« parler en humain des choses humaines »
Anthropologue, auteur et communicateur, M. Serge Bouchard a proposé aux médecins de famille une pause philosophique. « Je vais réfléchir devant vous à des questions telles que : Que sommes-nous devenus comme société et qu’attendons-nous de la médecine ? Qu’est-ce que la médecine devient, est devenue et deviendra ? »
Le monde de la médecine peut apparaître comme un univers technique de statistiques et de performance. « J’entends souvent l’expression « être performant ». « Suis-je un médecin performant ? Combien ai-je de patients ? Je n’en ai pas assez. Je dois être paresseux. Je ne suis pas aussi rapide que l’autre qui, lui, est performant. » » Tous les médecins ont, dans un coin de leur esprit, l’image d’un collègue toujours bien organisé, qui comprend les patients, les ordinateurs, la société, les maladies, les finances. C’est un phénomène commun à tous les univers. « Tous les milieux de travail sont comme ça. Ils nous font croire qu’il y a un rendement à atteindre et une culpabilité à ressentir si l’on n’y parvient pas. »
Mais dans le cas des médecins, il y a aussi le problème de la banalisation de l’acte. « Parce qu’un médecin a affaire à des humains. Puisque vous faites affaire avec des humains, rien ne se résume à la statistique de l’acte », a dit M. Bouchard, interrompu par les applaudissements. « Tout se passe comme si on avait réglé le cas des médecins omnipraticiens sans jamais savoir ce qu’ils font dans la vie. »
Dans notre société des droits de la personne, et non des droits de la collectivité, les médecins doivent se poser des questions. « Êtes-vous au service des individus égoïstes en attente de l’absolu, de l’absolue santé, de la non-mortalité, du non-vieillissement ou êtes-vous au service d’une communauté ? D’une communauté dans laquelle chaque individu dépend des autres. »
Que faire pour améliorer la situation de manière globale ? « La clé, c’est de travailler ensemble. C’est de se mettre ensemble. C’est la créativité de l’ensemble. Vous savez que l’intelligence collective est supérieure. Pouvoir travailler avec tous les gens de la santé. Pouvoir avoir des relations humaines. »
Dans le monde moderne, tout est réduit aux chiffres, aux statistiques, aux données quantitatives. Si on fait la sociographie d’une profession, par exemple celle de chauffeur d’autobus, on obtient un volumineux rapport qui ne sera jamais lu, hormis son résumé de deux pages. On pourrait faire la même démarche pour les médecins. « Dites-moi en deux pages ce qu’est être un médecin sur une carrière de 35 ans. Dites-moi cela en une page et allez droit au but et si vous le pouvez, donnez-le-moi en chiffres. C’est la meilleure façon d’interdire la parole à tout le monde. Parlez pour être clair, parlez rapidement. Dites-moi rapidement ce que vous voulez, ce que vous ne voulez pas, ce que vous avez été, ce que vous serez. » On peut répéter l’exercice avec toutes les professions et faire ainsi le tour de la société. « Il faut réapprendre à parler humain. Ça, c’est un beau chantier. Il y a beaucoup de choses qui vont se régler quand on va réapprendre à parler en humain de choses humaines. »
Le salut est ainsi dans notre essence même. « Il faut revenir à des dimensions plus humaines, plus sociales, historiquement mieux cadrées. Il faut tous se rappeler que l’humain est mortel, que le corps est une machine compliquée. Que la santé est un état précaire qui ne présage rien de bon », a affirmé avec humour l’anthropologue.
Les médecins, comme les autres, ont par ailleurs une tâche à accomplir pour eux-mêmes. « Je vous souhaite bonne chance dans quelque chose qui ne sera pas facile. Parce que se réapproprier sa condition professionnelle et humaine est un droit collectif absolu. Notre société va s’améliorer quand nous reprendrons tous la parole. » //