Entrevues

Entrevue avec Mme Danielle McCann, ministre de la Santé

Capitation, délégation d’actes et augmentation du taux d’inscription

Emmanuèle Garnier  |  2019-06-06

Pour Mme Danielle McCann, ministre de la Santé et des Services sociaux du Québec, la capitation, qui pourrait éventuellement constituer jusqu’à 65 % de la rémunération des médecins de famille, a de grands avantages. Entre autres, permettre aux omnipraticiens de déléguer plus d’actes et ainsi de prendre en charge plus de patients.

M.Q. — Pourquoi désirez-vous introduire la capitation dans le mode de rémunération des médecins de famille ?

D.M. – Parce que cela donne énormément de possibilités. On parle d’un mode de rémunération mixte, à l’acte et par capitation, où le volet capitation est majoritaire. Ce mode, qui existe dans d’autres provinces du Canada, comme l’Ontario et le Nouveau-Brunswick, a fait ses preuves. En fait, il permet de rémunérer davantage le médecin pour la prise en charge de patients que la rémunération à l’acte. La capitation donne également aux médecins deux avantages : la possibilité d’utiliser [pour leurs consultations] des technologies comme Internet et le téléphone, mais aussi de déléguer des tâches à d’autres professionnels, que ce soient les infirmières praticiennes spécialisées, les infirmières, les travailleurs sociaux, les psychologues, sans qu’il y ait de répercussions sur leur rémunération. Notre objectif est de faire en sorte que tous les Québécois et Québécoises aient un médecin de famille et aient accès à une équipe multidisciplinaire. On veut atteindre ce but au cours de notre mandat. Pour y arriver, il faut un changement du mode de rémunération.

M.Q. — Quels problèmes du réseau de la santé cela réglerait-il ? Pensez-vous que cela augmenterait la prise en charge ?

D.M. – Absolument, parce qu’actuellement le médecin est rémunéré davantage pour les actes qu’il fait. La capitation représente la partie moins importante de sa rémunération, et nous voulons inverser cela. De cette manière, le médecin sera rémunéré au moment où il prendra en charge des patients et sera moins payé pour les actes qu’il fera. Il pourra donc prendre en charge davantage de personnes sans que sa rémunération soit touchée. Il pourra également prendre plus de patients, parce qu’il délèguera davantage. S’il y a des suivis qui doivent être faits, il les déléguera à d’autres professionnels. Il pourra également utiliser davantage Internet. Actuellement, un médecin qui veut employer Internet pour intervenir auprès du patient ou consulter un médecin spécialiste, par exemple dans le cadre du programme E-consult, qui est actuellement un projet pilote, n’est pas rémunéré.

M.Q. — Le médecin de famille serait ainsi payé pour les consultations par Internet ou par téléphone, que ce soit avec le patient ou le spécialiste.

D.M. – Exactement, il n’y a pas de rémunération à l’acte prévue par la Régie de l’assurance maladie du Québec pour ces activités. Cela devrait se faire par capitation pour l’ensemble de la prise en charge du patient. Je vous dirais que c’est une modernisation de la pratique de la médecine familiale. Le problème qui serait réglé, comme vous me le demandiez, ce serait entre autres l’inscription de plus de citoyens qui attendent dans le guichet d’accès pour un médecin de famille. On en a 500 000 actuellement, et il y a également, en plus, un million de Québécois qui n’ont pas de médecin de famille. Les patients iraient de moins en moins à l’urgence en ambulatoire et davantage à la clinique. Mais pour cela, il faut d’autres mesures que la capitation. Il faut également que l’accès adapté soit inclus dans les changements que l’on veut faire. Il faut l’utilisation majoritaire, et même totale, par les médecins de famille des modalités de l’accès adapté et du Rendez-Vous Santé Québec. On en discute de façon continue avec le président de la FMOQ, le Dr Louis Godin, et son équipe. Le dossier progresse.

 

M.Q. — Certaines personnes craignent que la capitation diminue la productivité des médecins qui pourraient faire moins d’actes.

D.M. – Moi, je pense qu’au contraire la productivité pourrait augmenter. On entend sur le terrain des médecins dire qu’ils aimeraient utiliser entre autres Internet et avoir plus de souplesse dans la façon dont ils interviennent auprès des patients. Et il y a également beaucoup de médecins très intéressés par une pratique interdisciplinaire. Donc, je pense que l’important, c’est de soutenir nos médecins de famille. Actuellement, la pression est forte sur eux, parce qu’ils sont obligés, dans un mode de rémunération qui n’est pas adapté à une pratique moderne, de faire beaucoup d’actes. Avec un nouveau mode, ces actes pourraient être repris par d’autres ou faits différemment. Je pense que la capitation offrirait un contexte plus favorable aux médecins de famille et que, dans ce cadre-là, leur productivité augmenterait probablement.

 

M.Q. — Certains ont peur que la capitation pousse les médecins de famille à prendre en charge une clientèle moins lourde.

D.M. – Je crois qu’avec une équipe multidisciplinaire à qui il peut déléguer des actes, le médecin de famille est en meilleure position pour prendre des patients plus lourds. (…) Avec la capitation qui favorise la délégation, il va davantage s’occuper de ce type de personnes. On a tous une responsabilité morale et sociale concernant la prise en charge de ces patients, parce qu’ils ont davantage besoin d’un médecin de famille. Nous, ce que nous voulons, c’est créer des conditions favorables pour soutenir nos médecins de famille pour qu’ils puissent voir, avec une équipe multidisciplinaire, dans un cadre favorable à de la délégation de tâches, ces patients plus lourds.

 

M.Q. — Actuellement, la rémunération des médecins de famille qui pratiquent dans les cliniques comporte des forfaits qui représentent 31 % de leur rétribution. Vous voudriez donc augmenter ce pourcentage ?

D.M. – Effectivement, dans le mode mixte dont je vous parle, la majeure partie de la rémunération serait de la capitation. On a des discussions sur ce sujet avec la Fédération. On n’a pas encore arrêté un pourcentage, mais on est d’accord sur le principe selon lequel la capitation constituerait plus de 50 % de la rémunération. On a encore des discussions pour déterminer le taux. On sait que différentes expériences ont été faites avec divers taux de capitation. On va les analyser. (…)

 

M.Q. — Vous avez parlé d’inverser la proportion de la rémunération à l’acte et des forfaits. Ainsi, à la rétribution des médecins de famille pourrait être constituée, par exemple, à 65 % de forfaits ?

D.M. – Cela pourrait aller jusque-là. C’est une hypothèse.

 

M.Q. — La FMOQ vient de présenter son Plan d’action sur l’accessibilité (article suivant) dans lequel les forfaits accroissent la rémunération forfaitaire des médecins à 36 %. Vous voulez aller bien au-delà.

D.M. – Oui, mais je souligne que des pas dans cette direction-là continuent à être faits. Ce que vous venez de dire montre que la FMOQ progresse dans le sens d’un mode de rémunération qui favorise la prise en charge. (…) Le plan d’accès de la Fédération est très positif.

 

M.Q. — Envisagez-vous d’autres mesures pour augmenter l’inscription et la prise en charge de patients ?

D.M. – Je pense que cette mesure est probablement la plus importante. C’est elle qui va donner le plus d’oxygène au système et qui va favoriser davantage l’accès à un médecin de famille pour les patients qui sont sur le guichet. Il y a aussi les infirmières praticiennes spécialisées qui vont pouvoir déployer complètement leurs compétences. (…) On en a à peu près 600 actuellement. Il y en a 200, dont la plupart en première ligne, qui obtiendront leur diplôme cette année.

 

M.Q. — Pendant son mandat, Gaétan Barrette parlait d’un taux d’inscription de 85 % et de pénalités. Avez-vous écarté ce concept pour une autre stratégie ?

D.M. –En fait, la stratégie dont je vous parle a justement pour but d’accroître le taux d’inscription. En Ontario, quand le mode de rémunération a changé, le taux d’inscription de la population a augmenté à 95 %.

 

M.Q. — Écartez-vous les pénalités liées à la non-atteinte du taux de 85 % ?

D.M. – Depuis mon entrée en fonction, nous travaillons de concert avec la Fédération des médecins omnipraticiens. Elle nous a amené les mesures dont vous me parliez pour continuer d’augmenter l’accès des citoyens à un médecin de famille. Nous discutons également de mesures comme le changement de mode de rémunération. (…) Nous avons une approche de collaboration. (…) Nous ne sommes pas rendus à un taux d’inscription de 85 %, mais il s’est accru. Nous voulons qu’il s’accroisse beaucoup plus que cela. C’est pour cette raison que les mesures proposées par la FMOQ nous intéressent. La modification du mode de rémunération va beaucoup augmenter, à notre avis, l’offre de service.

 

M.Q. — Et le taux d’assiduité ? Certains médecins disent qu’ils ne prennent plus de patients pour ne pas nuire à leur taux d’assiduité, et certaines cliniques n’offrent plus de consultations sans rendez-vous pour la même raison.

D.M. – Il y a deux éléments dans votre question. D’abord, il faut s’occuper des patients orphelins. J’ai eu des discussions là-dessus avec le Dr Godin, et nous sommes d’accord : en attendant que tous aient un médecin de famille, nous allons renforcer les services de consultation sans rendez-vous dans certains endroits au Québec. Nous repérons actuellement ces milieux. Certaines cliniques sont intéressées par ce projet. Vous avez également vu nos cliniques d’hiver. Leur but était de s’occuper notamment des patients orphelins. Mais il demeure que notre objectif est d’arriver à ce que les Québécois et les Québécoises aient tous accès à leur médecin de famille dans l’équipe où ils sont inscrits (…). Le taux d’assiduité dont vous parlez est un taux d’assiduité dont les médecins s’acquittent dans une clinique donnée. Quand nous arriverons à terme, nous pourrons toujours garder un taux d’accès, mais nous l’appliquerons probablement différemment. Nous ne sommes cependant pas rendus là. Nous pourrons le faire dans le cadre du changement de mode de rémunération. Pour le moment, nous maintenons le taux d’assiduité. (…) Actuellement, 60 % des personnes qui ont un médecin de famille se rendent encore à l’urgence. C’est trop. (…)

 

M.Q. — En ce qui concerne les médecins spécialistes, comptez-vous leur demander d’hospitaliser davantage de patients pour alléger la tâche des médecins de famille qui doivent aussi travailler en première ligne ?

D.M. – Nous avons des discussions à cette fin avec la Fédération des médecins spécialistes. Il y a eu des avancées dans le dossier, mais il y a un certain nombre d’hôpitaux au Québec où il y a encore des progrès à faire. Nous avons donc des discussions pour réunir les conditions pour que les médecins spécialistes puissent prendre en charge davantage de patients hospitalisés et dégager les médecins de famille pour leur permettre d’aller en première ligne. C’est sûr que dans certains milieux, comme dans les régions plus éloignées, une plus grande implication des médecins omnipraticiens dans les hôpitaux va demeurer. C’est normal. Mais pour des endroits dans la couronne de Montréal, où il y a encore du travail à faire là-dessus, on est en discussion et en travaux pour que la situation évolue. //