La difficulté de ralentir sa pratique
La pratique dans les régions éloignées est à la fois stimulante et exigeante. Le travail ne manque pas. Mais comment faire pour ralentir son rythme à l’approche de la retraite ? Plusieurs médecins qui ne veulent pas cesser d’exercer d’un coup se posent la question.
C’est un peu par hasard qu’il y a 25 ans, le Dr Pierre Moore et sa conjointe, la Dre Mireille Lavoie, se sont installés à Havre-Saint-Pierre. « Nous avons aimé l’endroit et nous y sommes restés. La pratique y est très intéressante. On voit de tous les cas, car il y a moins de spécialistes. Le travail est très diversifié : on pratique au service de consultations externes à l’hôpital, à l’urgence, etc. », dit le Dr Moore.
Pour l’instant, le rythme de travail du médecin, qui approche la cinquantaine, et de sa conjointe est trépidant. « Quand je ne suis pas en vacances, je travaille en moyenne 60 heures par semaine et quand on revient de congé, il faut faire 80-90 heures », indique le Dr Moore. Mais qu’arrivera-t-il quand il vieillira ? Quand il devra ralentir la cadence ?
Le Dr Moore et la Dre Lavoie connaissent les difficultés de diminuer leurs activités professionnelles. « Il est toujours difficile de prendre congé. Au retour, on doit voir le double de patients et on doit faire deux fois plus de gardes. Il n’est pas rare que l’on doive travailler jusqu’à vingt-cinq jours de suite », affirme le clinicien, qui consacre environ 285 jours par année à ses activités professionnelles. Les deux médecins aimeraient travailler entre trente-cinq et quarante heures par semaine. « Si l’on pouvait diminuer le nombre d’heures que l’on passe à l’hôpital, ce serait bien. »
Divers obstacles rendent également difficile la diminution du rythme de travail. Il y a, par exemple, les règles des plans régionaux d’effectifs médicaux (PREM). « Que l’on travaille une heure par semaine ou soixante heures, on est compté comme un temps plein sur les plans d’effectifs. » Par conséquent, un autre médecin ne peut être recruté. « Il faudrait donc des PREM sur mesure », affirme le Dr Moore. Il estime d’ailleurs que le gouvernement devrait se pencher sur ce problème.
Jusqu’à présent, le problème de la préretraite ne se posait pas vraiment dans les régions éloignées : les médecins partaient avant. « Je suis probablement un des premiers qui veut terminer sa carrière à Havre-Saint-Pierre », indique pour sa part le Dr Pierre Côté, médecin de famille au CSSS de la Minganie.
À 60 ans, après plus de trente ans de pratique, le médecin voudrait ralentir ses activités professionnelles. Toutefois, il considère délicat de demander à ses collègues de pratiquer plus pour que lui-même puisse travailler moins. « Cela va éventuellement me rapprocher de la retraite plus rapidement que je ne l’avais planifié, dit-il. Quand on est près de la retraite, on veut diminuer progressivement ses activités pour ne pas passer d’un seul coup de 60 heures de travail par semaine à 0 heure, ce qui est un choc assez brutal. » Le clinicien tente donc de réduire ses activités à 35-40 heures par semaine.
Dans la plupart des régions du Québec, un médecin peut cesser de pratiquer dans un établissement, s’installer dans une clinique médicale et poursuivre ses activités comme bon lui semble. Le Dr Côté, lui, ne le peut pas. Parce qu’à l’est de Sept-Îles, les cliniciens n’ont pas le droit d’ouvrir de cliniques privées, selon la loi.
Il y a cinq ans, le médecin a par ailleurs demandé à l’agence régionale d’être exempté des gardes de nuit. Il souhaitait continuer à travailler à temps plein et s’occuper des patients hospitalisés, mais ne plus pratiquer la nuit. Cela lui a été accordé. Ce sont les collègues du Dr Côté qui ont pris la relève. « Notre directeur des services professionnels a alors demandé à l’Agence de nous accorder une place supplémentaire dans le PREM. Cela a été accepté, mais on n’a jamais été capable de recruter qui que ce soit », indique le clinicien.
Éventuellement, le Dr Côté diminuera encore ses activités pour faire l’équivalent d’un demi-temps. Pour l’instant, il accepte la situation actuelle. « Mais je me suis fixé des objectifs. Si je suis incapable de les atteindre, je devrai m’en aller. » L’omnipraticien ne sait pas encore s’il irait alors pratiquer dans un grand centre urbain ou arrêterait carrément la médecine.
« Le même problème se pose pour des médecins des Escoumins, de Forestville, de Port-Cartier, de Fermont et de Blanc-Sablon, dit le Dr Pierre Gosselin, président de l’Association des médecins omnipraticiens de la Côte-Nord. À ces endroits, les médecins travaillent exclusivement au centre de santé. Quand ils ralentissent leurs activités, ce sont les autres qui s’en ressentent. »
La situation a toutefois évolué avec les années. « Auparavant, quand la tâche était trop lourde, les médecins partaient. Maintenant, ils restent. Cela a des avantages, mais aussi des inconvénients. » Le problème de la préretraite va par ailleurs prendre de l’ampleur. Sur la Côte-Nord, la moitié des quelque 130 médecins ont plus de 25 ans de pratique et seulement 15 % moins de dix ans.
Le Dr Gosselin, âgé de 54 ans, pratique au CSSS de Port-Cartier et aimerait lui aussi réduire sa charge de travail : ne plus avoir à pratiquer le soir, la nuit et les fins de semaine, comme il l’a fait pendant les trente dernières années. « J’ai fait ma part, dit-il. J’aimerais mettre cela de côté. Mais il faut penser aux autres. » Il exerce à la fois dans un cabinet médical, un centre de soins de longue durée et à l’urgence où il a commencé à diminuer ses heures de travail. « Un nouveau médecin est arrivé l’été dernier et un autre va venir au mois d’août. Cela va compenser la réduction de mes heures », précise le clinicien.
Où sera le Dr Gosselin dans cinq ans ? « Probablement que je ne déménagerai pas à Montréal ni à Québec avec mon épouse, qui est aussi médecin. Quand on arrêtera, on cessera de pratiquer la médhecine complètement. »
Certains médecins ont toutefois déjà obtenu des accommodements. À Fermont, par exemple, deux omnipraticiens venant de l’extérieur y pratiquent six mois chacun. « Cela fait deux médecins pour un même PREM. » En Minganie, selon le Dr Gosselin, on pourrait aussi instaurer des PREM à temps partiel ou s’organiser pour que les médecins puissent continuer à travailler en ayant une pratique plus légère.
« Il faut voir au-delà des PREM. Si on a besoin de douze médecins pour fonctionner et qu’il y en a un qui ralentit sa pratique, on le garde, mais on ne le compte pas totalement. On en a ainsi un de plus. Ce que l’on souhaite, c’est que les médecins puissent diminuer leur rythme de travail sans pénaliser les autres.»
À Rouyn-Noranda, quand le Dr François Vaillancourt annonce à ses patients qu’il a l’intention de réduire sa pratique, ils deviennent très inquiets. Qui va le remplacer ? « Pour moi, le stress est surtout social, dit-il. Ici, on rencontre nos patients dans la rue. Vont-ils comprendre que je ralentisse ? »
Le Dr Vaillancourt, médecin responsable de son GMF, a toujours eu un cabinet médical. Il a également pratiqué à l’urgence, en obstétrique, dans les unités de soins à l’hôpital et fait de la gestion et de l’enseignement.
Selon le praticien, le gouvernement doit entamer une réflexion sur les demi-PREM. « Cela permettrait à certains médecins d’être comptabilisés comme la moitié d’un équivalent temps plein et ouvrirait peut-être la porte à quelques nouveaux médecins. »
La question ne se pose toutefois pas uniquement pour les cliniciens âgés. Le Dr Vaillancourt estime qu’il faut aussi établir un facteur de pondération pour les jeunes femmes en début de pratique. « Elles arrêtent l’équivalent de trois ans en moyenne sur une période de quinze ans en raison de leurs grossesses. « Au cours des quinze premières années de pratique, elles comptent pour 0,7 à 0,8 équivalent temps plein. Il faut calculer les besoins en effectifs en tenant compte de cette réalité. »
En dehors des cliniciens âgés et des jeunes mères, d’autres médecins auraient besoin de moins travailler. La Dre Marie-Josée Desjardins, maintenant médecin de famille au CHSLD Notre-Dame-de-la-Merci, à Montréal, a quitté les Îles-de-la-Madeleine justement parce qu’elle ne pouvait réduire son nombre d’heures de travail. Ses raisons : fatigue, névralgie, dépression et diabète de type 1. « Pour ma santé, il valait mieux que je diminue mes activités professionnelles », explique-t-elle.
La Dre Desjardins aurait bien aimé poursuivre sa pratique dans la région si on avait accepté de réduire son nombre d’heures de travail. « Cependant, même si mes heures diminuent, le travail reste à faire. Les autres médecins doivent compenser. On prend une place dans le PREM. J’ai compris que c’était impossible. »
Pourtant, la Dre Desjardins et sa collègue, la Dre Isabelle Marquis, qui travaillait au même endroit, avaient pensé à une solution. Toutes deux voulaient diminuer leur pratique de moitié ce qui aurait fait deux demi-PREM, donc un PREM entier, et aurait libéré une place. Les deux omnipraticiennes ont donc proposé à leur agence deux postes à temps partiel. Devant le refus de cette dernière, elles ont quitté les Îles-de-la-Madeleine.
La Dre Desjardins ne regrette rien. « Je suis très heureuse actuellement. Je fais 35 heures de travail par semaine au lieu de 43. La pratique est moins diversifiée, parce que j’exerce uniquement dans un centre d’hébergement et de soins de longue durée. Cependant, en fin de carrière, on peut choisir de laisser tomber certains volets de la pratique. Pour ma part, j'ai abandonné le suivi de la clientèle au cabinet. »
La Dre Annie Le Bel, médecin de famille à Sept-Îles, fait partie de celles qui restent. De celles qui voient partir leurs collègues. De celles qui tiennent le fort. Pour elle, c’est un désastre quand un clinicien âgé quitte la région. « C’est une catastrophe autant pour les patients que pour l’ensemble des médecins. »
La Dre Lebel, qui pratique sur la Côte-Nord depuis 1996, a vu bien des départs. Elle se souvient en particulier d’une omnipraticienne partie il y a cinq ans, après 20 ans de pratique. Elle laissait derrière elle une importante clientèle. Deux jeunes médecins sont arrivés et se sont séparés ses patients. Toutefois, après deux ou trois ans, ils s’en sont allés à leur tour.
La Dre Lebel est de celles qui travaillent beaucoup. Tout comme les dix-neuf médecins qui pratiquent avec elle. « Nous avons une grosse clientèle et personne ne veut faire du temps partiel. Ici, chaque médecin compte pour environ l’équivalent de deux temps pleins chacun », dit-elle. Cependant, elle avoue avoir déjà pensé à quitter la région à cause de la surcharge de travail. « Mais c’est une pratique intéressante et diversifiée. Même si on travaille fort, nous sommes très valorisés dans notre travail. »
Elle sait qu’elle et ses collègues ne peuvent réduire leur rythme. « À qui laisserait-on nos patients ? Même si des jeunes arrivent, ils doivent pratiquer à l’hôpital. » La Dre Lebel apprécie donc particulièrement l’aide de ses confrères plus âgés. « À Sept-Îles, il y en a cinq qui ne font que de la prise en charge et du suivi de patients. Ils n’exercent pas à l’hôpital. Dieu merci qu’ils soient encore là pour prendre soin de leur clientèle nombreuse et vulnérable.» //