Questions... de bonne entente

Demandes de soins et capacité de les offrir

adaptez vos solutions aux contraintes d’aujourd’hui

Michel Desrosiers  |  2023-11-01

Le Dr Michel Desrosiers, omnipraticien et avocat, est directeur des Affaires professionnelles à la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec.

La pandémie semble avoir précipité différents changements de fond dans notre société : le télétravail est devenu courant, au point où certains fonctionnaires fédéraux ont fait la grève pour éviter de devoir se rendre au bureau. Et elle est invoquée comme cause de toutes sortes de nouvelles réalités : pénurie de main-d’œuvre, fermeture de services pendant certaines plages horaires, perturbation des chaînes d’approvisionnement et inflation. Mais est-ce toujours la COVID qui explique ces changements ?

La Grande Peste qui a balayé l’Europe pour la première fois sur trois ans au milieu du XIVe siècle a transformé la société de l’époque. Des femmes, qui n’auraient jamais pu jouer un autre rôle que celui de mère de famille, sont alors devenues des artisanes, et même des propriétaires d’entreprise. La rareté de la main-d’œuvre a fait exploser les salaires de travailleurs manuels, provoquant une réévaluation de l’offre de services et une modification de la structure sociale.

On peut y voir une certaine similarité avec la situation que nous vivons aujourd’hui. Néanmoins, l’importance des deux événements est radicalement différente. La Grande Peste a tué près de la moitié de la population sur trois ans, et des gens de tous les âges. Au Canada, la pandémie de COVID-19 a tué moins de 0,2 % de la population et a touché surtout des personnes âgées dont elle a devancé la mort naturelle. Même si nous reconnaissons que la pandémie de COVID-19 était réelle et que certaines personnes souffrent de symptômes résiduels, il est difficile d’y voir la seule explication à ce que nous vivons maintenant.

Un facteur qui est peu abordé est l’effet de la démographie. Si on regarde la pyramide des âges au Québec et au Canada en 2021 (figure 1), on note un nombre important de personnes de 60 à 80 ans. Ce sont les « baby-boomers » de l’après-guerre. Ils arrivent à la fin de leur vie active, la majorité étant à leur retraite et consommant des services (logements, alimentation, voyages et soins de santé), sans pour autant faire partie de la main-d’œuvre qui en offre.

Toutefois, un deuxième phénomène attire moins l’attention immédiate. C’est la diminution du nombre de jeunes de 15 à 25 ans, par rapport à ceux de 25 à 35 ans. Or, c’est cette population (particulièrement les personnes de 15 à 25 ans) qui s’inscrit en formation pour différentes professions et qu’on espère voir venir gonfler les rangs des travailleurs.

Par conséquent, les sociétés québécoise et canadienne font face à des défis comparables : répondre à un besoin temporairement gonflé par une population vieillissante en faisant appel à une population de moins en moins importante de jeunes qui se joignent au rang des travailleurs. Les optimistes peuvent souligner que dans quinze ou vingt ans la situation sera probablement plus équilibrée, que le déséquilibre entre l’offre et la demande risque de se corriger tout seul. C’est vrai. Toutefois, les quinze ou vingt prochaines années risquent d’être difficiles.

Il va de soi que l’immigration (de jeunes ayant des qualifications professionnelles) pourrait venir compenser la pénurie en augmentant l’offre. Une nouvelle pandémie encore plus mortelle tuant rapidement surtout les personnes âgées pourrait aussi venir réduire la demande. Cependant, ce dernier scénario n’est certainement souhaité par personne. Et bien que l’immigration constitue une option possible, il est probablement plus prudent de concevoir les solutions en fonction de la réalité actuelle et du vent de face de la démographie dans notre quête de moyens pour régler les problèmes de la société.

Les sociétés québécoise et canadienne font face à des défis démographiques comparables : répondre à un besoin temporairement gonflé par une population vieillissante en faisant appel à une population de moins en moins importante de jeunes qui se joignent au rang des travailleurs.

Faisons un pas en arrière

Chaque génération a ses propres défis à relever. C’est vrai ! Et les solutions tiennent compte de la réalité de l’époque en question. Prenez 1968, par exemple. Les Beatles viennent de lancer Back in the USSR. Les manifestations contre la guerre du Vietnam se sont intensifiées à partir de l’offensive du Têt en janvier qui démontrait que la version du gouvernent américain (« Nous sommes sur le point d’écraser les Viet Cong. ») n’était que pure fabulation. Un tiers des voyages entre l’Europe et l’Amérique se faisaient à l’époque en paquebot. Le moyen privilégié pour consigner des informations était alors la dactylo électrique, en particulier l’IBM Selectric, une source importante des revenus de cette entreprise. Et il y avait la course pour envoyer des astronautes sur la lune (et les ramener) qui évoluait depuis le début de la décennie.

Les Beatles ne sont plus. L’URSS et la BOAC non plus. Les espions russes (le sujet de la chanson) sont probablement maintenant des espions chinois. La trame sonore fait un usage ludique de l’enregistrement en stéréo, une réalité toute nouvelle à l’époque, qui est depuis devenue banale, puis a été remplacée par la quadriphonie et la réalité virtuelle. La guerre du Viet Nam s’est soldée par une défaite monumentale pour les Américains. Les paquebots se sont réinventés en bateaux de croisière, en divertissement plutôt qu’en moyen de transport, après une expérience quasi mortelle lors du choc pétrolier de 1972. Et après avoir envoyé six fois des astronautes sur la lune et les avoir ramenés avec succès, les Américains ont cessé d’y aller : trop coûteux en ressources et trop dispendieux une fois la course à l’espace gagnée. Ils font des projets pour y retourner, tandis que les Chinois se sont fixé un échéancier pour y aller. D’autres acteurs s’en sont tenus à envoyer des appareils robotisés d’exploration sur la lune, mais le nombre de pays ou de consortiums se compte sur les doigts d’une main. Plusieurs pays, dont le Japon, l’Inde et Israël, ont connu des échecs, même tout récemment, en cherchant à envoyer des appareils sur la lune. L’Inde a toutefois a enfin réussi un alunissage en août 2023. Bref, ça demeure un défi de taille.

Dans les années 1960, aller sur la lune exigeait de surmonter des obstacles énormes. En rétrospective, on peut se dire que si les Américains ont réussi, ça devait être facile. En réalité, il s’agissait d’un projet pharaonesque. Dans les années 1960, 20 % des ingénieurs aux États-Unis y travaillaient, soit comme employés de la NASA, soit comme employés d’un fournisseur de la NASA. Le nombre d’ingénieurs aux États-Unis durant cette décennie a presque doublé en dix ans. La solution de l’époque aux problèmes existants était simple : embaucher plus de professionnels.

La démographie était radicalement différente dans les années 1960 : les personnes âgées étaient peu nombreuses, et le nombre de jeunes de moins de 30 ans était en augmentation, ce qui garantissait une main-d’œuvre abondante pour les années à venir.

Toutefois, la démographie était radicalement différente (figure 2). Les personnes âgées représentaient un faible pourcentage de la population, et les jeunes de moins de 30 ans allaient devenir de plus en plus nombreux pendant les années à venir. Les baby-boomers faisaient leur entrée sur le marché du travail. Le nombre de jeunes qui cherchaient à s’instruire et à devenir des professionnels en tous genres grandissait année après année. C’était alors facile de trouver de la main-d’œuvre.

En avant vers l’avenir

Si notre capacité à recruter de nouveaux professionnels est limitée, quelles sont les solutions possibles aux besoins de notre société qui tiennent compte de notre réalité démographique actuelle ?

Retenir le personnel vieillissant

Eh oui ! Si on pouvait convaincre le personnel vieillissant de rester en poste, on pourrait réduire la perte nette de personnel, solution qui peut faire gagner un peu de temps. L’expérience quotidienne dans les milieux de la santé ne favorise pas la rétention du personnel, si ce n’est ceux qui se recyclent au privé. Et le défi démographique n’aide pas non plus, les pénuries de main-d’œuvre qui en découlent augmentant la charge de travail et les demandes grandissantes d’offrir plus d’heures de travail. L’inflation que nous vivons et qui semble devenir persistante pourrait constituer un autre moyen de motiver de jeunes retraités à reprendre le travail. Par ailleurs, les ordres professionnels peuvent contribuer à la solution en facilitant la réintégration de ces personnes ou en prévoyant des critères ou des programmes de recyclage pour les personnes qui ont quitté la profession et qui songent à y revenir.

Raccourcir la durée de la formation des différentes professions

C’est une voie qui peut sembler intéressante au premier coup d’œil. Raccourcir une formation d’un an augmente subitement le nombre de nouveaux diplômés d’une profession. Mais c’est un gain unique qui ne change rien au nombre total de personnes qui vont joindre la profession sur une période de dix ans, car le nombre total de personnes qui entrent sur le marché du travail ne change pas. Et une telle approche exige plus de temps des professeurs et des médecins formateurs, qui sont aussi déjà en nombre insuffisant.

L’immigration de personnel qualifié

Le Québec a besoin de professionnels francophones. La situation actuelle dans les pays francophones d’Europe fait en sorte qu’on peut y recruter des professionnels, mais rien ne nous garantit que cette situation va perdurer. Il y a aussi les pays d’Afrique du Nord et de l’Ouest, dont la démographie est radicalement différente de la nôtre. Néanmoins, d’autres pays peuvent également vouloir recruter les professionnels de ce continent, dont leurs pays d’origine. Et de répondre aux exigences du Collège des médecins n’est pas toujours chose facile pour ces diplômés venant de l’extérieur du Canada et des États-Unis. De plus, il y a toujours l’enjeu de l’intégration. Le recrutement d’immigrants qualifiés est un moyen valable, mais certainement pas une solution magique au problème.

Il est aussi possible de recruter des professionnels non francophones. Toutefois, apprendre le français constitue une barrière, et il faut être conscient que la maîtrise de la langue doit être élevée. Exercer sa profession dans une langue étrangère constitue un défi. Il se peut donc que ces professionnels occupent des postes inférieurs à ceux correspondant à leur formation. Ils aideront, certes, mais pas aussi directement que les professionnels qui maîtrisent déjà la langue.

Autosoins

Pourquoi ne pas mettre les patients à contribution ? C’était ce que cherchait à faire la SAAQ avec les conducteurs en mettant sur pied son portail numérique.

Certains patients n’y arriveraient toutefois pas à cause de leur problème de santé (pensez à bon nombre de patients âgés ou à ceux souffrant de troubles cognitifs). Par contre, d’autres pourraient très bien faire leur dépistage eux-mêmes, comme c’est le cas pour le cancer du sein depuis des années. Durant la pandémie, des guides pour orienter la conduite des patients en fonction de leurs symptômes ont vu le jour, faisant écho à des guides comparables pour la grippe. On peut en imaginer plusieurs autres.

Gérer les attentes des patients

Bon nombre de médecins ont choisi la médecine familiale pour le volet relationnel avec les patients. Et au Québec, malgré la pénurie, les médecins semblent plus accessibles que bien d’autres professionnels et jouent donc parfois le rôle de consultants ou offrent du soutien psychologique. Beaucoup de patients tiennent ces rôles pour acquis, sans se rendre compte que le recours à d’autres professionnels libérerait du temps et permettrait à leur médecin d’offrir des services à d’autres patients ou d’être simplement plus accessible. Favoriser le recours à d’autres professionnels peut avoir des répercussions économiques ou nécessiter le remboursement du coût de certains services professionnels qui ne sont pas visés par l’assurance maladie. Cette solution mérite tout au moins qu’on s’y attarde.

Il n’est pas question ici de verser dans la caricature ni de demander aux médecins d’effectuer chacun deux cents consultations par jour. Il y a sûrement moyen de réduire la durée des consultations et ainsi d’améliorer l’accessibilité des médecins. Toutefois, c’est un sujet délicat. Les patients peuvent facilement avoir l’impression qu’on les blâme pour le problème. Et cela peut provoquer chez plusieurs médecins le deuil de la pratique humaine et amicale, soit le modèle qui les a amenés à choisir la médecine familiale.

Les visites virtuelles

Les téléconsultations et les échanges téléphoniques sont rapidement devenus des outils indispensables durant la pandémie, et personne ne veut retourner en arrière. Mais il est possible d’aller encore plus loin. Certains patients peuvent probablement recevoir les soins requis sans voir leur médecin. Les patients ayant des besoins surtout de dépistage pourraient mettre à jour leurs antécédents familiaux dans une application mobile. À l’aide de cette information, le médecin pourrait juger des tests requis, les prescrire et recevoir par la suite les résultats. Selon les résultats, il pourrait juger si une visite est nécessaire et en informer le patient, sans jamais le voir ni lui parler. Plusieurs patients pourraient y voir une amélioration de l’accessibilité du médecin, bien que d’autres pourraient s’y objecter. Tant que ce genre de services est rémunéré, ce pourrait être un moyen de répondre aux besoins d’une partie de la population, soit probablement celle qui a le moins besoin de soins assidus.

Réduire le volet administratif de la pratique

C’est un grand chantier avec deux composantes : 1. éliminer ou du moins réduire les visites à faible valeur ajoutée et 2. réduire les multiples demandes faites aux médecins ou le temps requis pour y répondre en uniformisant ou en simplifiant des formulaires ou en les éliminant. Dans ce deuxième volet, on doit se pencher sur le suivi des analyses de laboratoire. Il y a sûrement moyen de réduire le temps que les médecins passent à vérifier que des tests prescrits ont été faits et d’en revoir les résultats. Les ordinateurs, adéquatement programmés, peuvent être des alliés précieux pour des tâches de ce genre. Beaucoup de ce travail ayant lieu après les heures de bureau, la réduction de ces tâches améliorerait sans doute la qualité de vie des médecins. Bien qu’il y ait des enjeux de qualité et de gestion du risque pour les patients, l’importance du problème mérite qu’on s’y attarde et qu’on trouve des solutions.

Il faut tenir compte de notre capacité limitée de recruter de nouveaux professionnels lorsqu’on se fixe des objectifs et qu’on propose des solutions.

La réduction des visites inutiles se traduirait possiblement par une augmentation de l’accessibilité des médecins qui pourraient offrir des services à d’autres patients. Quant à la réduction de la paperasse et du suivi des analyses de laboratoire, force est de constater que plusieurs médecins consacrent du temps personnel à ces activités, la fin de semaine, le soir chez eux, et même en vacances afin de ne pas prendre de retard. Il est donc peu probable que le temps libéré se traduise par une plus grande disponibilité pour des visites additionnelles. Mais c’est un moyen de retenir les médecins ou de rendre la profession plus attractive pour ceux qui ont le potentiel de devenir médecins.

Mise en garde sur les solutions technologiques

La technologie n’est pas une panacée, mais elle a permis d’affronter certains défis sans faire appel à autant de professionnels que par le passé. L’exploration lunaire et planétaire reprend depuis dix ou vingt ans, et plusieurs pays et acteurs privés sont actifs dans ce secteur. Il est même question que les Américains et les Chinois envoient de nouveau des astronautes sur la lune. Si la miniaturisation et la maturité des technologies de propulsion y sont pour quelque chose, les développements en informatique, tant en ce qui a trait à la capacité des ordinateurs que des logiciels, permettent désormais d’effectuer ces travaux avec moins d’ingénieurs que dans les années 1960.

Il faut toutefois reconnaître les limites de la technologie. Des problèmes informatiques ont été à l’origine de plusieurs mésaventures : des lancements manqués et des impacts lunaires destructeurs qui devaient être des alunissages en douceur. De tels résultats catastrophiques ne sont pas acceptables en médecine. Toutefois, il faut être conscient que le refus de l’innovation technologique risque de priver une proportion importante de la population de soins, ce qui n’est pas plus acceptable.

La technologie n’est pas une solution miracle et comporte son lot de risques. Mais force est de constater qu’elle a le potentiel de nous permettre d’offrir plus de services sans faire appel à autant de professionnels que par le passé.

Plusieurs petites solutions mises à contribution

Il ne faut pas être déçu de l’absence de remède magique unique pour régler la disparité entre les besoins et l’offre actuelle. La bonne solution sera composée de multiples éléments. Le bon côté de cette réalité est qu’elle existe et que vous saurez sans nul doute en imaginer plusieurs. Pour mettre de l’avant des réponses réalistes, il faut d’abord être conscient de la source du problème et des contraintes que nous impose la démographie actuelle. Nous pourrons alors favoriser des moyens réalisables et faire ensemble un bout de chemin pour répondre aux besoins de la population sans nous brûler à la tâche. Comme clients de fournisseurs de logiciels et d’autres services, exigez des solutions à vos problèmes ! La Fédération a sa part à faire, et elle en est consciente. Travaillons tous ensemble. À la prochaine ! //