quand un troisième avis est nécessaire
Un préposé aux bénéficiaires qui se fait mal au dos en rattrapant une patiente, une conductrice de camion blessée dans un accident de circulation, un travailleur d’abattoir heurté par une carcasse… Chaque année, des dizaines de milliers de personnes subissent des lésions professionnelles. En 2021, elles étaient 135 445 à faire une réclamation à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST).
Tout cependant ne se passe pas toujours bien. Il arrive qu’un désaccord de nature médicale survienne entre le médecin traitant du travailleur et le médecin désigné par son employeur ou la CNESST. Un troisième clinicien peut alors entrer en jeu, celui du Bureau d’évaluation médicale, un organisme indépendant de la CNESST.
« Nos soixante-cinq médecins membres ont pour mandat de produire des avis médicaux dans les dossiers en litige, explique le Dr Joël Girardin, directeur médical du Bureau d’évaluation médicale. Ils peuvent se pencher sur cinq sujets : le diagnostic, la date de consolidation de la lésion, les traitements, les atteintes permanentes et les limitations fonctionnelles. »
Après avoir pris connaissance du cas qui lui est confié, le médecin du Bureau d’évaluation médicale examine le travailleur pour se faire sa propre opinion. Il ne donnera pas tort ou raison au praticien de l’une ou l’autre partie, mais fournira un troisième avis, neutre et impartial. Un aspect qui plaît beaucoup à la Dre Janick Laberge, une omnipraticienne membre du Bureau depuis cinq ans. « Lorsqu’on est le médecin de l’employeur ou du patient, on peut ressentir des pressions, ce qui peut teinter notre jugement. Au Bureau d’évaluation médicale, j’ai une grande liberté dans mes évaluations médicales. »
Si la lésion n’est pas consolidée, le médecin du Bureau peut suggérer des tests ou des traitements supplémentaires. Il peut également poser un nouveau diagnostic. « Lorsqu’un travailleur a de la difficulté à se rétablir, il arrive que le médecin évaluateur découvre des lésions qui n’avaient pas été remarquées à l’origine », indique le Dr Denis Drouin, qui s’est lui aussi joint à l’organisme il y a cinq ans. Le médecin du Bureau d’évaluation médicale a même la latitude de déterminer la date de consolidation et d’établir des limitations fonctionnelles ainsi que des atteintes permanentes.
Quelle influence a-t-il sur l’évolution du dossier ? La CNESST est liée par son avis, c’est-à-dire qu’elle doit en tenir compte dans sa décision. Tant le travailleur que l’employeur peuvent toutefois contester cette dernière devant le Tribunal administratif du travail. « Le médecin du Bureau d’évaluation médicale n’a alors pas à défendre son évaluation devant le Tribunal, pas plus qu’il n’est responsable des soins qu’il suggère », précise le Dr Drouin qui exerce à temps partiel dans deux CHSLD.
Il arrive par ailleurs que des médecins traitants accueillent mal les avis du Bureau qui contredisent leurs conclusions. Normal. Mais ces avis provenant de médecins neutres peuvent aussi leur rendre service, indique le Dr Drouin. C’est le cas, par exemple, lorsqu’un médecin du Bureau d’évaluation médicale conclut que la lésion est consolidée. « Comme les médecins de famille ont une relation thérapeutique avec leurs patients, ils peuvent être mal à l’aise de le faire eux-mêmes lorsque le travailleur se plaint encore de la douleur. Mais si le plateau thérapeutique est atteint, la douleur seule n’est pas un obstacle à la consolidation, surtout si le patient a recommencé à travailler. Des collègues me disent qu’ils sont contents que ce soit le Bureau qui s’occupe de fermer un dossier, car ils peuvent ainsi préserver le lien de confiance avec leur patient. »
Le Bureau d’évaluation médicale joue un rôle critique pour les travailleurs concernés. Malheureusement, l’organisme manque d’effectifs. Et les conséquences peuvent être graves. « Si aucun membre du Bureau n’est disponible, les dossiers restent en attente, empêchant toute décision de la CNESST et tout autre recours pour les travailleurs et les employeurs, souligne le Dr Girardin. De plus, lorsqu’on intervient tardivement, il y a un risque que des lésions deviennent chroniques. Une situation difficile à inverser par la suite. »
Actuellement, des dossiers s’empilent. Par exemple, une quinzaine de cas de COVID-19 sont sur les tablettes, parce que le Bureau d’évaluation médicale n’a personne à qui les confier. Et ce n’est qu’un début puisque la CNESST serait en train de traiter plusieurs cas de COVID longue qui pourraient se rendre au Bureau dans les prochains mois. L’organisme cherche donc à recruter des cliniciens, notamment des médecins de famille. Les cas de syndrome post-COVID-19 pourraient ainsi être attribués à un omnipraticien se sentant à l’aise d’évaluer ce type de cas. Le Bureau peine également à trouver des cliniciens pour se prononcer sur des situations concernant l’usage du cannabis thérapeutique. « Un médecin de famille qui soigne des patients souffrant de douleurs chroniques serait bien placé pour donner un avis », estime le Dr Girardin.
La vaste majorité des dossiers du Bureau d’évaluation médicale concerne toutefois la chirurgie orthopédique. Du 1er avril 2021 au 31 mars 2022, l’organisme en a traité 6069, ce qui représente 63 % des dossiers qui lui sont soumis. La neurochirurgie arrive au deuxième rang avec 2436 cas. La médecine familiale vient en cinquième place avec 177 cas.
En règle générale, les dossiers qui relèvent d’une spécialité sont évalués par des médecins de la même spécialité. Quels cas sont dirigés vers les omnipraticiens ? « Nous leur attribuons ceux qui concernent un litige entre deux médecins de famille, répond le Dr Girardin. Il s’agit souvent de cas de lésions musculosquelettiques ou encore de lésions multiples, comme une blessure aux épaules et une commotion cérébrale. Les dossiers de troubles d’adaptation et de dépression peuvent aussi être traités par des médecins de famille. »
Actuellement, le Bureau ne compte que trois omnipraticiens dans ses rangs. « Idéalement, il nous en faudrait dix, calcule le Dr Girardin. Après la psychiatrie, c’est en médecine familiale qu’il nous manque le plus de cliniciens. »
En moyenne, produire un avis pour le Bureau d’évaluation médicale prend de deux à six heures, ce qui inclut l’étude du dossier, l’examen médical, la dictée de l’avis et sa révision. Certains cas complexes peuvent demander jusqu’à dix heures de travail. La rémunération comprend un montant fixe par cas évalué qui peut être accru par des codes de complexité.
La Dre Janick Laberge compare cette tâche à de la gymnastique intellectuelle. « C’est très stimulant, dit celle qui est aussi artiste en arts visuels et auteure. Il faut faire preuve d’un esprit d’analyse et de beaucoup de jugement. On doit également s’assurer que notre avis respecte le cadre de la Loi sur les accidents de travail et les maladies professionnelles. »
Pour sa part, le Dr Denis Drouin trouve enrichissant le fait de travailler en compagnie de médecins de disciplines diverses. « Mes voisins de bureau sont des orthopédistes, des neurochirurgiens, des psychiatres, des chirurgiens plasticiens. Il y a un beau climat de collégialité, et les échanges sont fréquents. »
Cette pratique médicolégale permet également aux médecins de vivre des moments de grande satisfaction professionnelle. C’est arrivé à la Dre Janick Laberge pendant qu’elle examinait un travailleur souffrant d’une entorse lombaire. « En faisant le test du clonus, j’ai constaté qu’il était positif aux deux pieds. Je l’ai mentionné dans mon rapport en suggérant au médecin traitant de faire des examens supplémentaires pour vérifier la présence d’un trouble médullaire ou d’un autre problème d’origine centrale. » De fait, l’omnipraticienne a su plus tard que l’homme avait une importante sténose de la moelle épinière.
Le Dr Denis Drouin a lui aussi vécu une histoire semblable. En examinant une femme en congé de maladie pour une sciatalgie rebelle à tous les traitements, il s’est rendu compte qu’elle était plutôt atteinte de claudication. « Elle a été dirigée en médecine vasculaire et opérée la semaine suivante », raconte-t-il. Comme quoi, la médecine nous réserve toujours des surprises //