La colère des médecins de famille
Le Dr Serge Lalonde, nouveau président de l’Association des médecins omnipraticiens du Sud-Ouest, a pris le pouls de ses collègues. Le projet de loi 20 provoque chez eux une colère toujours aussi vive.
M.Q. – Comment réagissent les médecins de votre association au projet de loi 20 ? |
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S.L. – Le dépôt de ce projet de loi a été un électrochoc. Le seul avantage que j’y vois comme président c’est qu’il suscite la mobilisation massive de nos membres. Les omnipraticiens le perçoivent comme une insulte et une manifestation de mépris total venant d’un ministre médecin qui en a toujours montré à leur égard. Mais, pour l’instant, les médecins réagissent par de la colère – beaucoup de colère – et en se mobilisant massivement sur toutes les plateformes possibles. |
M.Q. – Jusqu’où sont prêts à aller vos membres ? |
S.L. – Je pense qu’ils sont prêts à aller très loin. Les médecins sont très fâchés et prêts à prendre des mesures importantes contre ce projet de loi. Ils montrent leur volonté d’agir par des initiatives personnelles. | |
M.Q. – Certains omnipraticiens pensent-ils parvenir à s’adapter au projet de loi ? |
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S.L. – C’est sûr qu’en parallèle, de façon pragmatique, les médecins font l’exercice de voir comment ils pourraient se conformer au projet de loi. Il faut cependant les mettre en garde. En effet, même si on pense que notre pratique pourrait répondre aux exigences de la future loi, rien ne garantit que ce sera vraiment le cas. Certains pourraient se dire qu’ils vont être en sécurité parce que leurs 36 heures de travail à l’hôpital vont être reconnues ou parce qu’ils vont choisir l’une des modulations proposées. Mais il n’y a rien d’assuré. En plus, les règlements sont modifiables à 90 jours d’avis, ce qui n’a pas de bon sens. |
M.Q. – Quels sont les médecins les plus inquiets ? |
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S.L. – Je vous dirais les omnipraticiens en cabinet et ceux qui pratiquent uniquement à l’hôpital. Ces derniers se sentent très menacés par la possibilité de devoir suivre une clientèle alors qu’ils ne l’ont jamais fait. Les jeunes qui commencent à exercer sont eux aussi inquiets. Ils ont des plans de carrière ainsi qu’un idéal de pratique. Certains ne veulent, par exemple, qu’exercer à l’urgence. Plusieurs ont fait une année supplémentaire de résidence pour cela. Le nouveau projet de loi les bouleverse énormément, tant sur le plan émotionnel que pratique. S’ils doivent commencer à exercer dans un cabinet, il leur faudra aussi déterminer où, quand, comment ? |
M.Q. – Et qu’en est-il des médecins qui exercent à la fois à l’hôpital et dans une clinique ? |
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S.L. – Ils nous disent que même s’ils combinent pratique à l’hôpital et au cabinet, le projet de loi leur demande un tel degré de performance que c’est totalement inatteignable. En fait, tous les médecins sont inquiets. On en voit par ailleurs de plus en plus qui commencent à s’informer sur la pratique de la médecine privée ou en dehors de la province. À mon avis, ce que cache probablement le projet de loi, c’est la volonté de réduire la rémunération des omnipraticiens. Les critères sont tellement élevés que c’est excessivement difficile de les atteindre de façon raisonnable. |
M.Q. – Le ministre veut que les médecins travaillent plus de jours. |
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S.L. – Le ministre manipule les chiffres à sa guise, ce qui est très désolant. Il y a des mensonges incroyables. On ressent énormément de colère à cause de cela. Comment les journalistes peuvent-ils gober ces chiffres-là sans faire preuve d’objectivité ou de sens critique et sans se documenter ? Les médecins se posent des questions à leur sujet et sont fâchés. On a beau essayer de passer des messages dans les médias, on a l’impression qu’il y a un parti pris et on a beaucoup de difficulté à le modifier. |
M.Q. – Pour vous, quelle serait la manière de se sortir de cette crise ? |
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S.L. – Je pense qu’actuellement il faut continuer à se mobiliser et réussir à mobiliser la population. Je crois que c’est la seule façon de mettre une pression suffisante sur le gouvernement pour faire reculer un ministre aussi autocratique que Gaétan Barrette. Cependant, il faudra offrir des solutions pratiques qu’on pourra mettre en œuvre rapidement. |
M.Q. – Comment régler le problème d’accès de la population aux soins de première ligne ? |
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S.L. – À titre d’exemple, dans notre région, Vaudreuil-Soulanges, nous avons essayé d’améliorer l’accès avec un certain succès : nos groupes de médecine de famille (GMF) ont accepté d’offrir des services de consultation sans rendez-vous à la population, même si ce n’était pas à leur avantage. Même l’agence nous conseillait d’avoir une clientèle fermée pour le service de consultation sans rendez-vous afin de ne pas nous tirer dans le pied. On aurait effectivement pu inscrire plus de patients et ne pas subir de baisse des ressources parce que nous n’atteignons pas les objectifs d’inscription. Mais sans un tel service de consultation sans rendez-vous, la population n’aurait eu d’autres choix que d’aller à l’urgence ou de sortir de la région pour voir rapidement un médecin, car notre territoire a l’un des pires ratios médecin/population et n’a aucun hôpital. Nous avons aussi réussi à convaincre un grand nombre de médecins de garder des plages horaires libres pour voir leurs patients pour des urgences. Plusieurs ont adhéré à l’accès adapté. Et on en voit déjà l’effet dans les consultations sans rendez-vous. On y rencontre de moins en moins de patients suivis par un médecin de famille du territoire, parce qu’ils ont plus facilement accès à celui-ci. C’est une orientation que l’on a adoptée depuis à peu près un an. |
M.Q. – Quelles solutions peut-on envisager pour la province ? |
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S.L. – Je pense qu’il n’y a pas une seule solution, mais plusieurs. Pour commencer, de grandes cohortes de jeunes médecins arrivent, à moins que le projet de loi 20 n’y mette un frein. Ensuite, il faut cesser d’obliger les omnipraticiens qui ne le désirent pas à pratiquer en milieu hospitalier et permettre à ceux qui veulent en sortir de le faire. En ce qui concerne l’accès adapté, on peut tendre vers cette approche, mais on ne peut y adhérer complètement étant donné qu’on n’a généralement pas les ressources nécessaires pour le faire. |
M.Q. – Vous parlez du manque d’infirmières ? |
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S.L. – Exactement. Toutes les études dont on nous parle et tous les exemples visant à nous convaincre que l’accès adapté est la voie de l’avenir reposent sur des ratios infirmières/médecins de cinq à six fois plus élevés que ce que nous avons au Québec. De plus, le ministre, dans une supposée volonté d’équité, diminue le nombre d’infirmières dans plusieurs GMF : cherchez l’erreur ! |
M.Q. – Le dernier accord-cadre va bientôt arriver à échéance. Comment entrevoyez-vous les prochaines négociations ? |
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S.L. – Elles seront extrêmement difficiles. Et ce, d’autant plus que le projet de loi 20 donne officiellement au ministre le pouvoir de renier sa signature sur les ententes. Il l’a déjà fait et pourra le refaire pour ajuster la rémunération des médecins de famille en vue d’orienter leur pratique selon sa vision autocratique habituelle. En ce qui concerne nos propres objectifs dans les prochaines négociations, je pense qu’il faut viser une rémunération équivalant à 80 % de celle des spécialistes. Je crois que cela s’impose toujours. |
M.Q. – Y a-t-il d’autres objectifs importants à vos yeux ? |
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S.L. – Il ne faut pas oublier la « notion du lui-même » qui est toujours en suspens. Un médecin devrait pouvoir être rémunéré pour une partie du travail que fait l’infirmière qu’il supervise, comme beaucoup d’autres professionnels. Est-ce qu’on pourra régler cette question au cours des prochaines négociations ? Je l’ignore. Cependant, il est certain que cela aiderait énormément à améliorer l’accessibilité et à créer une pratique interprofessionnelle efficace. |
M.Q. – Pour finir, comment voyez-vous la suite de la crise ? |
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S.L. – Après bientôt trente-six ans de carrière, j’estime que l’on vit actuellement la plus grande menace que la médecine familiale n’ait jamais connue. Les médecins de famille sont cependant mobilisés comme jamais. Il faudra aussi mobiliser la population. En ce qui concerne l’accès à la première ligne, je reconnais que le statu quo est impensable. Il faut convaincre tout le monde que l’on peut modifier la situation à l’avantage de tous, sans interventions autocratiques du ministre et de ses fonctionnaires. |