Des professionnels de la santé menacés
Le Dr Simon Maltais, chirurgien cardiaque, vient de lancer le code bleu. De nombreuses personnes doivent être sauvées. Il ne s’agit pas de patients, mais plutôt de professionnels de la santé. « Dans un hôpital, le code bleu est un moment critique où tout le monde laisse tomber les disputes, les obligations et va aider le malade », explique le spécialiste.
Ces travailleurs de la santé qu’il faut secourir sont semblables à ceux que l’on trouve dans le nouveau livre du spécialiste, Code bleu (Éditions de l’Homme), traduction de Healthcare Anonymous qu’il vient également de publier. Des chirurgiens de l’Institut de Cardiologie de Montréal, des spécialistes de l’Hôpital Pierre-Le Gardeur, des médecins de famille et d’autres professionnels de la santé s’y racontent.
Ils ont en commun cette même affection dont le Dr Maltais a souffert : la « maladie des soins de santé ». Un trouble que personne n’avait encore nommé. Ni défini. Plusieurs travailleurs de la santé connaissent l’épuisement professionnel, l’anxiété, l’alcoolisme ou la dépression, mais tous ces problèmes sont, selon le spécialiste, des manifestations aiguës d’un trouble plus profond.
« La maladie des soins de santé est un processus chronique où l’individu devient mal adapté à son travail à cause de l’environnement, mais aussi des mécanismes qu’il a développés, comme le perfectionnisme, ou des exigences qu’il s’impose. Un déséquilibre finit alors par apparaître, explique le chirurgien. Quand on arrive à la manifestation de la maladie, comme l’épuisement professionnel, il s’agit d’un épisode aigu. Si on ne corrige pas le problème de base, un autre événement va éventuellement se produire. »
Pour bien caractériser la maladie des soins de santé, le Dr Maltais reprend le modèle du triangle épidémiologique. Ainsi, une maladie est une interaction entre un hôte (l’organisme affecté), un agent (par exemple, un microbe) et l’environnement (les facteurs externes).
L’hôte est évidemment le travailleur de la santé atteint. Comment a-t-il été sélectionné ? « Le perfectionnisme apparaît comme un trait de caractère commun aux personnes susceptibles de souffrir de la maladie », indique le médecin dans son livre. Cette caractéristique est nourrie par des facteurs tels que la crainte de l’échec, la hantise de commettre des erreurs, la peur de la désapprobation et l’inquiétude de ne pas en faire assez.
L’agent, lui, consiste en un poison où se concentrent des facteurs prédisposant à la maladie des soins de santé. Il se compose d’éléments comme l’arrogance, l’exposition à des modèles de patrons abusifs, un environnement compétitif malsain et l’anxiété produite par un avenir professionnel incertain.
L’environnement joue lui aussi un rôle déterminant. Le réseau de la santé est un « milieu marqué par l’épuisement professionnel », souligne le livre Code bleu. Le système impose un volume de travail ingérable, des contraintes de temps déraisonnables, ne définit pas avec clarté les fonctions de chacun, permet l’absence de communication et de soutien de la part des gestionnaires et est le théâtre d’injustices.
La maladie des soins de santé prend différents visages. Elle peut se manifester sur le plan physique, psychologique, comportemental ou personnel. Les professionnels qui témoignent dans le livre en décrivent chacun diverses facettes à travers leur histoire. Certains ont eu des troubles cardiaques, ont souffert d’alcoolisme, d’autres étaient en proie à l’épuisement, à la colère et à la dépression, d’autres encore avaient perdu toute empathie, s’isolaient, devenaient cyniques. Certains ont même carrément quitté la médecine.
Le Dr Maltais a voulu agir. « Devant l’ampleur indescriptible des souffrances vécues par mes collègues du milieu de la santé, il est devenu clair à mes yeux qu’il me FALLAIT parler de cette maladie pour en arrêter la propagation et ouvrir la voie vers la guérison », indique-t-il dans Code bleu.
Comment tous ces professionnels en sont-ils arrivés là ? « Les soins de santé ont progressivement consommé les vies des personnes affectées par ces symptômes, de l’étape de la manifestation clinique – lorsque chacune de ces personnes constate que ses capacités à gérer les problèmes sont dépassées – jusqu’à celle du diagnostic, lorsque, malheureusement, la faculté de fonctionner dans l’environnement est supplantée par un déséquilibre important », écrit le spécialiste.
Le Dr Maltais lui-même a sombré. Lui qui, pourtant, incarnait la réussite. Jeune chirurgien cardiaque brillant, titulaire de surcroît d’un doctorat en génie biomédical, il jouissait d’une renommée mondiale entre autres en défaillance cardiaque. Vice-directeur de son département à la clinique Mayo, aux États-Unis, il multipliait les opérations, les articles scientifiques et les conférences.
Mais sans qu’il comprenne pourquoi, son monde se fissurait. « Plus j’opérais (parfois cinq patients dans la même journée), plus ma vie personnelle se désagrégeait. La qualité de mon sommeil s’est détériorée ; j’ai commencé à boire et à me nourrir de malbouffe. J’ai gagné presque 20 kilos (pas en muscles) et je n’avais plus de temps à consacrer à mon jeune fils. Ma compagne et moi nous sommes progressivement éloignés l’un de l’autre », raconte-t-il sans complaisance dans son livre.
Puis soudain, tout s’est mis à déraper. « J’ai vécu une série d’échecs personnels et professionnels qui semblaient sans liens entre eux, mais qui ensemble constituaient les symptômes de la maladie des soins de santé », explique-t-il maintenant. Il se retrouvait par ailleurs au cœur de disputes au travail, était régulièrement convoqué par les ressources humaines, se sentait dépressif, fatigué.
Le chirurgien entreprend alors un processus de guérison. « Je me suis dit que je n’allais pas vivre cette série de dépressions et d’épuisements professionnels pendant les vingt prochaines années. » Il fait alors une pause de deux mois en Thaïlande, analyse ce qui lui arrive, remet de l’ordre dans sa vie et commence la rédaction de son livre. C’était il y a deux ans. Il venait de quitter le Québec après y avoir pratiqué pendant deux ans.
Le spécialiste traite en médecin son mal de vivre. « Comme dans n’importe quelle maladie, il faut éliminer l’agent causal, agir sur l’environnement et soigner la personne. Pour guérir de la maladie des soins de santé, nous devons donc modifier notre approche : il faut intervenir sur notre perfectionnisme, nos liens avec le milieu, nos craintes, nos obligations et revoir notre horaire. Malheureusement, pour certains, la guérison passe par un changement de domaine. »
Le Dr Maltais, pour sa part, a trouvé toute une série de moyens pour s’en sortir. Des petits trucs, comme de cuisiner un plat complexe par semaine, jusqu’à des remises en question profondes, par exemple, sur sa relation avec le travail, sur l’équilibre dans sa vie. Chaque jour, maintenant, il s’assure que son temps est adéquatement partagé entre les activités liées à sa santé, le travail, les relations avec sa famille et son entourage ainsi que son engagement dans la collectivité.
Le changement est époustouflant. Auparavant, les journées du Dr Maltais commençaient à 6 h et finissaient à 19 h. Il opérait tous les jours de deux à quatre patients. Toutes les deux semaines, il partait donner des conférences ailleurs dans le monde.
Aujourd’hui, il exerce au Montana. Il n’opère qu’un patient par jour, trois ou quatre jours par semaine. Il fait ses exposés dans les congrès par vidéoconférence. « Maintenant, je contrôle mon horaire et je pratique avec des collègues exceptionnels que j’ai choisis. Je leur ai proposé un modèle hybride où on travaille en partie de la maison. On fait maintenant des visites à domicile virtuelles. On met beaucoup l’accent sur le temps personnel. Il n’y a pas de réunion le soir ou le matin à 6 h 30. Chacun de nous avons une semaine de congé par mois pour nous ressourcer. Mais quand on travaille, notre efficacité est décuplée. »
L’environnement de travail a aussi été adapté. « On a une garderie sur place pour les enfants. On organise des journées de yoga et, une fois par semaine, on amène de la nourriture santé à l’hôpital. On permet aussi à nos secrétaires de partir le vendredi à midi. On a ainsi ajusté l’horaire pour qu’il y ait d’autres sphères que le travail dans notre vie. »
Pour guérir, le spécialiste a dû lui-même changer. Il a mis fin à son arrogance, à son esprit de compétition, à son ego qu’il qualifie rétrospectivement de surdimensionné et à son ancienne propension à écraser les autres. Il ne se définit plus par son curriculum vitæ de 85 pages ou ses 4000 opérations. « Je suis un médecin, mais d’abord un mari, un papa, un frère, un ami. Je suis heureux, sobre et en bonne santé », a-t-il expliqué récemment à ses collègues dans un webinaire*. //
* On peut voir gratuitement sur le site de Caducée le webinaire du Dr Simon Maltais, Primum non nocere : comment prévenir et éviter l’épuisement professionnel, produit par la Fédération des médecins spécialistes du Québec.