une approche avant-gardiste et efficace
Le leader d’un organisme est-il forcément celui qui est au sommet de la hiérarchie ? « Ce mythe est complètement dépassé. C’est comme s’il n’y avait qu’un seul leader dans une organisation », souligne M. Denis Chênevert, professeur à HEC Montréal.
Aujourd’hui, les structures, les situations et les défis sont trop complexes. « On ne peut plus mettre entre les mains d’une seule personne la destinée d’une organisation et d’un groupe d’employés. » La charge est trop lourde. « On le voit de plus en plus avec les problèmes d’épuisement. Il faut que ce poids puisse être réparti entre plusieurs personnes », affirme le Pr Chênevert, également directeur du Pôle Santé HEC Montréal, une plateforme consacrée aux connaissances sur les meilleures pratiques en gestion de la santé.
Dans le secteur médical, bien des médecins ont le réflexe de tout faire eux-mêmes quand ils sont chefs d’équipe. « Vous ne pouvez être plus performant que ne l’est votre équipe. Par conséquent, vous ne pouvez porter sur vos épaules l’ensemble de la responsabilité des résultats. Il faut être capable de partager ce poids et de faire participer les autres au leadership », a d’ailleurs expliqué le professeur aux médecins de famille au dernier congrès des membres de la FMOQ.
Le leadership partagé est l’une des composantes du leadership moderne. Ce dernier englobe tous les types de leadership : les leaderships situationnel, transformationnel, transactionnel, directif, etc. « Il n’y a pas un modèle de leadership qui fonctionne dans toutes les situations. Il faut choisir celui qui convient au contexte », mentionne le chercheur.
Le leadership partagé est particulièrement adapté au domaine de la santé. Mais une condition est requise : une grande collaboration au sein du groupe.
Le leadership partagé est un processus d’influence mutuelle. « Ce n’est pas une logique de haut en bas. Les gens s’influencent de manière transversale. Ils sont tous engagés dans le même projet. On pense toujours qu’il faut influencer quelqu’un d’autre. L’idée est plutôt d’influencer un projet avec les autres », mentionne l’expert.
Chaque membre a son rôle. « Chacun est responsable de sa sphère d’activité et des résultats auxquels il contribue. Il doit s’occuper des problèmes dans son secteur au lieu d’attendre que le médecin de la clinique prenne toutes les décisions pour tout le monde. »
Mais que partage-t-on précisément dans le leadership partagé ? D’abord, la recherche de solution. Une équipe ne peut pas continuellement laisser la même personne régler tous les problèmes. « Pourquoi ? Parce que cela risque de toujours amener le groupe dans la même direction, ce qui présente un danger, mentionne le Pr Chênevert. Il y a ce que l’on appelle le paradoxe d’Icare. Le fait de prendre constamment le même type de décisions, qui initialement était bénéfique, peut conduire un organisme à sa perte. À court terme, ces mesures peuvent fonctionner, mais éventuellement, l’environnement se modifie, les réalités changent et si on continue à confier à une seule personne l’ensemble des décisions à prendre, un jour ou l’autre ces dernières ne seront plus pertinentes. »
L’application des décisions prises doit aussi être partagée. Tout le monde doit mettre la main à la pâte. « Ce ne sont pas toujours ceux qui sont à la base qui doivent être les exécutants. »
Le leadership partagé implique également le partage de la responsabilité face aux résultats. « Le résultat final ne peut pas appartenir à une seule personne. Tous les membres de l’équipe sont engagés dans le même projet, comme le développement de la clinique. Ils doivent tous répondre du résultat », dit le Pr Chênevert.
Le Centre Médical Laval est un GMF-réseau d’une vingtaine de médecins. Sa chef, la Dre Catherine Marquis-Germain, recourt au leadership partagé sur tous les plans. Pour les grandes décisions, l’administration, le fonctionnement interne.
Tous les trois mois, elle réunit tous les professionnels de la santé non médecins de la clinique : les travailleurs sociaux, les infirmières, les pharmaciens, le kinésiologue et la nutritionniste. « On discute alors des enjeux et des défis. Par exemple, le partage des locaux. » Il y a seulement une dizaine de bureaux pour les quinze à vingt professionnels.
La Dre Marquis-Germain ne suggère pas d’emblée de solution. Elle interroge plutôt les participants. « Quels sont les inconvénients du partage actuel des locaux ? Comment voyez-vous les choses ? »
La médecin lance la discussion en rappelant les valeurs communes du centre. « Dans notre clinique, on croit que le partage des horaires défavorables ou des inconvénients doit être équitable envers tous les membres, explique-t-elle. On ne fonctionne pas par ancienneté. Le médecin qui vient d’arriver ne fera pas tous les quarts de travail défavorables. De la même manière, la nouvelle infirmière n’a pas à changer de local cinq fois par semaine. Il faut que tout le monde assume sa part d’inconvénients et bénéficie d’avantages comparables. »
La solution retenue est donc celle de l’équipe. Elle sera plus facile à gérer. Le résultat peut être très riche. « Les solutions qui émergent sont souvent très différentes de ce à quoi on avait pensé », affirme la Dre Marquis-Germain.
Mais qu’arrive-t-il quand, dans le cadre du leadership partagé, la discussion s’enlise ? C’est là où entre en jeu le pouvoir du chef. « À un moment donné, quelqu’un doit prendre la décision, déclare le Pr Chênevert. S’il y a de l’ambiguïté, un conflit ou une absence de consensus, une personne doit trancher. »
Le leadership partagé n’exclut pas l’autorité formelle. « Il ne s’agit pas d’un leadership sans paramètres, précise le professeur. On n’élimine pas la notion d’autorité. Il faut quand même des balises, des objectifs, des règles et des normes. C’est fondamental dans tous les types d’organisation. »
La Dre Marquis-Germain adopte également le leadership partagé en clinique. Il n’y a pas de structure hiérarchique dans l’équipe. « On travaille en collaboration. Peu importe qui dépiste, par exemple, un diabète mal maîtrisé, que ce soit moi, la nutritionniste, l’infirmière, le kinésiologue ou le pharmacien, ce professionnel va faire appel à l’expertise des autres. Il va solliciter leur aide et leur avis. Ce n’est pas nécessairement moi qui vais réunir l’équipe. À la fin, par ailleurs, c’est un peu le patient qui est le chef et va décider de ce qu’il veut. »
Dans ses projets, le Pr Chênevert va encore plus loin dans le leadership partagé. Comme chercheur, il travaille avec des équipes d’oncologie composées de divers professionnels de la santé : oncologue, infirmière, pharmacien, psychologue, etc. « Dans les rencontres pluriprofessionnelles, on accorde le droit de parole en premier à la personne au bas de la hiérarchie. Elle est la première à donner son avis sur le patient. Sinon, lorsque le médecin prend la parole dès le début et explique sa vision de la situation, plus personne n’ose s’exprimer. Cela crée un environnement où les gens ne parlent pas et ne se sentent pas utiles. C’est ce qu’on essaie de changer. »
Cette approche permet également de prendre en considération les différentes dimensions du patient. « Les préposés aux bénéficiaires sont ceux qui sont le plus régulièrement en contact avec lui et ils connaissent certaines facettes de sa vie que le médecin ignore. Les rencontres permettent le partage de ces informations », mentionne le professeur.
Le Pr Chênevert a participé en France à des études auprès de 35 équipes d’oncologie pour évaluer cette méthode. « Les résultats sont excessivement probants sur le plan de l’amélioration de la qualité du travail des soignants et de l’augmentation de la qualité des soins aux patients. » Le chercheur est en train de mettre en œuvre cette approche au CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal et le fera ensuite au CHU Saint-Justine, puis au Centre hospitalier de l’Université de Montréal.
Dans la Mauricie-Centre du Québec, le Dr Samuel Blain, qui pratique au GMF de l’Énergie, est à la tête d’une multitude de services et d’organismes, en plus de diriger une foule de projets. Il est notamment responsable des cliniques d’accueil, de santé et de bien-être des réfugiés de Trois-Rivières, de Drummondville et de Victoriaville, où il est le seul médecin.
Depuis trois ans, il ne voit plus de patients dans ces centres. Ce sont les infirmières, avec qui il est en contact par téléphone ou par textos, qui les traitent. « C’est plus que du leadership partagé, c’est du leadership transféré. Je deviens un consultant », dit-il. Les infirmières ont en main une ordonnance collective d’une quarantaine de pages : traitements contre les parasites, l’anémie ferriprive, etc. « Quand un problème de santé sort de ce cadre ou lorsqu’elles découvrent, par exemple, un cancer ou une tuberculose active, elles m’appellent. J’interviens alors avec mon expertise de médecin. »
Le clinicien reste ainsi le partenaire de ses collaboratrices. « C’est moi qui demeure responsable de la qualité de l’acte médical et de l’innocuité des soins », souligne le Dr Blain. La formule permet d’utiliser au maximum tous les champs de compétence et l’autonomie des infirmières qui ont aussi leurs responsabilités à assumer. Ces collaboratrices deviennent ainsi la figure centrale des soins aux patients.
Cette approche ne va pas sans un sentiment de perte pour le médecin. « On n’a plus cette relation privilégiée avec le patient. On n’est plus celui qui change sa vie. On aime qu’il nous apprécie et avoir les retombées positives de ce lien. »
Le Dr Blain voit cependant toutes les possibilités du nouveau rôle que peuvent jouer les omnipraticiens. « Pour moi, cette formule augmente notre capacité d’intervenir. Je me considère beaucoup plus comme un coordonnateur de soins que comme le thérapeute unique qui va changer la vie des gens. Avant, j’étais l’acteur principal d’une pièce et maintenant j’en suis le metteur en scène. Dans cette fonction, ma gratification est décuplée. Je peux ainsi faire plein de pièces de théâtre, mais je ne peux pas toutes les jouer. »
Le leadership partagé amène un nouveau dynamisme dans une équipe. « Chacun peut se saisir d’une part de ce leadership et assumer une partie des responsabilités à l’égard des problèmes ou des éléments qu’il peut faire progresser dans son organisation », indique le Pr Chênevert.
À Laval, par exemple, le GMF Médi-Centre Chomedey a dû revoir son processus d’orientation des patients. Il manquait une infirmière et des travailleurs sociaux. « On s’est tous assis ensemble pour regarder comment on pouvait prioriser les cas », explique la Dre Arianne Lespérance, chef du GMF.
Les médecins, à la demande de leur collègue, ont ainsi entrepris de bien sélectionner leurs demandes de suivis infirmiers. Les quatre pharmaciens, eux, ont étudié la possibilité de participer au suivi des maladies chroniques. « Les infirmières, pour leur part, ont rencontré ces derniers pour voir comment, ensemble, ils pourraient se partager la tâche. Les deux groupes ont également regardé comment s’adresser mutuellement des patients. Les infirmières ont donc pu mieux utiliser l’expertise des pharmaciens. Ces échanges ont accru l’interdisciplinarité », souligne la Dre Lespérance.
Les travailleurs sociaux, avec qui la médecin a collaboré pour le volet psychosocial, ont revu, de leur côté, les cas sur la liste d’attente pour les réorienter. Ils ont aussi créé un bottin de ressources extérieures afin d’aider les autres professionnels à diriger leurs patients.
« J’ai l’impression que si ce n’est pas déjà le cas, le leadership partagé sera appliqué dans tous les GMF de demain. C’est agréable de travailler ainsi », affirme la Dre Lespérance.
Ce type de leadership peut aussi être appliqué à un niveau supérieur. « Avec les changements que l’on vit actuellement, comme la création de l’agence Santé Québec, nous sommes à la croisée des chemins. Nous devons relever le défi de l’innovation en misant sur la capacité de leadership de tout un chacun », estime le Pr Chênevert.