Dossiers spéciaux

Choix d’un traitement

quels biais cognitifs peuvent toucher les patients ?

Emmanuèle Garnier  |  2019-04-01

Les patients peuvent être sujets à différents biais cognitifs quand ils ont un choix thérapeutique à faire : biais de l’option risquée, biais de l’option par défaut, biais d’optimiste, biais du présent, etc.

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Dre Giguère

Comment un patient prend-il une décision au sujet d’un trai­te­ment ? Quels facteurs entrent en jeu ? Deux experts de Singapour ont étudié ces questions. Il y aurait, selon eux, « des preuves incontestables que des biais connus et in­connus influent inconsciemment sur les choix de traitement des patients », affirment-ils dans le Journal of Clinical Oncology1.

Les Drs Semra Ozdemir et Eric Andrew Finkelstein, de la Duke-NUS Medical School, ont analysé sept biais qui pouvaient toucher les patients. Fait intéressant, plusieurs de ces distorsions découlent de la manière dont les informations leur sont présentées.

Biais de l’option risquée

Un biais cognitif peut apparaître lorsqu’on propose à un patient un choix comprenant une avenue thérapeutique risquée et une plus sûre. Quand les deux possibilités lui sont expliquées de manière positive, par exemple en termes de taux de survie, le patient tend à sélectionner la solution la plus sûre.

Ce qui est troublant, c’est que si l’on présente pour le même choix le taux de mortalité, plutôt que le taux de survie, la personne va souvent choisir la solution risquée. Les gens seraient davantage prêts à prendre un risque quand les options sont présentées de façon négative, selon les études (encadré 1)2.

1. Ozdemir S, Finkelstein EA. Cognitive bias: the downside of shared decision making. JCO Clin Cancer Inform 2018 ; 2 : 1-10.

« On s’attend à ce que les patients évitent les risques devant la possibilité d’un gain, mais acceptent d’en prendre devant la perspective d’une perte », résument les deux ex­perts de Singapour.

Comment expliquer ce comportement ? « Les gens ont tendance à prendre plus de risque quand ils font face à des per­tes certaines à cause des plus grands sentiments négatifs immédiats qu’évoquent les pertes sûres par rapport aux gains certains », indiquent des chercheurs américains, le Dr Nathaniel Young et ses collaborateurs3.

Biais de la présentation positive ou négative

Un deuxième biais cognitif peut émerger à cause de la manière dont une possibilité thérapeutique est exposée. « Il y a plus de chance que les patients choisissent un traitement quand il est formulé positivement (par exemple, 80 % de chance de survie) que lorsqu’il est présenté négativement (par exemple, 20 % de risque de mortalité) », indiquent les Drs Ozdemir et Finkelstein.

Ce biais peut toutefois être contourné. « La manière de l’éviter est d’utiliser les deux formulations. On peut dire : “On sait que chez 100 personnes qui auront une chimiothérapie, 10 vont survivre, mais 90 mourront”. Il faut toujours présenter les deux côtés de la médaille », explique la Pre Anik Giguère, du Département de médecine familiale et de médecine d’urgence de l’Université Laval. L’experte a entre autres créé des outils pour aider les patients à prendre des décisions sans biais.

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Biais du risque relatif

La différence de perception causée par l’utilisation des taux absolus ou relatifs est un problème bien connu. « La présentation des avantages en fonction de la réduction du risque relatif (par exemple une diminution de 50 % du risque de mortalité) accentue la perception des avantages comparée à la présentation de l’information en termes absolus (par exemple 2 % contre 1 % du taux de mortalité) », indiquent les experts de Singapour.

2. Tversky A, Kahneman D. The framing of decisions and the psychology of choice. Science 1981 ; 211 : 453-8.

3. Young N, Shuster M, Mikels J. The sure thing: The role of integral affect in risky choice framing. Emotion 2018 (23 août).

Dans une étude, des chercheurs ont demandé à des sujets d’ima­giner qu’ils présentaient un risque d’infarctus du myocarde. Prendraient-ils des médicaments pour le diminuer ? « Seulement 42 % des patients à qui l’on avait présenté la réduction du risque absolu avaient indiqué leur volonté de prendre le médicament. Cependant, ce nombre a crû à 88 % quand on a formulé la réduction en fonction du risque relatif », mentionnent les Drs Ozdemir et Finkelstein. Cet aspect est important aux yeux de la Pre Giguère. « Il faut toujours utiliser les risques absolus », estime-t-elle.

Biais de l’option par défaut

Une option par défaut peut aussi agir comme un biais cognitif. Le recours à une avenue qui est automatiquement sélection­née si aucun choix n’est fait a l’avantage de la facilité. Et peut être rassurant. « Un traitement par défaut peut indiquer l’option désirable socialement ou le traitement recommandé par les experts », mentionnent les spécialistes de Singapour. Certains patients accepteront ce choix automatique pour ne pas accroître leur anxiété ni risquer de regretter leur décision.

Dans une étude que citent les deux experts, 77 % des patients atteints d’une maladie mortelle à qui l’on avait présenté les soins de confort comme l’option par défaut les ont choisis. Par contre, seulement 43 % ont sélectionné cette possibilité dans le groupe où l’on avait indiqué que les traitements prolongeant la vie étaient le choix par défaut.

Selon la Pre Giguère, les professionnels de la santé ont souvent en tête une option par défaut. « Ils suivent l’algorithme, et le patient se retrouve dans telle ou telle case qui correspond à tel traitement. »

L’experte a une autre solution à proposer. « Dans nos formations, nous suggérons aux professionnels de la santé de remplacer l’option par défaut par le recours aux meilleures pratiques de prise de décision partagée pour limiter les biais cognitifs », indique la chercheuse du Centre de recherche sur les soins et services de première ligne de l’Université Laval.

Biais d’optimisme

Bien des malades s’efforcent de penser positivement. Ils vont guérir. Ils sont sûrs qu’ils feront partie de ceux chez qui le traitement va fonctionner. Mais ce biais cognitif n’est pas sans répercussion. « Le biais d’optimisme fait que les patients ont plus de chance de continuer des traitements dont l’issue est très variable, parce que chacun croit qu’il va être celui qui obtiendra les meilleurs résultats, peu importe les probabilités réelles », écrivent les Drs Finkelstein et Ozdemir. Les patients cancéreux seraient particulièrement sujets à ce biais. Plusieurs peuvent ainsi poursuivre des traitements coûteux pour lesquels il y a peu ou pas de preuves d’efficacité.

Que faire dans ces cas ? Comment expliquer au patient la véritable situation ? « On peut lui dire que sur 100 personnes, 17 vont guérir, mais qu’il est impossible de savoir s’il sera parmi ces 17 », dit la Pre Giguère.

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Biais de projection

« Le biais de projection fait référence à la tendance du patient à assumer de manière erronée que ses goûts ou préférences resteront les mêmes au fil du temps », expliquent les Drs Ozdemir et Finkelstein. Des chercheurs ont demandé à plus de 19 000 adultes de tout âge à quel point ils avaient changé au cours des dix dernières années et à quel point ils allaient changer dans l’avenir. Même si les gens reconnaissaient que leurs préférences avaient évolué dans le passé, ils semblaient incapables de concevoir que le même phénomène se produirait dans l’avenir.

« Les gens ont de la difficulté à se projeter dans le temps, estime la Pre Giguère. Il faut donc revisiter les décisions réversibles, comme la prise de médicament à long terme. »

Le biais de projection peut aussi simplement venir de l’état du patient. « Des recherches ont révélé que la variation, au cours d’une même journée, de facteurs internes comme la douleur, la dépression et la colère jouent sur la capacité du patient à faire des choix constants, même à très court terme », précisent les spécialistes de Singapour.

Comment éviter ce biais ? « On recommande, quand c’est possible, de donner au patient une période de temps pour prendre sa décision, dit la Pre Giguère. Quand une personne n’est pas dans un état optimal pour faire un choix, on lui présente les options, on lui donne les informations, on lui remet un outil d’aide à la décision pour qu’elle puisse retourner chez elle y réfléchir et présenter les informations aux personnes importantes pour elle. »

Biais du présent

Le biais du présent est une extension du biais de projection. Il fait en sorte que les gens donnent plus d’importance au moment présent qu’à l’avenir. Ainsi, en général, ils ont tendance à ne pas économiser assez ou à ne pas s’assurer suffisamment pour leurs futurs besoins. « Le biais du présent explique aussi en partie pourquoi bien des patients ne prennent pas fidèlement leurs médicaments », indiquent les Drs Finkelstein et Ozdemir.

Certaines des femmes qui ont eu un cancer du sein hormo­no­dépendant, par exemple, cessent ainsi de prendre du ta­mo­x­ifène après un certain temps. Le médicament réduit de 50 % le risque de récidive à long terme, mais est associé à des effets secondaires comme la fatigue, les bouffées de chaleur, la nausée, etc. « Même si ces femmes ont pu faire des choix rationnels, il est plus probable que beaucoup ont été influencées par le biais du présent et regretteront leur décision si le cancer récidive », pensent les deux experts.

La prise de décision partagée

Quelles sont les répercussions de tous ces biais cognitifs ? Aux yeux des Drs Finkelstein et Ozdemir, elles sont terribles. « Ces biais sont probablement si omniprésents qu’ils remettent en question la capacité du patient à vraiment prendre des décisions éclairées. »

Quelle est la solution ? Que le médecin prenne lui-même les décisions ? « Les professionnels de la santé sont soumis à plusieurs des mêmes biais que les patients », réplique Mme Giguère. Et ils ont aussi leurs propres distorsions. Les médecins, surtout en oncologie, ont par exemple tendance à surtraiter, soutiennent les experts de Singapour.

Pour la Pre Giguère, la solution réside dans la prise de décision partagée. Ce processus permet de tenir compte à la fois de la science et des valeurs du patient. « La prise de décision partagée requiert deux éléments, explique la professeure. Le professionnel de la santé doit d’abord fournir au patient des informations sur les avantages et les inconvénients des options avec des données probantes. Ensuite, ce dernier doit exprimer ses préférences. La décision est prise par les deux parties à la lumière de ces deux angles (encadré 2). »

Bien des professionnels de la santé estiment qu’ils recourent déjà à la décision partagée. « Mais si on leur demande : “Est-ce que vous communiquez au patient les données venant des études ?” Ils répondent non. La prise de décision partagée exige cette étape. Souvent, on confond prise de décision partagée et soins centrés sur le patient », précise la chercheuse.

Dans son cabinet, le médecin n’a toutefois pas forcément toutes les données en tête ni les chiffres sous la main. « C’est pour ça qu’il faut des outils. Les aides à la décision permettent entre autres de présenter les données des études. »

Ces outils peuvent prendre la forme de documents, de feuille imprimée, de pages Web parfois interactives. Ils exposent au patient le choix qu’il a à faire ainsi que les avantages et les risques de chaque option. Ils présentent les données probantes, souvent graphiques à l’appui, et aident le patient dans sa réflexion.

Du côté anglophone, le site de l’Hôpital d’Ottawa offre une liste impressionnante d’aides à la décision sur des sujets qui vont de l’acné à la maladie d’Alzheimer. Ces instruments ont été créés par différents organismes comme Healthwise, la clinique Mayo et différentes universités.

Du côté francophone, la Dre Giguère a conçu la Boîte à déci­sion (encadré 3). Ce site comporte des outils en français sur des sujets touchant les personnes âgées et les adultes en général.

Pour éviter les biais cognitifs, les outils des deux sites ré­pon­dent à des critères établis par l’International Patient Decision Aid Standards.

Les zones grises

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Quand doit-on utiliser la prise de décision partagée ? « Nous la recommandons surtout dans les cas de zones grises, lorsqu’il y a plusieurs options comprenant chacune des avantages et des inconvénients. Je pense qu’il est essentiel d’employer ce processus lorsqu’il y a une incertitude. Certains médecins vont cependant dire qu’il faut y recourir tout le temps », affirme la Pre Giguère.

À cause des biais cognitifs des patients, les Drs Ozdemir et Finkelstein, eux, ont des réserves concernant la prise de décision partagée. « Nous ne recommandons pas de l’abandonner, précisent-ils, mais nous suggérons d’y incorporer des stratégies pour éviter les biais ainsi que des aides à la décision pour le patient. » Ces derniers outils, soulignent-ils, augmentent les connaissances des gens sur leur maladie, réduisent les conflits liés au choix, rendent le processus de décision plus satisfaisant et diminuent les regrets liés à l’option sélectionnée.

Les chercheurs suggèrent également de recourir à des tierces parties : infirmières ou travailleurs sociaux. Ces professionnels sont eux aussi capables de fournir des informations pertinentes de manière neutre et objective. « On s’attend également à ce qu’ils aient plus de temps que les médecins pour discuter avec le patient afin de comprendre ses préférences et ses valeurs. On pense également que les patients s’exprimeront plus librement en leur présence. » //