Dossiers spéciaux

Seuil de transfusion aux soins intensifs

Une nouvelle étude

Emmanuèle Garnier  |  2015-01-28

Une nouvelle étude, intitulée Transfusion Requirements in Septic Shock, vient confirmer que le seuil de transfusion de 70 g/l d’hémoglobine est sûr, même chez les patients en choc septique.

Dr Paul Hébert

Au Canada, dans la plupart des unités de soins intensifs, les médecins attendent que le taux d’hémoglobine tombe sous le seuil de 70 g/l avant de procéder à une transfusion sanguine. Un taux très bas. Les données sont-elles suffisantes pour respecter une limite aussi faible ? Peut-elle vraiment s’appliquer aux patients souffrant d’un choc septique ?

De nouvelles études viennent apporter les confirmations que l’on attendait. « Nous croyons qu’il est devenu très clair que le seuil de transfusion de 7 g/dl devrait être la nouvelle norme recommandée chez tous les patients dont l’état est critique, dont ceux présentant un sepsis grave et un choc septique », écrivent dans un éditorial du New England Journal of Medicine le Dr Paul Hébert, intensiviste au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), et son collègue le Dr Jeffrey Carson, de la Robert Wood Johnson Medical School au Nouveau-Brunswick1.

Dans l’étude TRISS portant sur des patients ayant eu un choc septique, 43 % de ceux dont le seuil de transfusion était de 70 g/l d’hémoglobine sont morts, tout comme 45 % de ceux dont le seuil avait été fixé à 90 g/l.

Les deux spécialistes s’appuient entre autres sur une étude publiée dans le même numéro : Transfusion Requirements in Septic Shock (TRISS)2. Un essai clinique qui montre que chez les patients souffrant d’un choc septique un seuil de transfusion bas non seulement réduit la quantité de sang utilisé, mais ne cause pas de préjudice.

Les auteurs, le Dr Lars Holst, du Danemark, et ses colla­borateurs, ont recruté 1005 patients hospitalisés dans trente-deux services de soins intensifs en Suède, en Norvège, en Finlande et au Danemark. Les personnes étudiées souffraient toutes d’un choc septique et avaient une concen­tration d’hémoglobine de 90 g/l ou moins. Elles ont été réparties de manière aléatoire soit dans un groupe qui recevait une unité de sang leucoréduite quand leur taux d’hémoglobine atteignait 90 g/l, soit dans un autre où le seuil était de 70 g/l.

Deux fois moins de transfusions

L’étude TRISS révèle qu’au bout de quatre-vingt-dix jours, le taux de mortalité était le même dans les deux groupes. Ainsi, 43 % des patients dont le seuil de transfusion avait été de 70 g/l étaient morts, tout comme 45 % de ceux dont le seuil avait été fixé à 90 g/l (P = 0,44).

Il n’y a pas non plus eu de différence entre les deux groupes en ce qui concerne les problèmes ischémiques, les réactions graves ou le besoin d’aide pour le maintien des fonctions vitales. Le nombre de jours en vie hors de l’hôpital était par ailleurs similaire. La présence d’une maladie cardiovasculaire chronique, l’âge du patient (plus de 70 ans ou non) et la gravité du choc septique (SAPS II de plus de 53 ou non) n’ont pas joué non plus.

La grande différence entre les groupes ? Le nombre de transfusions. Le groupe dont le seuil était le plus bas en a reçu la moitié moins que l’autre. Mieux, dans le premier, 36 % des patients n’ont pas reçu de sang contrairement à seulement 1 % dans le second groupe (P , 0,001). Le nombre médian d’unités de sang utilisées a été de un avec le seuil de 7 g/l alors qu’il a atteint quatre avec le seuil de 9 g/l.

« Maintenant, on peut dire qu’on peut donner moins de sang sans accroître les risques. Pour ceux qui avaient adopté un seuil de transfusion élevé, il est temps de changer », indique le Dr Hébert, qui est un expert international dans le domaine.

Changer les lignes directrices

Ce qu’il faudrait surtout modifier, selon le Dr Hébert, ce sont les lignes directrices de la Surviving Sepsis Campaign, issue de la collaboration de la Society of Critical Care Medicine et de la European Society of Intensive Care Medicine. Les dernières directives, qui remontent à 2012, indiquent « qu’une fois que l’hypoperfusion a disparu et en l’absence de circonstances particulières, comme une ischémie du myocarde, une grave hypoxémie, une hémorragie aiguë ou une coronaropathie ischémique, nous recommandons une transfusion de globules rouges quand la concentration d’hémoglobine descend au-dessous de 7,0 g/dl et de viser un taux de 7,0 g/dl et 9,0 g/dl chez les adultes »3.

Dans les faits, cette clause permet d’exclure les patients dont l’état est le plus critique, reproche le Dr Hébert, également président du Groupe canadien de recherche en soins intensifs. « Elle donne une liste de cas où l’on n’a pas besoin d’adopter une approche limitant les transfusions. Cela revient à dire aux médecins de faire ce qu’ils veulent. Il faut indiquer clairement que l’on doit donner moins de sang. »

En 2012, l’intensiviste a fait, avec deux de ses collègues, une revue de littérature pour le centre Cochrane. Ils ont consta­té l’innocuité de la réduction du nombre de trans­fu­sions chez une grande variété de patients, dont ceux qui venaient de se faire opérer, qui avaient subi une opération au cœur ou qui souffraient d’une hémorragie gastro-intestinale. Dans ce dernier cas, une diminution des transfusions pourrait permettre de réduire la pression sanguine portale et les saignements récurrents. Même chez les enfants, la limitation des transfusions n’est pas néfaste, a révélé une importante étude.

Il reste toutefois encore des zones d’ombre. Entre autres pour les personnes souffrant d’un syndrome coronarien. Il est possible que ces malades aient besoin d’une concentration d’hémoglobine plus élevée. Sur le plan biologique, le muscle cardiaque en manque d’oxygène pourrait nécessiter une plus forte concentration d’hémoglobine. « Cela ne veut pas dire que de donner plus de sang est mieux. On l’ignore parce qu’on a beaucoup moins de données dans ce domaine », précise le Dr Hébert.

Les patients dont le seuil de transfusion était de 70 g/l d’hémoglobine ont reçu deux fois moins de transfusions que ceux dont le seuil était de 90 g/l.

Le choc septique était un autre problème pour lequel certains médecins hésitaient jusqu’à présent à réduire les transfusions. Ils craignaient les effets du manque d’oxygène qui peut survenir dans la cascade de mécanismes qui s’enclenchent du­rant un sepsis grave. Les données étaient jus­qu’à présent contradictoires.

L’étude TRICC

Au cours du XXe siècle, le seuil de transfusion utilisé dans les unités de soins intensifs était de 100 g/l d’hémoglobine. Un seuil qui avait été déterminé de manière un peu empirique. « Il n’y avait aucune donnée probante. On avant juste commencé à transfuser en utilisant la limite de 100 g/l. C’est déjà bas. C’est de l’anémie », raconte le Dr Hébert.

Puis, est survenue la crise du sang contaminé. Le mot d’ordre a été de limiter le plus possible les transfusions sanguines. C’est dans ce contexte que le Dr Hébert a réalisé avec ses collaborateurs l’étude Transfusion Requirements in Critical Care Investigators (TRICC). Publiée en 1999 dans le New England Journal of Medicine, elle comprenait 838 patients dans un état critique dont la concentration d’hémoglobine était inférieure à 90 g/l soixante-douze heures après avoir été admis aux soins intensifs4.

La population étudiée était plus diversifiée que celle de l’essai clinique scandinave TRISS. « Notre étude portait sur tous les patients des soins intensifs : les malades cardiaques, les patients en choc septique, ceux qui avaient subi un trauma, etc. », dit le Dr Hébert. Les sujets ont été distribués au hasard en deux groupes : l’un où les patients recevaient une transfusion quand leur taux d’hémoglobine descendait en bas de 7 g/l et l’autre, sous 10 g/l.

Au bout de trente jours, le taux de mor­talité a été le même dans les deux groupes. « Cela a été la surprise dans le milieu médical », se souvient le Dr Hébert. Et non seulement la limite de 70 g/l avait permis de transfuser moins de sang, mais elle semblait avoir provoqué moins de complications.

Le seuil de transfusion plus élevé était lié à une augmentation du nombre d’œdèmes pulmonaires et de défaillances d’organes vitaux. Le taux de mortalité pendant l’hospitalisation était d’ailleurs plus élevé : 28 % contre 22 % avec le seuil de 70 g/l (P = 0,05). Les patients plus malades et ceux de 55 ans et plus, en particulier, s’en sortaient beaucoup moins bien s’ils avaient reçu plus de sang. Tous ces effets ne sont cependant pas réapparus dans l’essai clinique scandinave qui avait pourtant un protocole similaire à celui de l’étude TRICC. « La différence de résultats s’expliquerait peut-être par le fait que nous, nous avions utilisé du sang avec les leucocytes », dit le Dr Hébert.

Plus de doutes

Deux ans après, une nouvelle recherche semble contre­dire les conclusions l’étude TRICC. Menée par le Dr Emanuel Rivers, de Détroit, et son équipe, elle se penchait sur 263 pa­tients qui arrivaient à l’urgence atteints d’une grave infection bactérienne ou d’un choc septique5. Avant d’entrer aux soins intensifs, les sujets, étaient traités de manière aléatoire soit selon le protocole habituel, soit selon un nouvel algorithme qui comprenait entre autres un seuil de transfusion élevé. Dans le premier cas, le taux de mortalité à l’hôpital a été de 47 % et dans le second, de 31 %. Ce sont ces données qui ont rendu prudents, voire frileux, les auteurs des lignes directrices de la Surviving Sepsis Campaign.

Ensuite, les études sur les seuils de transfusion sur différents types de patients se sont enchaînées : sur des enfants, sur des patients opérés pour une fracture de la hanche, sur des personnes ayant une hémorragie digestive. Et souvent la même conclusion : moins de transfusions sanguines était meilleur.

« Maintenant, on peut dire qu’on peut donner moins de sang sans accroître les risques. Pour ceux qui avaient adopté un seuil de transfusion élevé, il est temps de changer »

– Dr Paul Hébert

Mais pour les chocs septiques, il restait ces données contradictoires. « C’est précisément pour cela que l’étude TRISS a été faite. » Deux autres études très récentes confirment également les conclusions de celle-ci. Ainsi, dans un des derniers numéros du New England Journal of Medicine, un essai clinique avec un protocole ressemblant à celui de la recherche du Dr Rivers dément les résultats de ce dernier6.

Dorénavant, dans les prochains essais cliniques, le groupe expérimental devra être celui dont le seuil de transfusion sera le plus élevé, soutient le Dr Hébert. Et de manière générale, il faut maintenant donner moins de sang aux patients des soins intensifs. « Il n’est plus acceptable de recommander une transfusion de sang en utilisant de vagues approches comme le jugement clinique ou dans l’espoir de réduire les symptômes », écrivent le Dr Hébert et le Dr Carson dans un éditorial publié au début de 2014, cette fois dans The American Journal of Medicine7. //

Références

  • 1. Hébert PC, Carson JL. Transfusion threshold of 7 g per deciliter – The new normal. N Engl J Med 2014 ; 371 (15) : 1459-61.
  • 2. Holst LB, Haase N, Wetterslev J et coll. pour le TRISS Trial Group et le Scandinavian Critical Care Trials Group. Lower versus higher hemoglobin threshold for transfusion in septic shock. N Engl J Med 2014 ; 371 (15) : 1381-91.
  • 3. Dellinger RP, Levy MM, Rhodes A et coll. Surviving Sepsis Campaign: International Guidelines for Management of Severe Sepsis and Septic Shock: 2012. Mount Prospect : SCCN ; 2012. Site Internet : www.survivingsepsis.org/Guidelines/Pages/default.aspx (Date de consultation : le 13 janvier 2015).
  • 4. Hébert PC, Wells G, Blajchman MA et coll. A multicenter, randomized, controlled clinical trial of transfusion requirements in critical care. Transfusion Requirements in Critical Care Investigators, Canadian Critical Care Trials Group. N Engl J Med 1999 ; 340 (6) : 409-17.
  • 5. Rivers E, Nguyen B, Havstad S et coll. Early goal-directed therapy in the treatment of severe sepsis and septic shock. N Engl J Med 2001 ; 345 (19) : 1368-77.
  • 6. ARISE Investigators, ANZICS Clinical Trials Group, Peake SL et coll. Goal-directed resuscitation for patients with early septic shock. N Engl J Med 2014 ; 371 (16) : 1496-506.
  • 7. Carson JL, Hébert PC. Should we universally adopt a restrictive approach to blood transfusion? It’s all about the number. Am J Med 2014 ; 127 (2) : 103-4.