Questions... de bonne entente

Patients prioritaires en attente–I

en quête de réalité

Michel Desrosiers  |  2024-04-09

Selon les récents propos du ministre de la Santé, il y aurait 13 000 patients prioritaires qui attendent en moyenne depuis plus d’un an, abandonnés par les médecins et le système ! Vraiment ?

Le Dr Michel Desrosiers, omnipraticien et avocat, est directeur des Affaires professionnelles à la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec.

Le ministre de la Santé a cassé bien du sucre sur le dos des médecins de famille avec son annonce surprise sur les statistiques relatives aux patients en grand besoin « abandonnés » par les médecins de famille. Les médias ont repris les propos du ministre en s’insurgeant contre les médecins de famille, avançant toutes sortes d’explications : les médecins prennent les cas faciles, leur syndicat fait de l’obstruction plutôt que de travailler dans l’intérêt des patients. Et le ministre s’appuie ensuite sur l’opinion publique découlant de ce battage médiatique pour justifier le recours à la matraque et imposer des contraintes aux médecins sur la prise de nouvelle clientèle. Qu’en est-il ?

13 000 patients

Selon une analyse sommaire des données du ministère, le nombre de patients vulnérables en attente sur le GAMF est surévalué, et le délai d’attente moyen réel des patients prioritaires ou qui le deviennent est également surestimé. Comment est-ce possible ?

Premiers constats nous faisant douter de la qualité des données

La clientèle du GAMF de priorité A est constituée de femmes enceintes, de patients atteints d’un cancer actif ou ayant besoin de soins palliatifs et de patients qui ont des idées suicidaires ou qui sont en psychose aiguë. Est-ce crédible que plus de 50 % des patients de priorité A ou B sans médecin de famille attendent depuis plus d’un an alors qu’à peine 6 % attendent depuis moins de trente jours ?

Poser la question, c’est y répondre ! On pourrait d’ailleurs croire que des journalistes se seraient tout au moins posé cette question de base, car une grossesse ne dure pas deux ans. Les données ne semblent pas crédibles ou du moins ne semblent pas décrire le délai d’attribution et de prise en charge. Regardons-les d’un peu plus près.

Patients au GAMF qui ont un médecin de famille

Avant l’arrivée de l’inscription collective, un médecin qui souhaitait prendre sa retraite dans les deux ans à venir pouvait demander que ses patients puissent s’inscrire au GAMF et qu’un indicateur soit associé à leur nom. Lorsque l’inscription collective a été mise en place, le réflexe de la RAMQ a été de diriger les patients de ces médecins vers l’inscription collective, ce qui a forcé certains médecins à devancer leur retraite. On a corrigé la situation en donnant la directive à la RAMQ de ne pas diriger ces patients qui ont un médecin vers l’inscription, mais d’orienter plutôt ceux sans médecin. C’est ainsi que le GAMF contient un bon nombre de patients inscrits depuis plusieurs mois qui ne sont pas dirigés vers un médecin en raison d’un choix délibéré et paritaire de la Fédération et du ministère.

Selon les régions, ces « faux » patients en attente représentent à eux seuls 25 % des patients du GAMF évoqués dans l’annonce du ministre (2600 selon des évaluations effectuées après l’annonce). Le nombre de patients en attente est donc surévalué, et le délai « d’attente » de ces patients a un effet disproportionné sur la moyenne des temps d’attente.

D’autres patients sont suivis par un médecin sans être inscrits auprès de lui et ne veulent pas changer de médecin (pédiatre, gynécologue, médecin au privé, clinique de soins palliatifs). Ils demeurent alors dans le GAMF. On peut se demander ce qu’ils y font, mais le résultat est qu’ils gonflent eux aussi le nombre de patients et le délai d’attente. C’est la même chose pour les patients dirigés vers un médecin, mais que le GAMF n’arrive pas à joindre au téléphone pour les en informer ou ceux qui refusent les attributions (curieusement, il y en aurait beaucoup). Et c’est sans compter les patients « contraints » de s’inscrire au GAMF pour pouvoir utiliser le GAP.

Donc, le nombre de patients prioritaires et leur délai d’attente sont gonflés par de nombreux facteurs.

 

La clientèle du GAMF avec priorité A est constituée de femmes enceintes, de patients atteints d’un cancer actif ou ayant besoin de soins palliatifs et de patients qui ont des idées suicidaires ou qui sont en psychose aiguë. Est-ce crédible que plus de 50 % des patients ayant une priorité A ou B sans médecin attendent depuis plus d’un an alors qu’à peine 6 % attendent depuis moins de 30 jours ?

La moyenne d’attente

La moyenne constitue un bon outil pour évaluer l’expérience représentative des membres d’un groupe lorsque le temps d’attente a une courbe de distribution dite « normale ». Lorsque la distribution n’est pas normale, mais plutôt biaisée vers le haut, la moyenne ne traduit pas bien l’expérience ou la réalité de ces personnes. Elle crée alors une fausse perception.

Il est courant d’analyser le type de distribution d’un échantillon avant d’en tirer des conclusions. Comparer la médiane à la moyenne est une façon simple de le faire, mais nous ne disposions pas de ces informations. D’autres éléments nous ont tout de même permis de conclure que l’échantillon avait une distribution fortement asymétrique et biaisée vers le haut, situation dans laquelle la « moyenne » ne devrait pas servir à évaluer le temps d’attribution (voir l’encadré si les explications vous intéressent).

Le calcul de la moyenne

L’autre facteur à considérer est le fait qu’un grand nombre de patients prioritaires sont attribués le jour même de leur inscription au GAMF. Leur temps d’attente n’entre alors pas dans le calcul de la moyenne. Au lieu de compter comme zéro (ce qui réduirait la moyenne), ils sont ignorés. On se trouve donc à faire la moyenne de délais d’attente de patients qui attendent, et non des délais d’attribution des personnes qui s’inscrivent.

Par ailleurs, les patients qui font l’objet d’un transfert en bloc ne sont pas non plus comptabilisés (leur délai d’attente est aussi de zéro ; ils sont inscrits auprès d’un nouveau médecin le jour de la fin de l’inscription auprès du médecin précédent, sans passer par le GAMF). Pourtant, il s’agit généralement de patients plus âgés et vulnérables.

Bref, selon notre analyse élémentaire, la prudence s’impose dans l’utilisation de la moyenne en pareille situation. Un peu de travail aurait montré des problèmes manifestes avec les chiffres mis de l’avant.

Changement de statut

Certains patients changent de statut après leur inscription sur le GAMF. Le patient souffrant d’une simple hypertension qui développe un cancer sera reclassé dans le GAMF. Toutefois, le compteur de son temps d’attente demeure le même. C’est donc dire qu’un patient pourrait être inscrit depuis cinq ans et subitement passer à la priorité A. Du jour au lendemain, il deviendra un patient vulnérable de catégorie A qui attend depuis… cinq ans !

De plus, afin d’éviter de pénaliser des patients qui sont dirigés vers un médecin et qui reviennent au guichet parce qu’ils n’ont pas pris de rendez-vous, ne s’entendent pas avec le médecin qui leur a été attribué ou pour d’autres raisons comparables, on les réinscrit selon leur date d’inscription initiale. Ils reprennent donc leur place dans la file d’attente en fonction de leur ins­cription initiale. Le compteur n’est pas remis à zéro. Pendant leur absence, d’autres patients ayant un délai d’attente plus court ont pu se voir attribuer un médecin. Encore ici, le mode de fonctionnement augmente artificiellement la perception des délais d’orientation ou de prise en charge.

Toutefois, ces règles de fonctionnement n’ont pas été dic­tées par la Fédération. Il s’agit généralement de choix du ministère. Tout comme la comptabilisation des statistiques dont les paramètres sont fixés par le ministère. La Fédération a analysé les données dont il est question ici en utilisant les chiffres que le ministère lui fournit depuis peu et en les bonifiant d’aperçus de coordonnateurs du GAMF à qui le ministre n’a jamais demandé d’explications avant de faire son annonce publique.

Au moment de la déclaration du ministre, l’organisation des données dans les banques du GAMF ne permettaient pas facilement d’exclure les patients inscrits qui ne cherchent pas activement un médecin (parce qu’ils en ont un), ni l’effet des changements de codification après l’inscription initiale, ni les patients qui ne sont pas joignables. Lorsque le système de gestion du GAMF a été mis sur pied, le ministère n’a pas demandé que l’information pour le suivi statistique soit organisée de façon à distinguer les différentes situations possibles.

Bref, une analyse sommaire montre que le nombre de patients vulnérables en attente dans le GAMF est surévalué et que le délai d’attente réel moyen des patients prioritaires ou qui le deviennent l’est aussi. Il est probable que l’effet « Bill Gates » qui gonfle artificiellement le temps d’attente moyen, vienne camoufler le grand nombre de patients prioritaires assignés essentiellement le jour même de leur inscription. Les raisons invoquées pour mettre les médecins au pas sont donc exagérées.

 

Une analyse sommaire montre que le nombre de patients vulnérables en attente dans le GAMF est surévalué et que le délai moyen réel des patients prioritaires ou qui le deviennent l’est tout autant.

Il reste à traiter de deux autres accusations portées contre les médecins de famille : le fait qu’ils priorisent les « cas faciles » et que leur syndicat fait de l’obstruction à l’amélioration de la prise en charge. C’est le sujet de l’article suivant (aussi rendu accessible en ligne avant la date de publication de la revue).
À la prochaine !

L’auteur tient à remercier la Dre Danielle Daoust, directrice des Affaires économiques, pour l’analyse des données traitées dans cet article.

Note de la rédaction. Le présent article a été écrit à la mi-mars 2024 et a été mis en ligne avant sa publication dans Le Médecin du Québec pour permettre aux médecins de prendre connaissance d’informations récentes sur les événements.

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Encadré