comment faire face à tout ce stress ?
Un trop grand nombre de changements peut provoquer une « fatigue de changement », un nouveau concept sur lequel se penchent des chercheurs. Une psychologue, cependant, a mis au point une manière de mieux faire face au stress au travail.
Les médecins de famille sont soumis à un nombre incalculable de changements : nouvelle manière de facturer, nécessité de suivre plus de patients, utilisation d’un dossier médical électronique, fonctionnement en accès adapté, arrivée de divers professionnels dans leur clinique, restructuration du réseau de la santé, nouvelles directives du ministre de la Santé, etc.
Cette avalanche de changements peut avoir des répercussions. Un nombre excessif de transformations, d’adaptations, de modifications peut mener à ce qu’on appelle « la fatigue de changement ». Il s’agit d’un nouveau concept auquel s’intéressent les chercheurs. La Pre Céline Bareil, qui enseigne à HEC Montréal, s’est penchée sur ce phénomène au cours de ses recherches sur le réseau de la santé. « On sait que la fatigue de changement peut mener au stress, à l’épuisement et nuire au bien-être psychologique. D’ailleurs, une de mes questions de recherche était : jusqu’où peut-on pousser le système humain ? », indique la docteure en psychologie.
Le Pr Kevin Johnson, collègue de la Pre Bareil, dirige à HEC Montréal un grand programme de recherche sur la fatigue de changement. « Il s’agit d’une fatigue liée à la saturation d’initiatives de changements que subit une personne. C’est un sentiment de trop-plein, explique le docteur en gestion. Ce n’est pas fondamentalement différent de l’épuisement professionnel. La fatigue de changement vient du fait que la quantité et l’intensité des demandes sont disproportionnées par rapport aux ressources dont dispose la personne. »
On connaît maintenant le mécanisme de ce type de fatigue. Il prend la forme d’un cercle vicieux qui conduit au cynisme, au désengagement et à l’épuisement. Les demandes liées aux changements peuvent devenir tellement importantes qu’elles dépassent les capacités d’une personne et la laissent épuisée et saturée. « Qu’est-ce que cela provoque ? Cela rapetisse tout d’un coup sa perspective, indique le Pr Johnson. Elle voit de plus en plus à court terme, plutôt qu’à long terme. Et plus elle voit à court terme, moins elle est en mesure de saisir le sens des changements qui la touchent. Il est plus facile d’être cynique et désengagé quand on ne voit pas le sens stratégique des changements lancé par le milieu dans lequel on travaille. »
Il y a ensuite un effet boule de neige. Le cynisme s’immisce entre autres dans les relations avec les autres. Sur le plan professionnel, cela peut être très préjudiciable. « Plus je suis cynique et plus je risque d’interpréter négativement les réponses des gens autour de moi ou les intentions de la direction. Mes réactions en réunion peuvent être défensives, par exemple. On risque donc de m’isoler, de ne pas me faire participer au déroulement des initiatives à venir. Cela aura comme effet de me rendre encore plus cynique à cause du manque d’information », explique le Pr Johnson.
Comment améliorer ses stratégies d’adaptation devant tous ces changements ? Sur le plan individuel, quels sont les meilleurs mécanismes pour y faire face ? Mme Lucie Côté, docteure en psychologie clinique, a créé un modèle qui permet de choisir les bonnes stratégies d’adaptation pour affronter le stress au travail (tableau1).
Une stratégie est efficace si elle permet de maîtriser une situation stressante ou d’en réduire les répercussions sur son bien-être physique et psychique. Comment déterminer la meilleure ? « Si on prend le cas des médecins qui doivent vivre de nombreux changements, la question qu’ils doivent se poser, selon mon modèle, est : qu’est-ce qui peut être maîtrisé dans ces changements et qu’est-ce qui ne peut l’être ? », explique la Pre Côté qui enseigne au Département des relations industrielles de l’Université du Québec en Outaouais.
Quand c’est possible, la meilleure tactique consiste à modifier la situation. Il s’agit donc de passer à l’action. On utilise ou on développe nos compétences et nos ressources pour transformer la situation ou y faire face. On peut avoir à communiquer, à analyser, à fournir des efforts accrus, à réorganiser son temps et son environnement. Il peut aussi être nécessaire de mobiliser son réseau social. Cette stratégie donne un sentiment de compétence et de satisfaction.
Mais que faire si on n’a aucune emprise sur les changements que l’on subit ? La société occidentale valorise beaucoup l’action. Une vision qui repose sur l’illusion qu’il est possible de tout maîtriser.
En réalité, il est tout aussi important de savoir lâcher prise que de passer à l’action, ont montré les études de la Pre Côté et d’autres chercheurs. « Je privilégie l’action quand c’est possible, quand on peut maîtriser certaines choses. Cependant, il y a plein de situations qu’il faut accepter, beaucoup plus que les gens ne voudraient l’admettre. » Lorsque c’est le cas, poursuivre ses efforts est inutile, épuisant et éventuellement néfaste pour la santé.
La stratégie du lâcher-prise nécessite une transformation intérieure. « On fait le deuil de la façon dont on voudrait que les choses fonctionnent. Le fait d’accepter la situation ne veut pas dire qu’on est d’accord. Cela signifie simplement qu’on est conscient de la réalité et qu’on l’accepte. Si jamais on peut faire quelque chose plus tard, on le fera. Mais pour l’instant, on n’a aucune latitude. On se libère donc un peu de notre frustration. » La stratégie du lâcher-prise permet de se sentir plus serein et en paix. « On doit savoir choisir ses batailles », indique la psychologue.
S’il existe de bonnes stratégies d’adaptation, il y en a aussi des mauvaises. Les tactiques comme la résignation et la déresponsabilisation, par exemple, sont néfastes. « Si l’on peut faire quelque chose et que l’on n’agit pas, c’est malsain. C’est un genre de démission. Si l’on ne fait rien, il n’y aura pas de changement, pas de résultat », indique la Pre Côté. Ainsi, procrastiner, rester passif, abdiquer, s’en remettre aux autres, se lamenter est non seulement inefficace, mais aussi nocif. Des sentiments dépressifs peuvent en émerger.
À l’autre extrémité du spectre, il y a l’acharnement, qui est une stratégie tout aussi nuisible. Quand on ne peut rien changer à une situation, il ne faut pas s’entêter. Certains s’obstinent à poursuivre des actions inefficaces, à vouloir atteindre des résultats irréalistes ou à régler des problèmes qui relèvent d’autres personnes. Se battre inutilement crée beaucoup de frustration et d’anxiété et finit par épuiser.
L’acharnement peut être psychique. « Si l’on veut dans sa tête que la situation soit différente, on perd son énergie mentale. » L’acharnement peut aussi toucher les relations personnelles. « On ne peut pas changer la personnalité, par exemple, d’un collègue. On va se frapper la tête contre le mur. On ferait mieux de négocier avec la personnalité qu’il a », conseille la psychologue.
Certaines personnes sont plus susceptibles de recourir à l’acharnement. « Il y a des perfectionnistes qui veulent que les choses soient tellement parfaites que c’est impossible d’y parvenir. On peut rechercher l’excellence, ce qui est bien, mais on ne peut pas atteindre la perfection. Là, on s’épuise. Pour les professionnels de haut niveau, c’est le lâcher-prise qui est le plus difficile. »
Le modèle de la Pre Côté tient aussi compte des stratégies générales susceptibles de hausser ou d’atténuer la capacité d’affronter les situations difficiles. Les tactiques qui accroissent le bien-être constituent une base importante. « Si l’on est capable d’avoir une vie dans laquelle on s’accomplit et on se développe, de nourrir son corps, son esprit, ses relations interpersonnelles, d’avoir une vie de couple et de famille enrichissante, c’est sûr qu’on est plus armé et qu’on a plus d’énergie pour faire face à n’importe quelle situation. »
Certaines stratégies générales sont, au contraire, nocives : celles de l’évitement. Plusieurs personnes vont engourdir leurs émotions et leurs sensations avec la drogue, les médicaments, l’hypersomnie, l’alcool. « Si quelqu’un se met à boire de manière excessive, c’est sûr qu’il sera moins bien outillé pour affronter n’importe quelle situation. »
Certains vont bloquer les pensées désagréables et pratiquer de manière excessive des activités compensatoires comme magasiner, manger, jouer à des jeux électroniques ou de hasard. Elles pourront avoir tendance à éviter les sources de stress que peuvent constituer certains lieux, des personnes précises ou des activités particulières.
La Pre Côté a créé un plan en plusieurs étapes pour affronter le stress au travail. « Je propose aux gens d’évaluer d’abord leurs stratégies générales. Est-ce qu’ils prennent soin de leur corps, de leur esprit, de leurs relations avec leur conjoint, leurs enfants, leurs parents ? Cela fait partie d’une vie équilibrée. Est-ce qu’ils prennent du temps pour se ressourcer ? Pour faire de l’activité physique ? Pour aller à l’extérieur ou dans la nature ? » Les personnes doivent ensuite passer en revue les stratégies d’évitement auxquelles elles peuvent recourir. « Est-ce qu’elles prennent trop d’alcool, jouent de manière compulsive ou procrastinent ? Il faut faire un peu une analyse de sa vie en général. »
Puis, il faut examiner les problèmes précis de stress au travail. « On doit décortiquer chacun des stresseurs ou des situations de stress pour voir ce qui peut être maîtrisé et ce qui ne peut l’être », indique la psychologue.
On examine ensuite son comportement devant la situation. Si on n’a aucune emprise sur ce qui arrive, est-ce que cela nous met en colère ? « Si la situation stresse les gens, c’est qu’ils n’ont pas encore lâché prise. Est-ce qu’il y a des choses sur lesquelles ils s’acharnent, qui les frustrent, mais qu’ils devraient, dans le fond, accepter ? À l’opposé, s’ils peuvent agir et que, pour toutes sortes de raisons ils ne le font pas, ils doivent voir ce qui les empêche de passer à l’action et de modifier la situation. »
Après, il faut se faire un plan d’action pour améliorer ses stratégies de bien-être, diminuer ses tactiques d’évitement et, au besoin, passer de la résignation à l’action ou au contraire de l’acharnement au lâcher-prise.
La dernière étape est le suivi. « Il faut évaluer après un temps si les changements que l’on a faits dans ses stratégies d’adaptation générales ou spécifiques ont donné des résultats », indique la Pre Côté.
Le modèle de la chercheuse a émergé entre autres de ses études sur les enseignants. « Je voulais savoir pourquoi certains s’en sortent bien et d’autres moins bien dans certaines situations de stress, alors que le contexte est équivalent pour tous. On a comparé les deux groupes, puis j’ai fait une analyse. »
La psychologue a testé sa méthode. « Je l’ai mise en application dans une population clinique. Comme je fais de la psychothérapie, de vrais clients l’ont essayée. » La Pre Côté enseigne également son modèle dans ses cours à l’université. Et il fonctionne aussi auprès des jeunes. « Mes clients et mes étudiants me disent qu’ils appliquent mon modèle, que c’est concret et qu’ils ont des résultats. » //