Dossiers spéciaux

Patients dans un état critique

quand le pronostic des médecins et des proches diverge

Emmanuèle Garnier  |  2016-09-26

Selon une nouvelle étude, 53 % des proches d’un patient dans un état critique ont un pronostic différent de celui du médecin. Beaucoup, cependant, se trompent sur l’évaluation que fait le clinicien des chances de survie du malade.

Dans une unité de soins intensifs de San Francisco, un pa­tient est sous respirateur artificiel depuis cinq jours. Son risque de mourir est d’approximativement 40 % selon le score APACHE II (Acute Physiology and Chronic Health Evaluation). Il n’est pas en état de prendre de décision.

Des chercheurs demandent au médecin traitant quelles sont les probabilités que ce patient survive sur une échelle de 0 % à 100 %. Immédiatement après, ils posent la même question aux membres de la famille chargés de décider pour le malade. Les chercheurs demandent également à ces derniers quelle est, d’après eux, l’évaluation du médecin concernant les chances de survie du patient.

Cet exercice a été fait pour 174 patients dans un état critique hospitalisés dans quatre unités de soins intensifs de l’Université de Californie entre 2005 et 2009. En tout, 99 médecins et 229 proches ont été interrogés. Les chercheurs, le Dr Douglas White, de l’Université de Pittsburgh, et son équipe désiraient déterminer la fréquence de la discordance entre le pronostic des médecins et celui des familles et comprendre les facteurs en jeu.

Les résultats, publiés dans le Journal of the American Med­i­cal Association (JAMA), révèlent que 53 % des proches avaient un pronostic différent de celui du médecin (tableau)1 c’est-à-dire qu’il y avait un écart d’au moins 20 % entre leur évaluation et celle du clinicien concernant le risque de décès du patient. Ce seuil de 20 % n’est pas aléatoire. En effet, selon les études, le désir des grands malades d’avoir recours de manière prolongée au maintien des fonctions vitales chute substantiellement quand le pronostic se détériore de 20 %.

Les données révèlent par ailleurs de graves malentendus en ce qui concerne le pronostic que les familles attribuaient au médecin. Ainsi, parmi les proches dont l’évaluation des chances de survie du malade était différente de celle du clinicien, 84 % se trompaient sur le pronostic de celui-ci.

Tableau

L’optimisme des proches

Les chercheurs, en plus de poser des questions aux proches sur les pronostics, ont fait des entrevues semi-structurées avec certains pour approfondir leurs réponses.

Parmi les 156 proches interrogés, 71 avaient un pronostic plus optimiste que celui qu’ils attribuaient au médecin. Presque la moitié pensait que le fait d’être optimiste était bénéfique pour le patient ou leur permettrait de se protéger de la détresse psychologique. « Je crois vraiment dans les bonnes vibrations », a affirmé l’un des interviewés. Un autre expliquait : « On m’a dit de toujours penser de manière positive. Donc, j’essaie un peu de me sentir mieux. » Plusieurs croyaient que le patient avait des forces uniques qu’ignorait le clini­cien : « Je sais que mon frère est combatif et je le connais mieux que le médecin ». L’optimisme de certains était fondé sur la religion : « Je crois vraiment que le fait que quelqu’un vive ou non dépend de Dieu. »

Parmi les proches dont l’évaluation des chances de survie du malade était différente du médecin, 84 % se trompaient sur le pronostic du clinicien.

Dix pour cent des proches avaient, au contraire, un regard sur la situation plus sombre que celui qu’ils prêtaient au médecin. La plupart estimaient que le clinicien était intrinsèquement optimiste. Certains pensaient qu’il ignorait certaines caractéristiques du patient comme la perte de sa volonté de vivre ou son mauvais état physique initial. D’autres, encore, croyaient que l’investissement émotif du médecin auprès du patient obscurcissait son jugement ; ils devaient donc être pessimistes pour se préparer à la mort possible du malade.

À la fin de l’étude, 75 des 174 patients étaient décédés, soit 43 %. Qui des médecins ou des familles avaient eu les meilleurs pronostics ? L’évaluation des proches était plus exacte que s’ils avaient fait un choix au hasard, mais l’estimation du praticien était significativement meilleure que la leur (83 % contre 74 %).

Dr Yannick Poulin

Dialoguer avec les familles

La différence de pronostic entre médecin et famille est fré­quente, estime le Dr Yannick Poulin, pneumologue et in­tensiviste au Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de l’Estrie-Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke. « Notre travail est de le voir. Cela se fait en s’asseyant avec les familles, en discutant fréquemment avec elles, en étant très présent et en leur donnant souvent des nouvelles. »

À l’Hôpital Saint-Louis, à Paris, le Dr Élie Azoulay, qui signe avec deux collègues l’éditorial du JAMA2, propose de commencer la discussion avec la famille par des questions telles que : « Que comprenez-vous des résultats attendus par l’équipe soignante ? » ou « Que vous a dit l’équipe soignante sur ses attentes ? »

Le Dr Poulin, qui pratique à l’Hôpital Fleurimont et à l’Hôtel-Dieu de Sherbrooke, est d’accord avec les éditorialistes. « C’est toujours bon également de commencer une conversation avec les familles en cherchant à savoir où elles en sont dans leur cheminement. Il faut aussi terminer la conversation en demandant : “Qu’est-ce que vous avez compris de tout cela ?” Il faut poser la question pour être certain que les pro­ches ont bien saisi et n’ont pas arrêté d’écouter ou de comprendre après une phrase que l’on a dite. » Parce que des éléments émotifs peuvent créer une interférence. « Quand on apprend une mauvaise nouvelle aux proches, ils ont ten­dance – comme nous tous – à moins écouter et à moins bien comprendre. De ma­nière générale, quand vous donnez plu­sieurs informations, les personnes ne retiennent souvent que le début. Il faut donc revenir, rediscuter et voir où les familles en sont. Quand on se rend compte qu’elles n’ont pas tout compris de l’état du patient, on doit répéter, revoir la situation avec elles. »

Parfois, cependant, la divergence de pronostic tient non pas à une mauvaise compréhension de l’évaluation du médecin, mais à la manière différente de voir des proches. Dans l’étude, presque 60 % des cas de désaccord entre le pronostic du proche et celui du médecin s’expliquaient au moins partiellement ainsi. « Nos données semblent indiquer qu’il est nécessaire non seulement d’intervenir pour rendre les informations sur le pronostic plus compréhensibles, mais aussi de s’occuper des facteurs émotifs et psychologiques qui influencent les attentes des proches concernant le pronostic », indiquent les chercheurs.

Un message d’équipe

Le Dr White et ses collaborateurs estiment que les cliniciens devraient de manière automatique vérifier auprès des proches leur perception du pronostic avant de discuter du but des soins. Un optimisme démesuré chez les familles, indiquent-ils, comporte un risque : la surutilisation de traitements effractifs chez des patients mourants et la sous-utilisation des soins palliatifs.

Le Dr Poulin contourne cette difficulté par le dialogue. « On peut facilement percevoir si les proches sont prêts à recevoir une mauvaise nouvelle. Lorsqu’ils ne le sont pas encore, il faut les faire cheminer. C’est souvent le travail que l’on a à faire : leur montrer que finalement le problème de santé du patient est beaucoup plus grave que ce qu’on pensait au départ. Je trouve néanmoins très important de ne pas arriver dès le début comme un bulldozer et de ne pas assommer les pro­ches avec une mauvaise nouvelle. »

Par ailleurs, la communication avec les familles est souvent, de nos jours, une affaire d’équipe. Selon le Dr Azoulay et ses collaborateurs, pour une communication optimale, tous les cliniciens et autres professionnels de la santé qui s’occupent du patient doivent s’entendre pour transmettre un message unique et cohérent aux proches.

« Je serais curieux de refaire l’étude avec l’approche multidisciplinaire que l’on a maintenant, mentionne pour sa part le Dr Poulin, également professeur adjoint à l’Université de Sherbrooke. Au cours des cinq à dix dernières années, beaucoup de changements ont été apportés dans les différentes unités de soins in­ten­sifs concernant la communication avec les familles. Je crois que le contact avec l’équipe multidisciplinaire plutôt qu’uniquement avec l’intensiviste qui, auparavant, rencontrait seul les familles changerait beaucoup les résultats. Avec l’approche multidisciplinaire, on dit tous la même chose au patient. C’est la particularité d’une équipe. Tout le monde a des idées différentes, mais le message final est commun. »

« C’est toujours bon de commencer une conversation avec les familles en cherchant à savoir où elles en sont dans leur cheminement. »

– Dr Yannick Poulin

Faire cheminer les familles

Le rôle du médecin n’est ainsi pas uniquement de relayer l’information. Il doit « optimiser la capacité des proches qui prendront les décisions pour le patient d’écouter, d’absorber, d’intégrer et d’utiliser les informations, dont celles concernant le pronostic des cliniciens », soulignent le Dr Azoulay et ses collègues.

Il faut prendre le temps d’accompagner les familles, estime pour sa part le Dr Poulin. « Quand j’ai commencé à pratiquer, ma mère m’a dit : “Il faut toujours garder à l’esprit que le médecin ne se souviendra pas de façon très précise de toutes les familles ni de tous les patients qu’il a perdu dans sa carrière. Mais les familles, elles, vont toujours se souvenir de lui. Elles n’oublient jamais le médecin qui leur a annoncé qu’il n’y avait plus rien à faire”. Garder cela en tête nous ramène au fait que même quand on est pressé, même quand on est fatigué, il faut toujours prendre le temps d’aider les familles à cheminer. » //

Bibliographie

1. White DB, Ernecoff N, Buddadhumaruk P et coll. Prevalence of and factors related to discordance about prognosis between physicians and surrogate decision makers of critically ill patients. JAMA 2016 ; 315 (19) : 2086-94.

2. Azoulay E, Kentish-Barnes N, Nelson JE. Communication with family caregivers in the intensive care unit: answers and questions. JAMA 2016 ; 315 (19) : 2075-7.