le mécanisme derrière d’importantes maladies
L’épigénétique, science toute neuve, jette un nouvel éclairage sur plusieurs domaines de la médecine. Elle permet de comprendre comment l’environnement imprime sa marque sur les gènes et influe sur la santé. Elle explique tant l’apparition de certains cancers que les répercussions de la maltraitance infantile.
Ce qui frappe d’abord chez les jumeaux identiques, c’est leur incroyable ressemblance. Le même visage en miroir. Le même corps. Mais rapidement, c’est plutôt leurs dissemblances qui surprennent. Le visage plus large de l’un. Parfois quelques centimètres de moins chez l’autre. Une différence indéfinissable dans certains traits. Mais, occasionnellement, cela va beaucoup plus loin. L’un est autiste, mais pas l’autre. Un jumeau est frappé par la maladie bipolaire, mais pas son frère. Un seul devient diabétique, a une maladie intestinale ou le cancer.
Comment cela se fait-il ? Les jumeaux n’ont-ils pas exactement les mêmes gènes ? « Les jumeaux identiques sont plus ressemblants à la naissance que plus tard dans la vie », indique le Pr Luigi Bouchard, professeur au Département de biochimie de l’Université de Sherbrooke. Et plus le temps passe, plus ils sont différents. Physiquement, psychologiquement, médicalement.
Parce que tout au long de leur existence, ils accumulent – comme tout être humain – des « changements épigénétiques ». Des modifications qui touchent superficiellement les gènes et permettent à l’organisme de s’adapter à l’environnement (encadré 1). La découverte de ce phénomène a créé une nouvelle science : l’épigénétique.
On sait maintenant que le corps peut s’ajuster au monde extérieur sans modifier son ADN. Mais si les gènes en tant que tels ne changent pas, des molécules peuvent venir s’y greffer pour les moduler. « Les changements épigénétiques ajoutent une couche d’information au code génétique, un peu comme le font les accents dans la langue française, par exemple TACHE et TÂCHE », explique le chercheur du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Saguenay–Lac-Saint-Jean.
L’un des mécanismes épigénétiques est la « méthylation » de l’ADN, c’est-à-dire l’addition d’une molécule – un groupe méthyle – à la séquence des gènes. Cet ajout peut inactiver les gènes ou encore leur permettre de fonctionner à pleine capacité ou partiellement (encadré 1). Un peu à la manière d’un rhéostat qui permet de régler l’intensité lumineuse.
« Le programme épigénétique peut être modifié tout au cours de la vie en fonction des différents phénomènes environnementaux auxquels on est exposé », mentionne le Pr Bouchard, également directeur du Laboratoire sur la régulation épigénétique en santé métabolique. Ainsi, plus les jumeaux connaissent des expériences différentes et vivent dans des environnements distincts, plus ils risquent d’être dissemblables.
Ce qui peut causer des changements épigénétiques ? Une multitude de facteurs : l’alimentation, l’activité physique, un environnement social néfaste ou amical, les médicaments, la cigarette, le stress. L’âge, à lui seul, est associé à une accumulation de changements épigénétiques sur les gènes.
Durant la vie fœtale, les mécanismes épigénétiques sont déjà en action. « Nous faisons en ce moment plusieurs études sur les jumeaux nouveau-nés. Quelques recherches ont montré qu’à la naissance il y a déjà des différences dans leur profil épigénétique », explique la Pre Linda Booij, du Département de psychologie de l’Université Concordia. Il existe des périodes clés dans l’apparition des modifications épigénétiques. « La grossesse et la première année de vie sont des moments particulièrement importants », indique la chercheuse qui travaille aussi au Centre hospitalier universitaire (CHU) Sainte-Justine.
Des études ont d’ailleurs montré que les enfants nés de mères qui ont connu la famine pendant la grossesse ont plus de risque d’être atteints d’obésité, de diabète et de maladies cardiovasculaires1. C’est comme si l’organisme du fœtus voulait lui permettre de mieux s’adapter aux conditions hostiles de l’extérieur en le dotant d’un métabolisme plus efficace. Un système plus performant qui va toutefois se révéler néfaste dans un environnement normal.
Un autre facteur produit un effet semblable à celui de la famine sur la santé des futurs enfants : le diabète de grossesse. Il rend lui aussi l’environnement fœtal hostile. « Les enfants sont alors exposés à de grandes quantités de glucose dans la circulation maternelle. Qu’il s’agisse de dénutrition ou de diabète de grossesse, qui sont deux extrêmes, le risque d’obésité, de diabète et de maladies cardiovasculaires est le même à long terme », explique le Pr Bouchard, qui s’intéresse à différents aspects du diabète de grossesse.
Quand il menait ses toutes premières études à l’Hôpital de Chicoutimi, le Pr Bouchard utilisait le seuil standard du diabète de grossesse : 7,8 mmol/l. Cependant, le taux de glucose maternel fait aussi des ravages à des concentrations plus faibles. « Une grande étude américaine a clairement montré qu’il y a un accroissement linéaire du risque de maladies chroniques pour l’enfant en fonction de la glycémie maternelle. » Le Pr Bouchard a dès lors soupçonné que des mécanismes épigénétiques se cachaient derrière ce lien.
Le chercheur a donc suivi avec son équipe des femmes enceintes du Saguenay dès leur premier trimestre de grossesse. Plusieurs avaient une hyperglycémie, qui était généralement légère. Quand les enfants sont nés, les chercheurs ont prélevé des échantillons pour leurs analyses2. « On a montré que chez les enfants dont la mère présentait une glycémie au-dessus de la normale pendant la grossesse, des changements épigénétiques étaient présents sur des gènes qui contrôlent la glycémie et les lipides sanguins. Il s’agissait de gènes ayant un lien direct avec les risques à long terme d’obésité, de diabète et de maladies cardiovasculaires. »
L’étude se poursuit. « En ce moment, on réévalue les enfants cinq ans après leur naissance. Nos résultats préliminaires tendent à montrer qu’il y a déjà, à cet âge, des changements métaboliques comme l’obésité. »
Et qu’en est-il du tabagisme pendant la grossesse ? La cigarette est l’un des plus puissants modificateurs de l’ADN. Le Pr Bouchard et ses collaborateurs ont comparé les gènes d’adolescents québécois dont la mère avait fumé pendant la grossesse à ceux de jeunes dont la mère n’avait pas fumé. « Ce qu’on a observé, c’est que les changements épigénétiques liés à une exposition intra-utérine au tabac sont toujours présents à l’adolescence », affirme le biochimiste. Et cette donnée n’était modifiée ni par le tabagisme de certains jeunes ni par celui de leurs parents3.
Le Pr Bouchard a également participé à une étude encore plus surprenante. Une recherche qui montre une association entre l’exposition à la cigarette durant la vie prénatale et la préférence pour les aliments gras. L’étude portait sur 956 adolescents, dont la moitié avait été exposée à la cigarette pendant la grossesse de leur mère. L’apport en gras a été évalué par une nutritionniste qui a interrogé les participants sur les aliments consommés au cours des 24 dernières heures4. « Cette étude, que l’on a menée avec une équipe de l’Université de Toronto, montre que l’exposition au tabac était associée à des changements épigénétiques qui pourraient être en cause dans les choix alimentaires plus tard dans la vie », indique le chercheur.
Ces empreintes épigénétiques vont-elles persister toute la vie ? « Ce qu’on postule, c’est que les modifications épigénétiques qui ont lieu pendant la vie fœtale sont plus durables et plus résistantes au changement que celles qui sont dues au hasard, au vieillissement ou à des facteurs environnementaux », indique le Pr Bouchard.
Mais outre la vie fœtale et la première année d’existence, d’autres périodes pourraient aussi marquer le profil épigénétique. C’est ce qu’a voulu vérifier la Pre Booij. « L’adolescence est une étape où il y a beaucoup de changements dans le cerveau, entre autres dans la région frontale. » La chercheuse et ses collaborateurs se sont donc intéressés au profil épigénétique de 37 couples de jumeaux identiques québécois de 15 ans. Ils ont trouvé 226 gènes qui comportaient des degrés de méthylation dissemblables entre jumeaux de même paire. « Ces gènes jouaient un rôle dans le développement du cerveau et le fonctionnement du système immunitaire », explique la psychologue. Ainsi, lors du passage de l’enfance à l’âge adulte, l’environnement extérieur, les changements biologiques internes et les expériences individuelles peuvent interagir avec les gènes et laisser des traces observables, notamment des modifications épigénétiques.
Et qu’en est-il du cancer ? Des altérations épigénétiques pourraient jouer un rôle important dans son apparition. On sait qu’il existe dans notre organisme des gènes dont la fonction est d’empêcher l’apparition de tumeurs. Or, leur action peut être bloquée par des changements épigénétiques. « Comme cette inactivation des gènes suppresseurs de tumeur est réversible, elle constitue une cible pharmacologique prometteuse pour supprimer la croissance maligne et rendre à nouveau la cellule normale », indique le Pr Richard Momparler, professeur de pharmacologie à l’Université de Montréal, dans un récent article scientifique5.
Travaillant au CHU Sainte-Justine, à Montréal, le chercheur s’intéresse à un médicament qui renverse certaines marques épigénétiques liées au cancer : la décitabine. « Elle a été homologuée aux États-Unis et en Europe pour le traitement de la leucémie chez les patients âgés pour qui les traitements standard sont trop toxiques », explique le Pr Momparler.
La décitabine peut donner des rémissions complètes. Le problème ? La guérison est de courte durée. Parce que le médicament n’est capable de neutraliser qu’un seul type de changement épigénétique, la méthylation de l’ADN. Mais on peut lui adjoindre une autre molécule, la DZNep*, qui agit sur un mécanisme épigénétique différent6. « Mon laboratoire a montré la puissance de cette association. »
Le chercheur rêve maintenant d’un essai clinique sur des patients. L’ennui c’est que la DZNep n’est plus protégée par un brevet. Elle n’intéresse donc plus aucune société pharmaceutique. Le Pr Momparler voudrait que le centre de recherche du CHU Sainte-Justine mène ce projet. Fait à l’interne, il serait d’ailleurs beaucoup moins onéreux.
La plupart des maladies complexes, où se mêlent facteurs environnementaux et génétique, auraient des composantes épigénétiques, croit le Pr Bouchard. Peut-on alors se protéger des influences extérieures néfastes ? « Le message de base pour moi reste le même pour l’instant : il faut avoir de saines habitudes de vie. »
Les femmes enceintes, en particulier, doivent être ciblées par les programmes de prévention. Le diabète de grossesse, le tabagisme et même l’obésité peuvent provoquer des modifications épigénétiques. « Quand j’ai commencé à m’intéresser à la question, j’ai réalisé que certaines femmes enceintes ne passaient pas de test de dépistage du diabète de grossesse. C’est important de le faire, parce qu’il y a toujours une façon de modifier le cours des choses », estime le chercheur.
Les futurs pères aussi doivent avoir une vie saine. « Leurs habitudes de vie pourraient également être associées à un risque accru pour la santé de l’enfant. » Une étude publiée dans Science et dirigée par des chercheurs de l’Université McGill montre que ce serait le cas au moins chez la souris7.
Mais même si des modifications épigénétiques préjudiciables survenaient durant la vie fœtale, tout ne serait pas joué. « D’ici dix ans, je pense que nos travaux vont permettre de découvrir de nouveaux marqueurs d’exposition. On pourrait ainsi être en mesure de savoir, dès la naissance, si un enfant a plus de risque d’avoir une maladie particulière et de lui offrir le suivi nécessaire. »
En psychiatrie, l’épigénétique serait le chaînon manquant. L’interface tant cherchée entre le psychique et le physique. « On sait que le cerveau est l’organe derrière tous nos sentiments et notre comportement. Quand il y a une maladie psychiatrique, il doit donc y avoir un problème dans le cerveau, explique le Dr Gustavo Turecki, directeur du Département de psychiatrie de l’Université McGill. On se demandait toujours pourquoi une personne qui a été victime de maltraitance en bas âge est souvent marquée pour le reste de sa vie. » La nouvelle réponse à l’ère de l’épigénétique : à cause de changements moléculaires. Les expériences traumatisantes de la petite enfance se graveraient sur les gènes du cerveau grâce à des modifications chimiques : les altérations épigénétiques (encadré 1).
Le Dr Turecki s’intéresse particulièrement au suicide. Dans le cadre de ses recherches, le psychiatre et ses collaborateurs ont comparé le cerveau de 46 hommes qui se sont suicidés à celui de 16 hommes décédés soudainement8. Ils ont découvert dans une partie précise du cerveau, l’hippocampe, des changements épigénétiques sur 366 gènes chez ceux qui s’étaient donné la mort. Ainsi, il y aurait eu chez ces sujets une vaste reprogrammation épigénétique.
Quatre ans auparavant, le Dr Turecki et d’autres chercheurs de l’Université McGill ont publié une étude qui montrait pour la première fois chez l’être humain qu’une enfance difficile pouvait produire des changements épigénétiques dans un gène crucial du cerveau9,10. Des altérations qui augmenteraient le risque de suicide. Les chercheurs ont analysé le cerveau d’hommes qui non seulement se sont enlevés la vie, mais ont aussi été victimes de mauvais traitements dans leur enfance. Ils l’ont comparé au cerveau d’hommes qui se sont suicidés et qui n’ont pas connu ce type de traumatismes dans l’enfance et à celui d’hommes morts d’un accident. Il est alors apparu que les sujets qui s’étaient suicidés et avaient eu une enfance difficile présentaient dans un gène clé des changements épigénétiques susceptibles de modifier leur réactivité au stress, le fonctionnement de leur cerveau et leur comportement (encadré 2).
Cette découverte explique plusieurs faits observés chez les victimes de maltraitance. « Les sévices en bas âge sont associés à une altération de la régulation du comportement, explique le Dr Turecki, qui dirige le Groupe McGill d’études sur le suicide. Bien des gens qui, enfants, ont été maltraités ont plus de difficulté à réguler leur réponse comportementale aux événements de la vie. Ils ont, par exemple, tendance à réagir de façon plus impulsive et à avoir plus de difficulté à gérer leurs réactions. Ils seront parfois plus colériques. Cela peut donc causer des problèmes et des conflits. » En outre, ces personnes, dont la réponse au stress est modifiée, sont souvent plus anxieuses. « Cela augmente le risque de réagir plus rapidement dans une situation de stress. Ainsi, dans un contexte où la personne devient déprimée et a des idées suicidaires, le risque de suicide est accru. »
Chez l’être humain, les études ne peuvent pas montrer de lien de cause à effet entre enfance difficile et modifications épigénétiques. « On ne peut jamais dire avec certitude que la maltraitance a causé ce type de changement », indique le Dr Turecki. Chez les animaux, toutefois, le lien de causalité a été établi. On a démontré chez le rat que les soins que la mère apporte aux bébés programment par des mécanismes épigénétiques les gènes qui régulent leur comportement. Ainsi, les ratons moins fréquemment léchés présentent certains changements dans l’hippocampe et réagissent davantage au stress11.
Le cerveau est donc capable de s’ajuster à un environnement difficile, entre autres grâce aux mécanismes épigénétiques. « Le fait que le cerveau réagisse à la maltraitance est un exemple de sa plasticité. Il s’adapte et change constamment. »
Le profil épigénétique se modifie tout au cours de la vie. Mais il y a des phases critiques. La vie fœtale et le début de l’existence. « Il faut cependant savoir que rien n’est définitif. Donc, même si l’on a subi des stress précoces pendant la grossesse ou la première année de vie, cela ne veut pas dire que l’on va automatiquement avoir une maladie physique ou mentale », précise la Pre Linda Booij.
La chercheuse s’intéresse entre autres au système de la sérotonine, un neurotransmetteur jouant un rôle important dans la dépression. Son fonctionnement serait particulièrement sensible au stress subi au début de la vie. « Comme la sérotonine est importante dans le développement du cerveau, il est donc possible qu’un stress précoce puisse avoir une influence sur le développement de cet organe. Cela pourrait faire des personnes plus sensibles à d’autres stresseurs et plus vulnérables à la dépression. »
Des modifications épigénétiques pourraient être liées non seulement à la dépression, mais aussi à des troubles comme l’anxiété, le stress post-traumatique, la schizophrénie, la bipolarité et l’anorexie. « Nous avons comparé, en collaboration avec le Pr Howard Steiger de l’Hôpital Douglas et le Pr Moshe Szyf de l’Université McGill, des patientes qui souffraient d’anorexie et des femmes en bonne santé, indique la psychologue. Nous avons trouvé une association entre d’une part des changements épigénétiques et, d’autre part, le début de l’anorexie et la chronicité de ce trouble. Les gènes touchés jouaient un rôle entre autres dans le développement du cerveau, le système immunitaire et le comportement. »
À l’avenir, il sera important de mesurer les éventuels changements épigénétiques que peut provoquer un traitement. « Par exemple, si l’on prend des médicaments contre la dépression ou que l’on suit une psychothérapie, est-ce que notre profil épigénétique change ? », se demande la Pre Booij qui fait actuellement une étude auprès d’adolescents dépressifs soumis à une psychothérapie. Cette question constitue également un volet de la recherche sur les patientes anorexiques. « On veut voir si le profil épigénétique d’une personne qui guérit change. »
L’épigénétique a donc transformé la psychiatrie. « Avant l’arrivée de ce nouveau domaine, la psychiatrie était divisée en deux écoles de pensée : les tenants de la biologie et ceux de l’environnement, explique le Dr Turecki. D’un côté, on considérait que la maladie mentale était associée à une prédisposition génétique et de l’autre, qu’elle venait de l’expérience de vie. C’étaient deux écoles qui ne se parlaient pas. Maintenant, on a une plateforme qui nous permet de comprendre que les deux avaient raison. Il y a une interaction entre les gènes et l’environnement, et on a un mécanisme qui peut l’expliquer. »
Quels sont les effets sur le futur enfant d’un important stress pendant la grossesse ? Depuis longtemps, on sait par exemple que les catastrophes naturelles ont des répercussions sur les bébés qui naissent dans les mois qui suivent.
En janvier 1998, le Québec a lui aussi connu son désastre naturel : la tempête de verglas. Une dizaine de centimètres de pluie verglacée qui s’abattent pendant des jours sur la province. Plus de 3000 pylônes hydroélectriques endommagés. Plus de trois millions de gens privés d’électricité. Trente-cinq personnes mortes. La pire catastrophe naturelle à survenir au Canada12.
Cinq mois après les événements, la Pre Suzanne King, professeure au Département de psychiatrie de l’Université McGill, a envoyé un questionnaire aux 1400 femmes alors enceintes en Montérégie, une des régions les plus touchées par la tempête. Les 224 femmes qui ont répondu avaient passé jusqu’à deux semaines dans des abris temporaires et été privées en moyenne quinze jours d’électricité, pendant qu’à l’extérieur la température oscillait entre – 10 °C et – 20 °C.
La chercheuse et ses collaborateurs ont évalué de manière objective le stress qu’avaient vécu les futures mères : les pertes subies (comme les dommages à la maison, l’absence de revenus), l’importance de l’épreuve (par exemple, le nombre de jours sans électricité) et les changements à affronter (comme le temps passé dans un abri). Ils ont constaté, au fil des années, un lien entre les éléments objectifs de la crise et le développement de l’enfant.
« La découverte vraiment marquante était le fait que plus les femmes avaient vécu un stress objectif important, moins le quotient intellectuel de l’enfant était élevé à l’âge de 2 ans, de 5 ans, de 8 ans, etc. Il y avait dix points de différence entre les enfants des femmes qui avaient vécu un grand stress pendant la tempête et ceux des femmes qui avaient eu peu de stress. C’est un écart très important », explique la chercheuse de l’Institut universitaire en santé mentale Douglas13.
Le développement du langage a aussi été affecté. À l’âge de 2 ans, les enfants plus touchés disaient dix-neuf mots de moins et comprenaient dix mots de moins que ceux dont la mère avait subi moins de stress14.
Des répercussions sont aussi apparues sur l’indice de masse corporelle (IMC) des enfants. « À 11,5 ans, 27 % des enfants dont la mère avait subi un grand stress objectif étaient obèses par rapport à 6 % de ceux dont la mère avait eu peu de stress. La corrélation entre le stress objectif vécu par la mère pendant la crise du verglas et l’IMC de l’enfant augmentait d’ailleurs avec l’âge. C’est très curieux. »
Quand les enfants ont atteint l’âge de 13 ans, les chercheurs les ont invités dans un cégep un samedi matin avant le petit-déjeuner. Trente-six sont venus. Ils ont passé différents examens et subi une prise de sang qui a servi entre autres aux analyses épigénétiques.
Sur les gènes des enfants, les chercheurs ont pu voir, plus d’une décennie plus tard, des traces du stress de la mère15,16. « Nos données montrent que le stress objectif laisse une large signature sur l’ensemble de l’ADN. Nous avons trouvé 1675 points où il y avait un changement épigénétique. Sur certains gènes, plus le stress objectif prénatal avait été élevé, plus il y avait de méthylation », précise Mme Lei Cao-Lei, qui fait son postdoctorat avec la Pre King.
Les gènes les plus marqués par les changements épigénétiques étaient liés au système immunitaire. « C’est très intéressant, parce qu’il est bien connu qu’il y a une très forte association entre la fonction immunitaire et le stress prénatal », explique la chercheuse17.
Des gènes jouant un rôle dans le métabolisme étaient également altérés. « Il y avait une corrélation entre les changements épigénétiques, d’une part, et l’indice de masse corporel18 et la sécrétion d’insuline, d’autre part19. Le stress objectif change le profil épigénétique qui, ensuite, influe sur l’IMC et la production d’insuline », explique la Pre King. La sécrétion d’insuline des enfants de 13 ans, mesurée le samedi de la rencontre, était d’ailleurs plus élevée chez ceux dont la mère a eu un grand stress objectif. Ce facteur, qui est un reflet de la résistance à l’insuline, augmente le risque de diabète de type 2. Toutefois, aucun jeune n’était diabétique.
De manière générale, les enfants du « Projet verglas » s’en sortent bien. « Ce sont de bons enfants et de très bons élèves. Ils ont très peu de problèmes », précise la Pre King. Les femmes qui ont participé à l’étude étaient d’ailleurs plus scolarisées que la moyenne et disposaient d’un revenu annuel plus élevé. //
*3-déazanéplanocine-A
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