l’incohérence des politiques gouvernementales
Après une longue journée de travail, le Dr Rozier, médecin de famille, regarde les nouvelles dans son salon à la télévision. Le Dr Barrette annonce les grands pans de ce qu’il entend mettre en œuvre dans le cadre du projet de loi no 20, visant à favoriser l’accès aux médecins de famille. Le Dr Rozier est désabusé. Comment le ministre Barrette peut-il tenir les omnipraticiens comme seuls responsables des difficultés d’accès aux services médicaux de première ligne ? Comment le ministre de la Santé peut-il avancer de tels propos alors que tout est mis en œuvre depuis plus de vingt ans pour décourager les médecins de faire de la prise en charge ?
M. Denis Blanchette, économiste, est directeur du Service des affaires économiques à la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec. Mme Marianne Casavant est conseillère en politique de santé à la direction de la Planification et de la Régionalisation de la FMOQ. |
Les déclarations du Dr Barrette choquent profondément le Dr Rozier qui exerce en cabinet depuis trente-sept ans. Il se souvient très bien des mesures de régulation des pratiques qui ont lentement, mais sûrement vidé la première ligne de ses effectifs médicaux au profit du travail en établissement. Le Dr Rozier a-t-il raison d’avoir cette perception ?
Depuis la création du régime public d’assurance maladie, une série de mesures législatives ont été adoptées. Le plus souvent, celles-ci ont visé la mise en œuvre de mécanismes dont le but a d’abord consisté à maîtriser les coûts du système, tout en préservant les services médicaux prodigués en dehors des cabinets et des CLSC. Si le Québec éprouve aujourd’hui des difficultés d’accès à un médecin de famille, c’est parce que le gouvernement a lui-même pris des actions qui ont non seulement contrôlé la force de travail des médecins, mais aussi nuit, de façon importante, aux services de première ligne.
Pourtant, cela fait des années que le Dr Rozier entend des discours politiques sur une première ligne forte !
Introduits en 1976, les plafonds trimestriels figurent parmi les premières mesures mises de l’avant par l’État pour maîtriser la croissance des coûts du réseau de la santé. Les modalités d’application n’ont pas été sans conséquence sur les services de première ligne, particulièrement sur le suivi et la prise en charge des patients. Une fois le plafond trimestriel atteint, tout acte supplémentaire effectué par le médecin omnipraticien n’était rémunéré qu’à 25 % du tarif normal.
À partir de 1999, après une longue bataille pour le retrait de ces mesures inadaptées aux besoins de la population, la FMOQ a réussi à faire exclure du calcul des plafonds une partie des actes rémunérés. Seule la majorité des activités accomplies à l’hôpital, en centre d’hébergement ou dans le cadre du mécanisme de dépannage, ont été soustraites.
Cependant, le gouvernement a fait preuve d’un entêtement obstiné. Il faudra donc attendre le 1er décembre 2006 pour qu’une partie des activités de première ligne puisse enfin être exemptée de l’application des plafonds. Ainsi, de 1976 à 2006, les plafonds se sont appliqués aux activités de prise en charge et de suivi, ce qui a toujours favorisé les activités de deuxième ligne.
Le plus saisissant, c’est que ces plafonds n’ont jamais été entièrement retirés à ce jour. Parallèlement aux stratégies radicales proposées par le gouvernement pour remédier aux problèmes d’accessibilité, des pénalités peuvent donc toujours être imposées aux médecins offrant essentiellement des services à très haut volume en consultation sans rendez-vous.
Les modalités relatives à l’application des plafonds ont évolué, mais elles ont toujours favorisé les activités de deuxième ligne. N’y a-t-il pas un paradoxe entre les mesures draconiennes du ministre et le fait de conserver, encore à ce jour, une formule de plafond trimestriel ?
Cette préoccupation pour une meilleure maîtrise des dépenses publiques se poursuit. À partir de 1996, le gouvernement du Québec met en place de nouvelles stratégies dans le but d’atteindre l’équilibre budgétaire en 1999-2000. Pour diminuer les coûts de la main-d’œuvre dans le secteur public, le gouvernement adopte le projet de loi no 104, lequel contient une série de mesures de réduction du temps de travail.
Chez les omnipraticiens, la récupération des sommes exigées par la loi no 104 se fera principalement au moyen de trois programmes : le programme d’allocation de fin de carrière, le programme de départ assisté et, pour les médecins qui accepteront de réduire leurs activités professionnelles de 5 % ou de 10 %, le programme de réorganisation volontaire de la pratique médicale.
C’est dans ce contexte qu’entre 1995-1996 et 1998-1999, 558 médecins omnipraticiens ont bénéficié des programmes de départ à la retraite.
Si les départs attribuables aux mesures de réduction des coûts de main-d’œuvre représentaient 8 % de l’effectif total en 1998-1999, le secteur le plus touché fut le cabinet. Les données de facturation montrent notamment que près de la moitié des médecins qui se sont prévalus de ces programmes gagnaient plus de 75 % de leur revenu dans des activités de prise en charge et de suivi en cabinet.
Les compressions appliquées par le gouvernement du Québec durant cette période et les politiques qui s’en sont suivies, pensons aux activités médicales particulières (AMP) dont nous traiterons maintenant, n’auront jamais permis aux cabinets de retrouver leur souffle.
Introduites en 1991 dans la Loi sur les services de santé et les services sociaux (LSSSS), les AMP auront définitivement donné le coup de grâce aux cabinets. Avec leur entrée en vigueur, la pratique exclusive en cabinet était dorénavant pénalisée.
De 1991 à 2002, tout médecin omnipraticien comptant moins de dix ans de pratique et dont la principale activité professionnelle s’exerçait en cabinet devait s’engager à effectuer un nombre minimal d’activités en établissement sous peine de sanctions.
En 2002, le gouvernement resserre les règles en imposant des modifications à la loi et à l’entente particulière relatives aux AMP. Le nombre d’années pendant lesquelles un médecin doit s’acquitter de ses obligations d’AMP passe à vingt ans, et les secteurs d’activités à l’échelle de l’établissement sont désormais circonscrits et hiérarchisés. Le cabinet est classé au dernier rang des priorités. Au surplus, en cas de non-respect de l’entente particulière, les pénalités financières ne s’appliquent que sur les activités effectuées en cabinet.
Les AMP, associées aux départs précipités des médecins omnipraticiens dans les années 1996-1997, auront à ce point drainé les médecins omnipraticiens vers les établissements que l’accès à un médecin aura été amené aujourd’hui à un stade de fragilisation jamais vu auparavant. Il aura fallu attendre seize ans, sous la pression de la Fédération, pour qu’enfin le gouvernement bouge.
En 2011, dans le cadre de la dernière entente, la ténacité de la Fédération aura permis d’arracher au gouvernement, après bien des écueils, une AMP dite « mixte », combinant à parts égales des activités en établissement et des activités de première ligne.
La démographie médicale actuelle est intéressante à analyser. Elle permet d’apprécier les conséquences de deux décennies de mauvaises décisions et de manque de vision. Malheureusement, l’origine des problèmes d’accessibilité aux soins de première ligne au Québec n’est généralement exposée que partiellement dans le discours véhiculé par les médias.
Au-delà du ratio pour le partage des activités de première et de deuxième ligne, lequel désavantage nettement l’accessibilité aux soins de première ligne, la transformation de la démographie médicale des médecins de famille requiert une attention particulière.
Avant de mettre en place une fois de plus de nouvelles mesures coercitives, telles que l’imposition d’un quota de patients qui ne fera que déplacer le problème, posons le bon diagnostic.
Le tableau n’a pas pour but d’affranchir les médecins des problèmes d’accessibilité. Il fournit cependant des explications objectives à la lumière des données disponibles. Il permet de dépasser l’explication simpliste selon laquelle les médecins ne travaillent pas ! Il dresse le portrait de la main-d’œuvre médicale en omnipratique pour les années 2005 et 2013. Si l’on regarde le nombre de médecins omnipraticiens au Québec en 2013, nous constatons qu’ils sont en effet plus nombreux que jamais. De 2005 à 2013, le nombre d’omnipraticiens a augmenté de 13 %, passant de 7702 à 8720. Cependant, l’analyse serait incomplète sans considérer l’évolution démographique des effectifs.
Le nombre de médecins de 60 ans ou plus est passé de 813 en 2005 à 1841 en 2013. Par rapport à l’ensemble des médecins, cette cohorte avait en 2013 un poids relatif de 21,1 % contre 10,6 % en 2005.
On accuse les médecins omnipraticiens d’être responsables de la diminution du nombre de services rendus sans toutefois tenir compte de la structure d’âge. N’est-il pas normal qu’à partir de 60 ans ou qu’après 35 ans de pratique la prestation totale de services diminue ? Ce phénomène n’est d’ailleurs pas propre au corps médical. Il se retrouve dans toutes les sphères professionnelles. Cette évolution démographique était tout à fait prévisible.
De surcroît, tout indique que le poids relatif des médecins de 60 ans ou plus va s’accentuer dans les années futures, ce qui accroîtra l’impression que les médecins omnipraticiens du Québec travaillent moins. Un chef d’entreprise comptant 8700 employés aurait-il laissé se dégrader ainsi une telle situation sans envisager une relève ?
Le poids relatif de cette cohorte ne représente qu’un peu plus de la moitié des effectifs en 2013 alors qu’il était de près des deux tiers en 2005. Selon les données de la RAMQ, en nombre absolu, ce groupe d’âge qui facture le plus de services a néanmoins perdu 400 médecins. Une perte de douze points de pourcentage pour ce groupe en si peu de temps a nécessairement un effet négatif, qui se répercute sur le nombre total de services rendus.
En fait, pour que le groupe des 40 à 59 ans atteigne une proportion de 63 % comme en 2005, il faudrait ajouter plus de 1000 médecins*.
*Il serait tentant ici d’y associer les données du Comité de gestion des effectifs médicaux (COGEM). Ce dernier réunit des représentants du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) et de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) et soutient que la pénurie reconnue s’élève à un peu moins de 1000 omnipraticiens ETP (équivalent temps plein).
Suivant ce changement démographique, il serait donc inapproprié de s’appuyer sur l’effet de revenu ou de richesse pour expliquer la diminution du nombre de services. Cela n’a rien à voir. Il y a là une relation de cause à effet. D’ailleurs, les revenus moyens de ce groupe de médecins sont parmi les plus élevés et se démarquent par rapport à la moyenne.
Le groupe des jeunes médecins, ceux de moins de 40 ans, a augmenté en nombre, mais demeure relativement stable, son poids relatif s’élevant respectivement à 26 % en 2005 et à 27 % en 2013.
Au ministère de la Santé, les autorités se plaisent à pointer les médecins de moins de 40 ans et à les tenir responsables de la diminution du nombre de services rendus. C’est ainsi qu’ils justifient le manque d’accessibilité aux services de première ligne. Cette analyse est tout simplement fallacieuse dans ce contexte.
Aux deux extrémités de la pyramide, les médecins de moins de 35 ans et ceux de plus de 65 ans ont un poids relatif qui est passé de 20 % en 2005 à 28 % en 2013.
Ce groupe compte aujourd’hui près de 2500 médecins, contre tout juste 1500 médecins en 2005.
Ce groupe de médecins est particulièrement important. Toute analyse honnête et objective de la diminution du nombre de services devrait normalement tenir compte de cette réalité démographique. En effet, la moyenne de revenu annuel enregistrée à la RAMQ pour ces deux groupes est la plus faible.
Sur une période de 8 ans, le poids relatif des médecins de 60 ans ou plus a doublé. Leur nombre est passé de 813 en 2005 à 1841 en 2013. |
Évidemment, une explication simpliste est toujours plus facile à faire circuler qu’une explication multifactorielle. La réalité, en 2013, c’est que 2500 médecins ont des caractéristiques sociologiques qui ne sont tout simplement pas comparables à celles de médecins de 40 à 59 ans. Ce n’est pas un fait nouveau. La nouveauté, c’est qu’ils sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux, et leur poids relatif est plus important. Il faudrait simplement en tenir compte.
Enfin, pour compléter le portrait de la situation, rappelons l’effet des AMP. L’installation des nouveaux médecins ne se fait pas dans les mêmes lieux de pratique que les départs à la retraite. Une analyse des profils de pratique des médecins des cinq dernières cohortes de nouveaux facturants montre que leur facturation totale se répartit de la façon suivante : 24 % en cabinet et 76 % en établissement†.
Cet article montre l’ampleur des résultats des bévues qu’a occasionnées l’adoption de diverses orientations par le ministère de la Santé au fil des dernières années. Il relate les choix législatifs douteux qu’a faits le gouvernement dans la gestion des effectifs médicaux pour contrôler la pratique.
Il est facile aujourd’hui d’accuser les médecins de famille, mais il faut admettre qu’ils ne sont tout de même pas responsables des politiques. Les médecins subissent, dans les médias, par le ministre de la Santé et par le gouvernement, une campagne de dénigrement sans précédent pour gagner l’opinion publique en faveur du projet de loi 20 au fondement hautement aléatoire.
Le Dr Rozier est inquiet de l’efficacité des mesures proposées par le ministre. Selon lui, cela ne fera que déplacer et accentuer les problèmes. Il y voit là une véritable lutte de l’État contre les cabinets.
Les médecins qui ont une pratique principale de prise en charge et de suivi en première ligne se font chaque année plus vieux. La relève n’est tout simplement pas au rendez-vous depuis plusieurs années, les AMP forçant les plus jeunes à exercer essentiellement en établissement. Qui plus est, ces mêmes médecins plus âgés diminuent leur nombre de jours travaillés et leur volume de patients, justement en raison de leur âge et du poids des années sur leur pratique. //