Entrevues

Projets de loi 20 et de loi 10

Entrevue avec la Dre Lucile Martin

Emmanuèle Garnier  |  2015-03-17

Tout en appréhendant le projet de loi no 20, la Dre Lucile Martin, présidente de l’Association des médecins omnipraticiens de la Côte-du-Sud, pense à des solutions. Elle est par ailleurs inquiète des répercussions de la nouvelle loi portant sur la réorganisation du réseau de la santé.

M.Q. — Comme beaucoup de médecins de famille, vous reconnaissez qu’il faut régler le problème d’accès de la population aux soins de première ligne ?

  L.M. – Oui, mais le problème d’accès est surtout dans les grandes régions autour de Montréal. Dans les petits milieux, c’est rare que les gens aient à attendre 12 heures à l’urgence. L’accès aux médecins de famille est un problème que la FMOQ pense pouvoir régler. Je crois que les solutions qu’elle a présentées lors de la minitournée recueillent l’aval de tous les médecins.

M.Q. — Qu’est-ce qui vous semble particulièrement prometteur comme solution ?

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L.M. – Je pense que c’est la prise de conscience de l’importance du travail d’équipe pour les médecins. Chaque omnipraticien peut offrir un plus grand accès aux patients s’il a les ressources pour le faire, par exemple s’il travaille avec une infirmière. Personnellement, j’ai engagé une infirmière deux jours par semaine et je trouve que je suis encore plus accessible. Il y a cependant d’autres façons. On peut aussi améliorer la rémunération de ceux qui participent à la gestion de l’accessibilité ou ont des projets novateurs.

M.Q. — Les relations tendues entre les omnipraticiens et l’État ne rend-elle pas plus difficile la recherche d’une solution ?

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L.M. – Le gouvernement ne peut pas régler le problème de l’accessibilité en disant que c’est la faute des médecins. Ils ne sont pas responsables de tout. Quand ils n’ont pas accès aux ressources spécialisées ou n’ont pas le personnel nécessaire, ils ne peuvent pas prendre en charge autant de patients qu’ils le pourraient. Par exemple, dans les GMF, il y a des infirmières qui ne sont pas remplacées.
Ensuite, pour régler le problème, il faudrait que le ministère de la Santé et les médecins communiquent par l’intermédiaire de la Fédération. Le ministère ne peut pas donner unilatéralement des ordres aux médecins. Je pense qu’un dialogue doit s’établir dans le respect de l’autonomie professionnelle des omnipraticiens.

M.Q. — Comment les médecins réagissent-ils au projet de loi no 20 ?

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L.M. – Ils sont en colère parce que le gouvernement a décidé que la médecine n’est plus une profession libérale. L’État a décidé que les médecins doivent exercer un nombre minimal d’activités qui sont gérées par le centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS). Ce dernier a une liste d’activités, et les médecins doivent choisir celles qu’ils feront et faire part de leur choix. Et quand ils suivent une clientèle, ils doivent voir un nombre déterminé de patients. Le ministre préconise cinq jours de travail par semaine et 200 jours par année, à raison de 20 patients par jour. Est-ce qu’il y a dans notre société des travailleurs autonomes – que ce soit des comptables, des avocats, des notaires – qu’on oblige à travailler tant d’heures, tant de semaines, à voir tant de clients ? Est-ce qu’ils ont l’obligation de travailler les fins de semaine, à Noël, à Pâques et en soirée ? En plus, le projet de loi 20 recourt constamment à la coercition. Les médecins sont en colère face à ça.

M.Q. — Qu’est-ce qu’ils pensent des quotas ?

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L.M. – Certains médecins m’ont confié qu’ils allaient maintenant sélectionner leur clientèle. Ils m’ont dit : « On va prendre des gens de 20 à 40 ans qui sont en bonne santé et qui ne nous empêcheront pas de répondre au critère de fidélisation. On va aussi regarder du côté du privé. »

M.Q. — Est-ce que certains médecins sont inquiets à la perspective d’avoir à changer leur pratique ?

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L.M. – Oui. Il y a les médecins qui exercent à l’urgence depuis des années, mais qui ne font pas les 36 heures par semaine requises et qui devront suivre des patients en cabinet. Il leur faudra une formation pour cela. Où l’auront-ils ? Qui va la payer ? Combien de temps cela va-t-il nécessiter ?
Dans mon association, il y a aussi les médecins qui offrent des soins spécialisés comme la médecine hyperbare ou le suivi des plaies complexes. Ces services n’étaient pas offerts par des spécialistes alors ils se sont formés dans ces domaines. Ils sont très inquiets. Ils se demandent ce qu’ils vont faire. Ceux qui font de l’enseignement dans les unités de médecine familiale vont-ils devoir suivre autant de patients ? Il y a des médecins qui font une bonne partie de leur travail à domicile auprès de personnes très malades. Ils ne peuvent pas voir autant de patients. En plus, comme ces derniers vont souvent à l’urgence, les omnipraticiens ne sont pas sûrs d’atteindre un taux de fidélisation de 80 %.

M.Q. — Quelle est la réaction des médecins concernant la nouvelle loi sur la réorganisation du réseau de la santé, l’ancien projet de loi no 10 ?

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L.M. – Les médecins des petits milieux sont très inquiets. Ils vont maintenant relever d’un conseil des médecins dentistes et pharmaciens (CMDP) souvent loin de chez eux. En ce qui nous concerne à La Pocatière, nous sommes à deux heures de route de Rimouski où le CMDP et le conseil d’administration du CISSS vont se réunir.
Le médecin omnipraticien qui sera choisi pour nous représenter au conseil d’administration devra défendre tous les milieux, autant les petits que ceux où il y a de l’enseignement. Il devra en plus représenter toute la région du Bas-Saint-Laurent, ce qui m’apparaît un peu utopique. Il faudra qu’il soit au courant de ce qui se passe à Matane, à La Matapédia, à La Mitis, à Rivière-du-Loup, à La Pocatière et à Rimouski.
Dans le projet de loi 10, on se demande aussi si notre directeur des services professionnels (DSP), qui connaît bien les problèmes de notre milieu, aura un rôle à jouer. Actuellement, il y a une table des DSP, va-t-elle continuer à exister ? Est-ce que notre DSP sera un adjoint du DSP qui sera nommé pour toute la région. On ne le sait pas.

M.Q. — Qu’est-ce qui inquiète le plus les médecins de votre région ?

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L.M. – Ils sont un peu désemparés de voir que tous les pouvoirs vont être concentrés à Rimouski. Les chirurgiens de notre hôpital sont inquiets, parce qu’ils ont peur qu’on leur demande d’aller exercer dans un autre centre s’il y a une pénurie de chirurgiens ailleurs. On se demande si nos ressources au bloc opératoire vont demeurer. Ce dernier va-t-il servir uniquement pour de la chirurgie d’un jour ? On n’aurait alors plus de chirurgien ni d’anesthésiste de garde en dehors de ses heures d’ouverture de ce service. On devrait donc abandonner l’obstétrique. Les patientes ne peuvent être transférées dans un autre centre, surtout l’hiver.

M.Q. — Et en ce qui concerne la pratique des omnipraticiens ?

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L.M. – Ils sont inquiets d’avoir à exercer dans un autre établissement du territoire où il y aurait des problèmes d’accès aux services. Est-ce que les médecins d’ici vont être obligés d’aller faire de la garde ailleurs ? La nouvelle loi limite les déplacements à 70 km. Mais c’est déjà beaucoup. En plus, c’est difficile de commencer à travailler dans un autre hôpital : on ne connaît pas le personnel ni le plateau technique. On ne sait pas où est le matériel.
Ce qui nous inquiète également ce sont tous les pouvoirs que s’arroge le ministre grâce à sa loi. S’il est d’avis que certaines modifications aux modalités de rémunération des médecins permettraient d’améliorer l’accessibilité et ne peuvent être convenues avec la Fédération dans un délai qu’il estime acceptable, il peut apporter ces changements avec l’approbation du Conseil du trésor. « Un délai acceptable », c’est très flou ! C’est comme s’il n’y avait plus d’organisme qui représentait les médecins. Les décisions pourront être prises unilatéralement.

M.Q. — Quel va être l’avenir de la médecine familiale ?

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L.M. – Je ne sais pas ce qui nous attend, mais je suis un peu inquiète. Je pense que le gouvernement essaie d’intervenir dans la pratique de la médecine, mais tente aussi de donner plus de pouvoirs à d’autres professionnels de la santé. On décide que les pharmaciens peuvent faire ceci, que les infirmières peuvent faire cela, alors que ces actes font partie de notre pratique. Mais ce qui m’inquiète vraiment, ce sont tous les processus créés pour gérer notre façon de travailler. Dans les groupes de médecine de famille, par exemple, les omnipraticiens deviennent de moins en moins autonomes. Le gouvernement essaie de contrôler l’activité médicale.