute en faisant le kangourou, grogne et frappe même sa maman, Isabelle. C’est la raison pour laquelle elle a demandé de l’aide au Centre de pédiatrie sociale d’Hochelaga-Maisonneuve dirigé par le Dr Julien.

Cette mère monoparentale de 41 ans était dépassée par la situation. Bien sûr, elle comprenait le fait que Zachary soit extrêmement ébranlé par le décès de son grand-papa maternel survenu le jour de son cinquième anniversaire, il y a deux ans. « Ce fut un immense choc pour Zachary et moi, affirme-t-elle. Mon père et Zachary étaient très attachés l’un à l’autre. Pour son grand-père, Zachary était un “mini-moi”. Ils vivaient une relation “velcro”. Comme il ne voit pas son père, Zachary a donc perdu son unique modèle masculin. »

Au bout du rouleau, Isabelle a entendu parler de la Fondation du Dr Julien par des mères d’enfants à l’école de Zachary. « Je voulais m’assurer du bonheur de mon fils et de son épanouissement, dit-elle. Je connaissais le Dr Julien par les médias, mais je ne savais pas que j’avais droit à ses services. » Ce dernier suit maintenant le petit garçon depuis deux ans.

La première rencontre s’est très bien passée, raconte Isabelle. « Il y avait le Dr Julien, une travailleuse sociale, Zachary et moi. Aucun autre membre de la famille n’était présent. On est toujours seuls mon fils et moi. » Lors de cet entretien, Zachary jouait par terre pendant que le Dr Julien lui posait des questions tout en l’observant. « Zachary est immédiatement tombé en amour avec le Dr Julien », se souvient la mère. Officiellement, le Dr Julien le voit une fois par année. Mais, en réalité, il le rencontre toutes les semaines, car Zachary fréquente le Garage à musique, un organisme associé au Centre de pédiatrie sociale d’Hochelaga-Maisonneuve où l’on offre une formation musicale aux enfants. Zachary est également suivi par deux travailleurs sociaux.

« Les médecins de famille sont les mieux placés pour pratiquer la pédiatrie sociale auprès des jeunes patients et de leurs parents, car ils s’occupent de l’ensemble de la personne. »

– Dr Gilles Julien

Et Zachary va mieux ! Il est en première année et est un premier de classe. Tout fonctionne bien également au Garage à musique où il fait partie de la chorale et joue de la guitare électrique. Il fait moins de colères. Isabelle accompagne son fils au Garage à musique, ce qui lui permet de rencontrer d’autres mères. « Le Dr Julien nous a donné une vie, lance-t-elle. Il nous a sortis de l’isolement. Zachary et moi pouvons maintenant socialiser avec d’autres personnes. »

Le Dr Julien s’attache aux enfants, et ces derniers le ressen­tent. Il prend le temps de les écouter ainsi que leurs parents. « Il est intéressant, gentil avec les enfants et les aime », dit pour sa part Zachary.

Pédiatrie de terrain

En général, les médecins accordent quelques journées par semaine à la pédiatrie sociale. Mais la Dre Julie Bélanger, médecin de famille, consacre la grande majorité de sa pratique aux enfants vulnérables, en travaillant à la fois au Centre de pédiatrie sociale de Québec et au programme « famille, enfance, jeunesse » du CLSC.

La clinicienne s’occupe de problèmes comme les retards de croissance, le surpoids, l’asthme mal maîtrisé, les atteintes dermatologiques, etc. Elle voit aussi des enfants souffrant de déficit de l’attention ou présentant des traits anxieux, des troubles du comportement, des troubles d’apprentissage, des troubles du sommeil, etc. Certains ont même des idées suicidaires dès l’âge de 7 ans. « Pour arriver à améliorer la vie des enfants, le médecin doit avoir une conscience sociale et de la patience », indique la Dre Bélanger.

Tout commence par une rencontre préparatoire entre les parents et un intervenant social. Cette première étape permet une prise de contact, la création d’un lien et une évaluation sommaire de la situation familiale. Par la suite, une rencontre d’évaluation et d’orientation, menée par le médecin et l’intervenant social, réunit autour de la table l’enfant, ses parents ainsi que les autres personnes significatives dans sa vie, comme les grands-parents, la famille élargie (tantes, oncles), des amis, des voisins. « Tous réfléchissent et travaillent ensemble afin d’avoir une vision commune de la situation et un plan d’action conforme aux besoins exprimés par l’enfant et ses proches », explique la Dre Bélanger.

Par la suite, des rencontres s’organisent avec les différents intervenants de l’équipe à une fréquence qui peut être aussi importante qu’une fois par semaine, selon les besoins de la famille. Les membres de l’équipe peuvent se rendre à la maison afin de mieux évaluer le jeune patient et son milieu de vie. En plus du suivi social et médical, le centre offre à l’enfant différentes activités pour améliorer son bien-être et son développement, dont des cours de musique et de l’art-thérapie.

Il est difficile de quantifier le succès obtenu auprès d’un enfant, estime la Dre Bélanger. « Mais de manière sûre, on accroît sa résilience, précise-t-elle. On tente de lui faire vivre des succès, ce qui améliore son estime de lui-même. Par exemple, quand il fait du karaté ou qu’il passe un bon moment avec ses parents, il s’agit là de petites victoires. Nous sommes conscients que l’amélioration des aspects sociaux influence la santé globale de l’enfant. »

Enfants très vulnérables

Situé dans la basse-ville de Québec, dans le quartier de Limoilou, le Centre de pédiatrie sociale de Québec s’occupe d’enfants vraiment très vulnérables. Souvent, ces derniers vivent dans des milieux très défavorisés et sont exposés à de nombreux stress toxiques.

Les enfants sont envoyés au centre par les écoles, les organismes communautaires du milieu, les centres jeunesse et des médecins, précise la Dre Marie-Camille Duquette, pédiatre qui pratique la pédiatrie sociale et travaille en collaboration avec la Dre Bélanger. La spécialiste consacre la moitié de son temps à la pédiatrie sociale et l’autre moitié à la pédiatrie traditionnelle. Dès le début de sa pratique, la jeune praticienne avait décidé d’ouvrir un centre de pédiatrie sociale à Québec. Elle a donc fait un stage avec le Dr Julien en 2011 après avoir terminé sa spécialité.

Dre Duquette, Dre Bélanger

Ce qui l’a motivée ? Un livre du Dr Julien qu’un jour sa grand-mère lui a offert. Instantanément, la Dre Duquette a ressenti tout l’amour de ce médecin pour les enfants. Elle a immédiatement été attirée par cette forme de médecine. « Je me suis dit que plutôt que d’aller pratiquer dans des pays éloignés, je peux m’occuper des enfants démunis qui sont ici, tout près de moi. »

Plusieurs enfants suivis au centre ont des problèmes d’attachement à l’adulte, soit à leurs parents ou à leur famille d’accueil, indique la Dre Duquette. « La littérature montre que cela a des conséquences sur le développement du cerveau des enfants. Cela peut entraîner des problèmes de santé plus tard, explique-t-elle. C’est pour cette raison que l’on tient à aider ces enfants lorsqu’ils sont tout petits. »

Bien sûr, la pédiatrie sociale repose également sur l’évaluation de l’enfant en pédiatrie traditionnelle. « On examine la santé de l’enfant sous tous ses angles, mais on regarde de manière approfondie l’aspect psychosocial. » Le plan d’action peut comporter différentes approches selon la situation et l’état de l’enfant, souligne la Dre Duquette. « Le but est d’accompagner les enfants et les parents afin qu’ils aient à nouveau un pouvoir sur leur vie et retrouvent une certaine confiance en eux. On a généralement une bonne collaboration de la part des parents. »

Parmi les services offerts, il y a différents ateliers, dont celui de lecture. Commencée très jeune chez les enfants, la lecture augmente la performance scolaire. Dès 4 ans, les enfants peuvent participer aux ateliers ; leurs parents peuvent déjà leur lire des histoires à la maison. « On a l’impression de vraiment faire une différence chez l’enfant et sa famille, dit la Dre Duquette. Il est certain qu’il s’agit d’un long processus. Entre autres, on travaille sur les habitudes de vie. Parfois, lors des premières rencontres, on voit des enfants tristes, renfermés. Avec le temps, on a l’impression de voir une lueur dans leurs yeux, comme s’ils reprenaient goût à la vie. »

De la gériatrie à la pédiatrie

Médecin de famille, la Dre Sonia Péloquin consacre toute sa pratique aux en­fants. Elle exerce à l’Étoile, un centre de pédiatrie sociale qu’elle a ouvert dans la collectivité du Haut-Richelieu en 2009, et au CLSC de Saint-Jean-sur-Richelieu. Pendant quinze ans, elle a pratiqué la médecine générale orientée surtout vers la gériatrie. Puis, elle a commencé à s’intéresser à la pédiatrie sociale et a fait un stage avec le Dr Julien. C’est alors qu’elle a décidé de fonder son propre centre.

Dre Sonia Péloquin

« En pédiatrie sociale, j’ai un plus grand effet sur la santé des enfants, car je travaille avec toute une équipe multidisciplinaire et des bénévoles qui peuvent nous épauler pour plusieurs aspects du développement de l’enfant. Cette aide touche autant la santé que les difficultés psychosociales et même légales, grâce à la collaboration d’avocats. »

En outre, le centre de pédiatrie so­ciale constitue un milieu de vie où les en­fants se retrouvent en toute confiance. « Ils sont heureux de fréquenter le cen­tre, car ils connaissent les gens qui s’occupent d’eux », affirme l’omnipraticienne.

La Dre Péloquin, seule médecin, ne suffit cependant plus à la demande. « On aurait besoin d’au moins un autre clinicien. Dans le périmètre de la ville de Saint-Jean-sur-Richelieu, environ trois cents enfants auraient besoin de nos services, et il y en aurait beaucoup plus si on allait au-delà. »

Les enfants et les parents

Il y a six ans, la Dre Anne-Marie Bureau, médecin de famille, fondait le Centre de pédiatrie sociale de Gatineau. L’omnipraticienne, qui a toujours eu une pratique axée sur la pédiatrie et la médecine de l’adolescence, a elle aussi été inspirée par le Dr Julien. « Je voyais qu’il avait une approche particulière à l’égard de la pédiatrie et des enfants vulnérables. Sa manière d’analyser et de comprendre leurs difficultés était différente », se souvient la Dre Bureau.

Dre Anne-Marie Bureau

La pratique de la pédiatrie sociale exige une grande ouverture. Et cette bienveillance doit viser non seulement l’enfant, mais aussi son entourage. « C’est facile d’aimer les enfants. Ce qui est plus difficile, c’est d’avoir de l’empathie envers les parents qui vivent dans la grande pauvreté. Il faut être dans un état d’accueil et de non-jugement face à eux. Il est important de les considérer comme des partenaires qui sont nos égaux et qui sont des “experts” de leurs enfants. »

Aujourd’hui, la Dre Bureau fait trois jours de pédiatrie sociale par semaine au centre et deux jours dans un CLSC d’un quartier défavorisé. Elle voit aussi quelques adultes et des adolescents. Selon l’omnipraticienne, la pédiatrie sociale est complémentaire au réseau traditionnel de la santé. « On fait ce que le réseau ne fait pas, mais il faut travailler avec lui », estime-t-elle.

Le centre de Gatineau suit des enfants de 0 à 14 ans. « Il est certain qu’à 14 ans, les enfants ont moins besoin de nous dans leur quotidien, mais on a des outils de suivi et on leur donne des occasions de réussir des choses. Il s’agit d’un accompagnement. On essaie de redonner du pouvoir à l’enfant et à ses parents. On ne ferme jamais le dossier. »

Ce qu’il faut pour pratiquer la pédiatrie sociale ? Aimer tra­vailler en équipe et accepter l’opinion des autres profes­sionnels de la santé, affirme la Dre Bureau. « Il faut être en mesure d’adopter une approche de santé plus globale, avoir une grande sensibilité et une bonne écoute envers les enfants. » //

Bibliographie

  • h Julien G. Soigner différemment les enfants, Méthodes et approches. Montréal : Les Éditions Logiques ; 2004. 192 pages.
  • h Julien G. Soigner différemment les enfants : l’approche de la pédiatrie sociale. Montréal : Les Éditions Logiques ; 2004. 296 pages.