un mal à éradiquer
L’intimidation se manifeste à tous les niveaux de la société et le milieu médical n’y échappe pas. Comment éliminer ce fléau qui compromet la qualité de vie des professionnels de la santé ainsi que la qualité des soins qu’ils offrent ?
Des médecins en pratique ou en formation se font intimider par d’autres cliniciens, mais aussi par des infirmières, des gestionnaires et même par les familles des patients. L’intimidation est présente partout et peut toucher tout le monde médical.
Directrice du Programme d’aide aux médecins du Québec (PAMQ), la Dre Anne Magnan, également médecin-conseil, a accompagné de nombreux cliniciens victimes d’intimidation. « L’intimidation peut être vécue autant par les médecins déjà en pratique que par les résidents », dit-elle.
Généralement, le médecin se présente au PAMQ avec des symptômes dépressifs. Un médecin-conseil l’interroge alors sur les événements et les incidents ayant eu des répercussions sur sa vie et son travail. Le problème de l’intimidation, lorsqu’il est présent, peut transparaître de deux manières. Le médecin peut indiquer ouvertement qu’il subit du harcèlement et a besoin d’aide, mais il peut aussi parler de difficultés sur le plan de sa santé mentale, sans avoir vraiment pris conscience qu’il subissait de l’intimidation.
Dans un premier temps, le médecin-conseil tente de bien comprendre ce que la personne intimidée a supporté, explique la Dre Magnan. « On lui fait prendre conscience de ce qu’elle a vécu et de la raison pour laquelle cela a eu un tel effet sur elle, indique la Dre Magnan. Il faut bien documenter la situation, nommer les choses par leur nom, reconnaître le vécu de cette personne afin qu’elle soit capable de suivre une psychothérapie. Il y a toutefois des médecins qui arrivent en dépression majeure et doivent donc être traités par un psychiatre. La confiance en soi et l’estime de soi peuvent être complètement démolies. Il y a tout un processus de guérison à entreprendre. »
Lorsque la personne a reconnu l’intimidation dont elle est victime, le médecin-conseil va lui fournir les moyens d’y faire face. Le médecin intimidé doit identifier la ou les personnes responsables de ce qu’il vit. Mais il peut être très difficile de faire face à son intimidateur. « Ce n’est pas nécessairement la meilleure solution, fait remarquer la Dre Magnan. Mais si on décide de rencontrer l’intimidateur, il est préférable de ne pas le faire seul. On évalue avec le médecin intimidé la possibilité pour lui de limiter ses contacts avec son intimidateur ou ses chances d’avoir une communication optimale avec lui. Il faut recourir à la hiérarchie et à l’organisation en place pour obtenir du soutien pour régler la situation. On aide les gens afin de les réintégrer dans leur milieu. Mais parfois, ils doivent tout simplement partir. »
Au Spectrum Health Grand Rapids, un complexe de sept centres hospitaliers situé au Michigan, la Direction des services périopératoires a réalisé une étude sur l’intimidation après un événement grave1. Un questionnaire a été distribué tant aux anesthésistes qu’aux chirurgiens. Il s’est avéré que si la majorité d’entre eux reconnaissait que la violence physique ou verbale constituait de l’intimidation, moins de la moitié considérait que le fait de refuser de répondre à une question, de se montrer impatients quand on les interrogeait ou de dire : « contentez-vous de me donner ce que j’ai demandé » n’en était pas.
Plusieurs médecins intimidateurs estimaient par ailleurs que leur comportement était justifié. « Si je crie, j’obtiens l’instrument dont j’ai besoin pour soigner mon patient. Mon comportement est donc justifié pour le protéger », a affirmé un participant de l’étude. Bien des médecins intimidateurs refusaient de reconnaître qu’ils l’étaient. L’un d’eux, par exemple, disait : « Je ne suis pas un intimidateur, je suis seulement une personne au tempérament intense. » En fait, plusieurs médecins considéraient leur comportement comme un moyen efficace d’améliorer les soins aux patients et, par conséquent, ne voyaient pas la nécessité de le modifier.
N’importe quelle menace ou pression exercée sur une personne ou un groupe de personnes constitue une forme d’intimidation. « Il n’y a pas de solution miracle pour faire disparaître l’intimidation, reconnaît la Dre Yun Jen, présidente de l’Association médicale du Québec (AMQ). Mais on essaie d’aider les médecins à développer et à assumer leur leadership pour s’assurer de conditions de travail favorables afin d’éviter les périodes de tension et d’agressivité. »
L’AMQ offre donc aux médecins une formation portant sur le leadership, dans le cadre des ateliers du Physician Management Institute. Il s’agit d’un programme de l’Association médicale canadienne adapté au milieu québécois, qui porte sur différents volets du leadership, notamment sur la connaissance de soi. « Un leader peut être un intimidateur, de là l’importance de bien se connaître, estime la Dre Jen. Nos ateliers fournissent des éléments permettant de bien comprendre les différentes situations. » L’AMQ propose également un atelier sur la résolution de conflits et a créé un regroupement de médecins gestionnaires. Le but est de leur offrir un forum de discussion afin qu’ils puissent partager leurs expériences et discuter des difficultés auxquelles ils font face dans leur travail.
« Quant au médecin intimidé, il peut porter plainte auprès des autorités en place dans son milieu, mais il peut aussi en parler avec des intermédiaires, précise la Dre Jen. On veut aider les médecins en accroissant leurs compétences de leader, en leur apportant un soutien et un réseautage, plutôt qu’en leur disant exactement quoi faire, car chaque cas est unique. »
L’Association canadienne de protection médicale, pour sa part, a publié de nombreux documents sur l’intimidation et les médecins perturbateurs et donne des séances de formation sur ce sujet. Le Collège des médecins du Québec, lui, offre un atelier surtout destiné aux médecins gestionnaires sur les médecins qui ont un comportement perturbateur dans leur environnement de travail.
La Fédération des médecins résidents du Québec (FMRQ) reçoit, chaque année, environ une centaine de demandes provenant de résidents victimes d’intimidation. « Auparavant, on considérait cela comme faisant un peu partie de la culture médicale, car tout le monde peut être passé par là à un moment donné », explique le Dr Christopher Lemieux, secrétaire général de la FMRQ et président du Comité bien-être.
Des exemples de comportements intimidants ? Un patron qui déchire une feuille de consultation, parce qu’il juge le travail inadéquat. « Certains résidents se font dire que la seule chose qui est positive dans le rapport de consultation est leur belle écriture », mentionne le Dr Lemieux. Mais le résident peut aussi avoir à faire face à une infirmière qui refuse de vouloir donner un médicament qu’il a prescrit (cela arrive plus fréquemment aux résidentes), à un résident plus élevé hiérarchiquement qui lui dit qu’il ne doit pas le réveiller pour « ce genre de niaiseries », à une infirmière qui le harcèle la nuit afin de retirer un appareil de surveillance à un patient sous prétexte qu’il n’en a plus besoin.
L’intimidation peut prendre d’autres formes. « Certains résidents se sentent obligés d’accomplir des tâches supplémentaires non encadrées par leur convention collective de peur de représailles », ajoute pour sa part la Dre Annie Trépanier, présidente de la FMRQ.
Plusieurs études ont été faites sur le harcèlement que subissent les résidents. Le sondage national de 2012 de l’Association canadienne des internes et des résidents révèle, par exemple, que 73 % des résidents se seraient sentis diminués pendant leur résidence à cause du comportement inadéquat d’un tiers, souvent un médecin ou une infirmière2. Selon la revue de littérature qui accompagne ces données, la forme la plus fréquente d’intimidation et de harcèlement consiste en des commentaires inappropriés ou des menaces.
L’intimidation et le harcèlement ont des conséquences. Ils ont un effet néfaste sur le travail du résident et rendent ces derniers moins satisfaits de leur résidence, révèlent les études. Sur le plan émotif, les jeunes médecins ressentent de la colère et une diminution de l’envie de travailler2. « En début de résidence, le jeune médecin est très vulnérable aux différents comportements désagréables », précise le Dr Lemieux.
Pour faire face à l’intimidation, il faut d’abord reconnaître que l’on se fait intimider et en parler avec des personnes ressources qui peuvent nous aider, estime la Dre Trépanier, également résidente 5 en psychiatrie à l’Université McGill. « Il faut savoir vers qui se tourner, car l’intimidation détériore notre qualité de vie, nuit à notre travail au quotidien et compromet notre formation. Une personne qui est tout le temps impolie avec tout le monde, cela devient irritant et fort désagréable. C’est pire lorsqu’il y a des attaques insidieuses sur une personne afin de ternir sa réputation et de diminuer sa crédibilité. Cela peut être particulièrement difficile. »
Résident 3 en médecine interne, le Dr Lemieux affirme qu’un fort taux d’intimidation provient des infirmières envers les résidents. Selon plusieurs études, elles constitueraient la seconde source d’intimidation après les médecins2. « C’est particulièrement fréquent dans les lieux engendrant plus de stress, comme l’urgence ou les soins intensifs, dit-il. Ce sont des milieux où les infirmières sont habituées à une plus grande autonomie. Le fait d’avoir de nouveaux résidents qui changent un peu leur manière de travailler, qui ne sont pas familiers avec le contexte de l’urgence et des soins intensifs, les rend plus agressives envers ces derniers. »
Les infirmières peuvent, par exemple, ne pas tenir compte des recommandations ou des ordres des résidents. En chirurgie générale, cela arrivait de manière régulière à 30 % des résidents interrogés dans le cadre d’une étude américaine3. Sur le plan des relations personnelles, la forme d’intimidation la plus fréquente des infirmières était d’ignorer le résident quand il s’approchait ou d’avoir une réaction hostile (18 %) ou encore de le laisser de côté ou de l’exclure (17 %).
Les résidents peuvent aussi subir des frustrations venant d’autres sources. « Des patients nous disent parfois ne pas vouloir d’un résident. Des familles aussi peuvent refuser que le patient soit vu par un résident disant qu’il n’est pas encore médecin », explique la Dre Trépanier.
« Aucun membre d’un département médical universitaire n’est à l’abri de la possibilité d’agir d’une manière impolie dans des circonstances stressantes », avertissent des chercheurs de l’Université du Nouveau-Mexique, aux États-Unis4.
Quelles mesures sont prises dans les universités pour prévenir les attitudes inadmissibles ? « Le harcèlement et l’intimidation, peu importe à quel niveau ils se situent, sont jugés inacceptables et les facultés de médecine se préoccupent depuis plusieurs années de la qualité de l’environnement d’apprentissage des étudiantes et des étudiants, que ce soit en milieu universitaire ou en milieu clinique », assure le Dr Rénald Bergeron, doyen de la Faculté de médecine de l’Université Laval et porte-parole des quatre facultés à ce sujet.
Quels moyens sont déployés ? « Plusieurs campagnes intéressantes de communication sont mises de l’avant pour dénoncer l’intimidation, favoriser les bons comportements et donner accès à des ressources en place si des situations se présentent, indique le Dr Bergeron. Plusieurs initiatives sont aussi créées pour favoriser le bien-être des étudiants et des résidents ainsi que la collaboration, telles que des groupes d’entraide, des conférences et cours, des activités sociales, de la formation et de la sensibilisation auprès des enseignants. Plusieurs services et ressources (comme les psychologues et les conseillers) sont accessibles aux étudiants et il existe aussi des centres en matière de prévention et de harcèlement et de discrimination, fonctionnant de manière indépendante, qui sont également accessibles pour toute victime en milieu universitaire.»
La FMRQ, de son côté, a un comité bien-être qui s’intéresse à la question de l’intimidation. Le groupe fait beaucoup de prévention en donnant des conférences sur le sujet. « On lance une invitation à tous les directeurs de programmes qui sont intéressés à nous recevoir », dit le Dr Lemieux.
Cette année, la FMRQ fait une vaste campagne de sensibilisation contre l’intimidation. Le message sera transmis par des lettres, des affiches et diverses interventions dans le milieu de la santé. Un colloque ayant pour thème l’intimidation aura lieu le 20 mai prochain. Par ailleurs, la FMRQ va concevoir un guide pour les résidents afin qu’ils sachent quoi faire en cas d’intimidation. //
Malgré des manœuvres intensives, les secouristes n’ont pas réussi à réanimer la Dre Émilie Marchand. La résidente 3 en médecine interne à l’Université de Montréal est décédée le 17 novembre 2014. Elle s’est suicidée !
Qu’est-ce qui peut bien conduire une jeune femme dans la vingtaine, promise à un brillant avenir, à poser ce geste fatal ? Certes, selon ses proches, Émilie souffrait de certains problèmes psychologiques ayant nécessité des arrêts de travail. « Elle était en dépression, et je n’en savais rien, déplore sa mère, Mme Dominique Couture. Dans les universités, la dépression et l’épuisement professionnel sont des
sujets tabous. Émilie ne voulait pas en parler à ses patrons de peur de se faire dire qu’elle n’était pas à sa place. »
Émilie adorait la médecine, disent ses parents. A-t-elle été victime d’intimidation ou de harcèlement ? Cela est difficile à dire selon eux. « Une chose est certaine, ma fille était très sensible », dit sa mère.
Émilie a été désenchantée par la médecine. « La médecine l’a tuée, lance sa mère. C’était devenu trop exigeant. Elle souffrait d’anxiété de performance. Les étudiants en médecine sont toujours stressés, car ils sont constamment jugés par les patrons. Ils n’ont pas droit à l’erreur. »
Si Émilie a apprécié certains stages, il est certain qu’elle a détesté le dernier qu’elle a fait aux soins intensifs du CHUM. Elle a dit à sa mère qu’elle se sentait incomprise. « Il semble que la goutte qui aurait fait déborder le vase ait été l’intimidation dont elle aurait été victime de la part de collègues aux soins intensifs. Elle aurait connu beaucoup d’opposition de la part des infirmières et reçu une évaluation de stage qui aurait été très négative, raconte un de ses collègues. Les victimes d’intimidation peuvent vivre une immense détresse psychologique et de la dépression. »
À peine remis de ce drame qui l’a anéanti, le père d’Émilie, M. Richard Marchand, soutient que l’on ne peut accuser personne. Il reconnaît toutefois que sa fille a été bouleversée par son dernier stage. « Elle avait par ailleurs beaucoup de difficultés avec les directeurs de programmes particulièrement, avec la manière dont ils traitent les résidents », indique-t-il.
Au complexe funéraire, les camarades d’Émilie étaient démolis. « L’une de ses collègues résidentes est venue me voir et ne cessait de pleurer. En général, ce que j’ai ressenti c’est que ses collègues ont été très secoués par le geste d’Émilie. J’ai également ressenti chez eux une grande détresse. Je pense que, jusqu’à un certain point, ils vivaient également de la détresse et de l’épuisement à cause de la manière dont ils sont traités par les gestionnaires de stages », affirme le père.
À la suite de ce triste événement, l’ombudsman de l’Université de Montréal, Mme Pascale Descary, a publié en mars 2015 un rapport spécial à l’attention du vice-décanat aux études médicales postdoctorales de la Faculté de médecine. Intitulé « Soutien aux résidents en difficulté : constats et recommandations », ce rapport précise que « la littérature consultée, ainsi que les données statistiques recensées, exposant clairement la détresse vécue chez les résidents, les deux plus récents suicides de résidentes inscrites dans des programmes de spécialité de l’université et des situations de harcèlement et d’intimidation bien enracinées dans certains milieux ou dont le traitement manque de neutralité et de transparence nous amènent toutefois à penser que, malgré les bonnes pratiques déjà en vigueur, il y a encore place à amélioration. »
1. Dull DL1, Fox L. Perception of intimidation in a perioperative setting. Am J Med Qual. 2010 ; 25 (2) : 87-94. DOI : 10.1177/1062860609352107.
2. Karim S, Duchcherer M. Intimidation and harassment in residency: a review of the literature and results of the 2012 Canadian Association of Interns and Residents National Survey. Can Med Educ J 2014 ; 5 (1) : e50-e57.
3. Schlitzkus LL, Vogt KN, Sullivan ME et coll. Workplace bullying of general surgery residents by nurses. J Surg Educ 2014 ; 71 (6) : e149-e154. DOI : 10.1016/j.jsurg.2014.08.003.
4. Fraser K, Clarke G, Hager B et coll. Residents and faculty work together to reduce faculty intimidation of residents and improve morale. Acad Psychiatry 2014 ; 38 (2) : 217-20. DOI : 10.1007/s40596-014-0056-4.