Dossiers spéciaux

Troubles cognitifs légers

quels patients risquent d’avoir la maladie d’Alzheimer ?

Emmanuèle Garnier  |  2015-10-23

Les différentes facultés cognitives ne se détériorent pas toutes au même rythme avant l’apparition de la maladie d’Alzheimer. Certaines présentent un déclin caractéristique qui permet de repérer les patients dont les risques de démence sont plus importants.

Pre Sylvie Belleville

Bien des personnes âgées sont inquiètes. Elles sentent leur mémoire les trahir. Dans votre cabinet, certaines peuvent vous raconter qu’elles revenaient chez elles quand, tout à coup, elles n’ont plus su si elles devaient tourner à droite ou à gauche. D’autres peu­vent vous confier, anxieuses, ne plus se souvenir de conversations de la veille. Plusieurs, elles, ont de la difficulté à mémoriser le nom des gens qu’elles rencontrent. Comment savoir lesquels de ces pa­tients sont menacés par la démence ?

Un important signe est l’évolution ré­cente des symptômes, ont découvert des chercheurs québécois dont les ré­sultats viennent d’être publiés dans le Journal of Alzheimer’s Disease1. « Tout le monde se plaint de sa mémoire, mais cela ne veut pas nécessairement dire qu’il y a un processus pathologique. Quand on parle de maladie d’Alzheimer, ce qui se passe d’une année à l’autre est plus important que le problème lui-même », affirme la Pre Sylvie Belleville, directrice scientifique du Centre de recherche de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal, qui a dirigé l’étude.

Les chercheurs ont suivi pendant quelque huit ans 121 personnes de 70 ans en moyenne qui présentaient des troubles cognitifs légers. « Nous avons comparé les personnes dont l’état est resté stable à celles qui ont progressé vers la maladie d’Alzheimer », explique M. Simon Cloutier, premier auteur de l’étude et doctorant en neuropsychologie. Le but était de caractériser les changements cognitifs qui allaient surgir au cours des années précédant le diagnostic de démence.

Les sujets passaient chaque année six tests neuropsychologiques pour mesurer la mémoire, les fonctions exécutives, la mémoire de travail, le langage et la perception visuelle. Leurs résultats ont été consignés jusqu’à ce qu’un diagnostic de maladie d’Alzheimer soit posé ou que l’étude soit terminée.

« Un médecin qui suit d’une année à l’autre un patient présentant des troubles cognitifs légers peut savoir que ce dernier n’est pas forcément dans un processus d’alzheimer si l’atteinte ne change pas. »

– M. Simon Cloutier

Parmi les participants, 74 n’ont jamais eu le diagnostic d’alzheimer. Leurs fonctions cognitives, initialement un peu plus faibles que la normale, ne se sont pas dégradées. Par contre, l’état de 47 des sujets a évolué vers la démence. Chez eux, tous les domaines cognitifs se sont détériorés, mais à des rythmes différents. Analysant les quatre années précédant le diagnostic des personnes atteintes, les chercheurs ont pu tracer trois types d’évolution :

1) La stabilité

Le langage a sa propre trajectoire : une ligne droite. La stabilité. Dès le départ, les patients qui allaient être atteints de la maladie d’Alzheimer présentaient une moins bonne performance sur le plan du langage que les autres sujets, mais leurs capacités langagières ne se sont toutefois pas davantage détériorées au fil des années (tableau). Pour mesurer cet aspect, les chercheurs demandaient aux participants de nommer les objets qu’on leur présentait sur des images : une raquette, un balai, une muselière, un boulier, etc.

2) Le déclin linéaire

Le deuxième type d’évolution est ca­rac­térisé par un déclin lent et li­néaire. Au début, les fonctions concer­nées sont normales. Puis, chez ceux qui auront un diagnostic de maladie d’Alzheimer, elles déclinent progressivement (ta­bleau). Il s’agit :

h de la mémoire verbale. L’aspect mesuré était le rappel immédiat : les sujets devaient mémoriser 16 mots, puis réciter ceux dont ils se souvenaient (figure 11) ;

h des habiletés visuospatiales. Ces aptitudes qui permettent de s’orienter et de se représenter l’espace en deux ou trois dimensions étaient testées en demandant au participant de déterminer quelles lignes avaient la même position et la même orientation.

h des fonctions exécutives. L’aspect évalué était l’inhibition : les sujets devaient indiquer à voix haute la couleur de l’encre d’un mot décrivant une autre couleur. Ils devaient donc inhiber la réponse automatique liée à la lecture de mots.

Tableau

3) La stabilité suivie d’une chute importante

Chez les personnes qui allaient avoir l’alzheimer, certaines fonctions cognitives, initialement plus faibles, sont restées stables pendant plusieurs années avant de se détériorer davantage deux ans avant le diagnostic (tableau). Trois domaines cognitifs suivent ce parcours :

h la mémoire de travail. Cette mémoire permet d’emmagasiner temporairement des informations en vue de leur traitement. Cet aspect était mesuré dans l’étude en de­man­dant aux participants de recopier des symboles en suivant un code qui associe chaque symbole à un chiffre.

h la mémoire spatiale. Elle permet d’emmagasiner et de traiter les informations visuelles et spatiales (figure 21). Les sujets devaient reproduire de mémoire un dessin complexe qu’ils avaient copié quelques minutes plus tôt.

h la mémoire épisodique verbale. Pour l’évaluer, les chercheurs demandaient aux sujets de redire les seize mots qu’ils avaient appris vingt minutes plus tôt.

« La mémoire de travail, la mémoire différée et la mémoire visuospatiale sont connues comme étant particulièrement touchées par l’alzheimer. C’est intéressant parce qu’elles suivent le même moldèle : elles sont un peu atteintes au début, mais c’est comme si pendant longtemps le cerveau les maintient à un bon niveau. À un moment donné, cependant, il ne peut plus compenser et il y a un déclin très rapide en deux ou trois ans », indique la Pre Belleville qui enseigne à l’Université de Montréal.

Toutes ces données permettent de dessiner le profil du patient menacé à moyen terme par la démence. Une personne dont la mémoire épisodique et la mémoire de travail déclinent rapidement et qui présente une détérioration du langage.

Et plus approche le moment où le diagnostic de démence devient inévitable, plus l’effondrement des facultés intellectuelles s’amplifie. « Cela semble indiquer que le moment du diagnostic peut représenter la période où la quantité de dommages cérébraux est suffisamment importante pour entraîner l’échec d’une forme de compensation, ce qui a un effet catastrophique sur la cognition et précipite la démence », indiquent les auteurs dans leur article.

Concrètement, comment utiliser ces résultats en clinique ? « Un médecin qui suit d’une année à l’autre un patient présentant des troubles cognitifs légers peut savoir que ce dernier n’est pas forcément dans un processus d’alzheimer si l’atteinte ne change pas. Cependant, s’il remarque un déclin dans beaucoup de fonctions et une grande différence par rapport à l’année précédente, par exemple pour la mémoire de travail, cela peut indiquer que dans un ou deux ans, ce patient-là présentera un grand risque d’avoir un diagnostic d’alzheimer », résume M. Cloutier.

Figure 1 - Figure 2

Les patients stables

L’étude comporte de bonnes nouvelles pour au moins la moitié des patients atteints de troubles cognitifs légers. « Chez les personnes qui n’ont jamais progressé vers l’alzheimer, ce qui est remarquable, c’est leur stabilité. Notre recherche montre que leurs troubles cognitifs légers sont restés extraordinairement stables. Cela veut dire que ce groupe ne bouge absolument pas. Pourquoi ont-ils eu, tout à coup, un problème de mémoire ou autre ? On ne le sait pas. Si on les compare à des sujets de leur âge, leur niveau est un peu inférieur. Ils arrivent au cabinet du médecin et disent : « Ma mémoire n’est pas très bonne ». On l’évalue et, effectivement, elle n’est pas très performante, mais elle ne bouge pas », précise la Pre Belleville.

Dans l’étude, 74 des 121 patients ont ainsi tenu la démence en échec. « En général, quand l’état des gens n’a pas évolué en sept ans, il ne va pas progresser. Le taux est normalement de 15 % par année. Donc, après six ans, la plupart des gens qui devaient progresser l’ont fait. »

Le diagnostic d’alzheimer, un jalon tardif

M. Simon Cloutier

Les troubles cognitifs légers ne comportent pas que des problèmes mnésiques. « Les patients vont souvent dire : « J’ai un problème de mémoire ». Mais quand on les interroge, il s’agit d’un problème de langage ou de concentration. Les gens ont beaucoup tendance à employer le terme « mémoire ». Je leur demande alors : « Que vous voulez dire ? », indique la Pre Sylvie Belleville. Le patient peut parler, par exemple, d’une difficulté à mémoriser les noms de personnes. « Dans ce cas, je lui dis que moi aussi j’ai ce problème. Mais si la personne me dit qu’elle ne retrouve plus son chemin alors que le trajet lui est familier, ça, c’est un peu plus inquiétant. Elle peut aussi avoir des problèmes sur le plan des fonctions exécutives, comme éprouver de la difficulté à faire un repas quand il y a du bruit. » Parfois, elle n’arrive pas à bien gérer son temps, ajoute M. Cloutier. Certaines ont de la difficulté à terminer leurs phrases.

« Une des grandes avancées des dernières années vient du fait qu’on a réalisé que la maladie commençait probablement 10 ou 15 ans (il y en a qui disent 20 ans) avant le moment où l’on pose le diagnostic. »

– Pre Sylvie Belleville

Ces indices sont importants. Ils permettent de soupçonner des atteintes des fonctions exécutives, des habiletés visuo­spatiales ou du langage. Mais généralement, déjà la mémoire épisodique et la mémoire de travail ont été touchées.

Quand le diagnostic de la maladie d’Alzheimer tombe, le cerveau présente depuis longtemps des atteintes. « Une des grandes avancées des dernières années vient du fait qu’on a réalisé que la maladie commençait probablement dix ou quinze ans (il y en a qui disent vingt ans) avant le moment où l’on pose le diagnostic. Il y a toute cette phase, qui est la phase silencieuse ou balbutiante. Les signes sont alors très faibles. »

Le diagnostic de démence est en fait un jalon tardif du long processus neuro­dégénératif. « Pour qu’on le pose, la personne doit avoir des problèmes de mémoire, mais aussi d’autres types de troubles cognitifs. Et ils doivent être suffisamment sérieux pour avoir des répercussions sur son quotidien. La personne n’est plus capable de gérer son budget ni de s’occuper d’elle dans la maison. À ce moment-là, la maladie est très grave et relativement avancée », explique la Pre Belleville.

Encadré

L’étude de la chercheuse et de son équipe ouvre une fenêtre sur l’avenir. Elle permet de connaître l’évolution éventuelle qui attend un patient dont les trou­bles cognitifs légers s’aggravent. Une in­for­mation très précieuse pour ce dernier. Mais dans quelques années, les résultats de cette recherche pourraient être encore plus utiles. « Quand un médicament permettant de freiner la progression de la maladie d’Alzheimer sera homologué, il sera important de pouvoir différencier les personnes dont les troubles cognitifs progresseront de celles dont l’état restera stable », affirme la neuropsychologue. //

Le profil du patient menacé à moyen terme par la démence : une personne dont la mémoire épisodique et la mémoire de travail déclinent rapidement et qui présente une détérioration du langage.

Bibliographie

1. Cloutier S, Chertkow H, Kergoat MJ et coll. Patterns of Cognitive Decline Prior to Dementia in Persons with Mild Cognitive Impairment. J Alzheimers Dis 2015 ; 47 (4) : 901-13.