ou comment améliorer les soins de première ligne
Les médecins omnipraticiens qui décident de consacrer leur carrière à la recherche en médecine familiale le font pour de multiples raisons. Pourtant, leur objectif demeure commun : trouver des solutions pour mieux soigner les patients.
Passionnés, curieux de nature et surtout soucieux d’améliorer leur pratique de la médecine familiale au Québec, des omnipraticiens ont fait le choix de consacrer leur carrière à la recherche. Une poignée il y a trente ans, ils sont aujourd’hui quelques dizaines à vouloir trouver des solutions pour mieux soigner les patients.
Peut-on aider les diabétiques moins nantis à mieux maîtriser leur glycémie ? Comment favoriser le dialogue sur l’aide médicale à mourir entre le médecin et le patient ? Comment les médecins peuvent-ils mieux assister les aidants naturels dans leur rôle de soignants ? Comment s’y prendre pour améliorer la qualité et les services dans les départements d’urgence en milieux ruraux ? Ces questionnements ne sont que quelques exemples pour lesquels des cliniciens ont cherché à trouver des réponses hors de leurs guides de pratique. Et ils y sont parvenus.
« À la base, nos guides de pratique en médecine familiale sont largement inspirés des recherches effectuées dans les milieux spécialisés. Ce qui donne lieu parfois à des situations qui ne sont pas vraiment adaptées à la réalité des omnipraticiens qui travaillent essentiellement en première ligne. Dans mon cas, j’ai voulu mieux comprendre comment on pouvait, de façon efficace, intégrer des activités de prévention dans notre pratique quotidienne. Je considérais que les recommandations qu’on nous faisait étaient difficiles à appliquer », explique Dre Marie-Dominique Beaulieu, professeure titulaire à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal. Par exemple, dans un de ses derniers projets, la Dre Beaulieu a voulu comprendre comment mieux traiter les personnes diabétiques aux prises avec d’autres maladies chroniques, dont la dépression.
Directrice scientifique à l’unité de Soutien à la recherche axée sur le patient (SRAP)-Québec, la Dre Beaulieu fait figure de pionnière en recherche dans l’univers de la médecine familiale au Québec. Depuis la fin des années 1980, l’omnipraticienne de formation a participé à plus d’une trentaine d’études sur la prévention en médecine familiale et sur la qualité des soins en première ligne.
Comment s’effectue le choix des sujets de recherche ? « Ils viennent à nous tout naturellement. Ces choix se font en fonction de nos questionnements », répond la Dre France Légaré, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la décision partagée et l’application des connaissances de niveau 1 à la Faculté de médecine de l’Université Laval. Elle est également l’une des directrices de l’unité SRAP-Québec.
Ce sont les hormones prescrites aux femmes ménopausées qui ont justement dirigé cette clinicienne vers la recherche. « Lors de mes premières années de pratique dans les années 1990, je voulais savoir pourquoi seulement 15 % des femmes ménopausées prenaient des hormones. Pourquoi n’y en avait-il pas plus ? Quel était le problème ? J’étais convaincue qu’elles avaient tort », raconte la Dre Légaré.
Des recherches et surtout des rencontres avec d’autres experts se posant les mêmes questions lui ont permis de mieux comprendre la crainte des femmes... et de changer d’avis envers cette pratique. « Des études ont finalement montré que ces hormones synthétiques prescrites pour combattre les risques de maladies coronariennes jouaient, en fait, un rôle contraire en les augmentant. Notre rôle était de soutenir la décision éclairée des femmes », rapporte la Dre Légaré. Depuis cette découverte, la clinicienne a, elle aussi, pris part à des dizaines de recherches en médecine familiale.
Certains médecins ont décidé de faire de la recherche pour mieux se faire entendre. C’est le cas du Dr Richard Fleet, aujourd’hui titulaire de la Chaire de recherche en médecine d’urgence de l’Université Laval et du Centre hospitalier affilié universitaire Hôtel-Dieu de Lévis.
Médecin de famille, détenteur d’un doctorat en psychologie de la santé et d’un certificat en médecine d’urgence, le Dr Fleet a notamment travaillé comme urgentologue et chef de l’urgence du Kootenay Lake Hospital, à Nelson, en Colombie-Britannique, de 2006 à 2010. Un paradis en terrain montagneux pour les amateurs de plein air. Une destination, par conséquent, où les accidents de ski alpin, de vélo de montagne et de voiture sont plus susceptibles de se produire.
À la suite de compressions budgétaires, cet hôpital avait subi plusieurs pertes en matière d’équipements et de services (fermeture de la chirurgie générale, des soins intensifs, de la psychiatrie, etc.). L’appareil de tomodensitométrie le plus près se trouvait à 80 km. Quant au centre de traumatologie, de cardiologie et de chirurgie vasculaire, le patient devait franchir près de 400 km pour y accéder. « Plusieurs patients devaient donc être transférés sur de grandes distances, surtout par ambulance, au travers des passes de montagne afin d’avoir accès à des soins urgents », expose le Dr Fleet.
Pendant ces cinq années, cet hôpital a perdu plusieurs patients. Le Dr Fleet et son équipe avaient beau avoir multiplié les messages, les lettres, les rencontres pour se faire entendre auprès des administrateurs, personne ne les écoutait. « Je ne me rappelle plus le nombre de fois où j’ai parlé des risques de cette situation ainsi que des iniquités. C’était comme si notre opinion de médecin ne comptait pas. En fait, tant que je ne leur ai pas présenté des données sur papier, des chiffres pour démontrer le non-sens de cette situation, personne n’a bougé », s’exclame le Dr Fleet.
C’est à son retour au Québec, en 2010, que le clinicien a entamé de multiples recherches sur la médecine d’urgence en milieu rural. Son principal cheval de bataille : l’amélioration des urgences dans les hôpitaux régionaux partout au pays. Des urgences, soutient-il, qui desservent 20 % de la population canadienne. « Et dans lesquelles travaillent principalement des omnipraticiens », ajoute le Dr Fleet.
L’une des recherches menées par ce clinicien-chercheur a justement fait la démonstration que les patients en milieux ruraux au Québec étaient beaucoup mieux desservis que ceux de l’Ontario et de la Colombie-Britannique. Ce constat a d’ailleurs fait l’objet d’un reportage à l’échelle nationale dans le quotidien National Post. « Ces recherches, je crois, ont aidé à améliorer les soins à l’Hôpital Kootenay Lake, à Nelson. Ils ont, aujourd’hui, une nouvelle urgence... avec un tomodensitomètre ! Les transferts ont diminué, et maintenant, plusieurs médecins veulent y travailler », souligne le Dr Fleet.
« Quand j’ai commencé, nous n’avions littéralement rien... », se souvient le Dr Pierre Pluye, un autre pionnier de la recherche en médecine familiale au Québec. Professeur titulaire au Département de médecine de famille de l’Université McGill, et directeur du développement méthodologique à l’unité SRAP-Québec, le Dr Pluye se souvient d’une époque où les résidents devaient être formés dans d’autres programmes pour poursuivre leurs études dans le domaine de la recherche, notamment en épidémiologie. « Aujourd’hui, nous avons un programme de formation en recherche unique au Canada avec soixante-quatre étudiants à la maîtrise, au doctorat et au postdoctorat en médecine familiale », indique-t-il fièrement.
Depuis 2009, ajoute-t-il, il existe au Québec un programme « clinicien érudit » qui permet aux résidents en médecine familiale de faire une année de plus en recherche. « C’est encore très injuste par rapport aux autres spécialités. Il faudrait que ce soit au moins deux ans afin que nos résidents puissent effectuer adéquatement une maîtrise en recherche. Mais c’est déjà mieux que rien », signale le Dr Pluye.
Chercheur-boursier au Fonds de recherche du Québec-Santé (FRQS), le Dr Pierre Pluye tient également à souligner la mise en place du Réseau de recherche en première ligne axé sur les pratiques professionnelles ainsi que du SRAP. Des organismes qui sont maintenant pleinement fonctionnels et productifs, soulève-t-il.
« Tout cela aura pris au moins dix ans et une énergie incroyable de la part des directeurs et des enseignants de nos facultés de médecine. Et c’est la multidisciplinarité qui est désormais la force centrale de notre programme de recherche. Dire qu’en 2005, nos jeunes médecins devaient aller vers d’autres facultés pour se doter d’outils en matière de recherche. Aujourd’hui, ce sont les étudiants des autres facultés qui viennent se former dans notre programme de maîtrise et de doctorat de recherche en médecine familiale », indique le Dr Pluye.
N’empêche que la partie est loin d’être gagnée pour les cliniciens qui veulent faire leur part en recherche. Au Canada, les principales sources de financement pour les chercheurs-cliniciens sont les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC). Au Québec, les chercheurs peuvent obtenir des subventions provenant du Fonds de recherche du Québec–Santé (FRQS). « Et selon les sujets, précise la Dre Marie-Dominique Beaulieu, ces subventions peuvent également provenir d’associations liées à des maladies et à des problèmes de santé, tels que le diabète et l’arthrite, ainsi que d’associations caritatives.»
Mais là où le bât blesse, c’est l’endroit où va tout cet argent consacré à la recherche. « Il y a encore beaucoup d’argent en recherche qui est versé aux expériences effectuées sur un modèle animal par rapport aux recherches sur les humains », clame la clinicienne-chercheuse France Légaré.
Près de 75 % du milliard de dollars de subventions que versent les IRSC annuellement vont à des recherches menées en laboratoire, déplore-t-elle. La recherche pour les soins en première ligne reçoit moins de 16 millions de dollars par année, soit l’équivalent de 1,6 % des subventions totales. Un non-sens aux yeux de cette clinicienne-chercheuse. Les soins en première ligne, poursuit-elle, représentent la porte d’entrée du système de santé où sont prises en charge la grande majorité des visites cliniques des patients.
« En d’autres mots, on ramasse les miettes d’un gros buffet », soutient-elle. La Dre Légaré a d’ailleurs profité de son rôle de conférencière lors du congrès annuel de la North American Primary Care Research Group, présenté à New York en 2014, pour lancer un cri du cœur au milieu médical.
Sur le terrain, ce peu de subventions et de fonds se traduit par un certain découragement chez les chercheurs. À peine 12 %, tout au plus 15 % des projets soumis obtiennent des fonds de recherche, précise Dre Légaré. Ce qui veut dire que pour un projet accepté et financé, au moins six, voire sept projets de recherche étoffés, préparés pendant des mois sont refusés. « Et lorsque ces projets n’obtiennent aucune source de financement, impossible de récupérer les frais liés à l’élaboration de ces dossiers. C’est donc de l’argent et du temps que l’on vient de perdre », reproche-t-elle.
Et des heures, ces cliniciens-chercheurs en comptabilisent plus de 50, 60, voire même 70 par semaine.
Les cliniciens-chercheurs doivent également composer avec la perception qu’ont leurs pairs du domaine de la recherche. « Entre le temps consacré à la recherche et l’amélioration des pratiques, il s’écoule parfois des années. Ce qui peut être décourageant pour des cliniciens. Certains de mes collègues ont l’impression que je suis toujours en vacances », souligne le Dr Antoine Boivin, professeur adjoint au Département de médecine familiale de l’Université de Montréal.
Heureusement, note-t-il, les efforts en recherche apportent une bouffée d’air frais à la profession. « Comme médecin de famille, la recherche me permet de sortir du sentiment de fatalité et me donne confiance en notre capacité d’améliorer le système de santé. »
Codirigeant au Centre d’excellence sur le partenariat avec les patients et le public, le Dr Boivin est persuadé que l’amélioration des soins de santé passe par une alliance entre les cliniciens, les patients et les chercheurs : « Lorsque nous travaillons ensemble pour trouver des pistes de solution communes, nous pouvons devenir des agents de changement extrêmement convaincants dans le système de santé », dit-il.
Le Dr Boivin a longtemps été interpellé par l’écart entre les priorités du système de santé et les besoins des patients. « Je constate que l’on peut admettre plus facilement un patient âgé en fin de vie aux soins intensifs. Pourtant, il est souvent impossible de lui offrir des soins de base à domicile », explique-t-il. Lors d’un projet de recherche mené en Abitibi-Témiscamingue, son équipe et lui ont mobilisé plus de 175 directeurs d’hôpitaux, médecins, infirmières, patients et citoyens pour justement déterminer des priorités communes afin d’améliorer les soins.
« Nous avons démontré qu’un meilleur partenariat avec les patients permet de réorienter le système de santé vers des interventions plus simples et plus efficaces », note-t-il. Un exemple ? Plutôt que de concentrer les actions vers l’atteinte de cibles d’hémoglobine glyquée ou de pression artérielle, offrir un meilleur accès à une équipe de première ligne peut généralement suffire, explique-t-il.
Engagée activement en recherche pour offrir de meilleurs soins aux clientèles ayant des besoins complexes en matière de santé, la Dre Catherine Hudon dit avoir trouvé une solution pour améliorer les perceptions de ses pairs face à son travail. Elle les consulte. La clinicienne-chercheuse, qui est également professeure titulaire et directrice de la recherche au Département de médecine de famille et de médecine d’urgence à l’Université de Sherbrooke, interroge, à tout coup, ses collègues médecins au tout début de ses projets de recherche.
« Pour obtenir l’engagement de mes collègues, j’ai compris que je devais d’abord leur parler. Il m’est beaucoup plus facile aujourd’hui de communiquer et de voir mes résultats de recherche appliqués par mes collègues lorsque je sonde d’abord leurs opinions, que je palpe leur intérêt pour le type de sujet sur lesquelles je veux me pencher », explique la Dre Hudon.
La chercheuse avoue s’être souvent sentie dépourvue comme clinicienne seule dans son bureau. « Je me sentais impuissante devant le manque de communication entre les divers professionnels de la santé pour aider mes patients qui souffraient à la fois de problèmes de santé mentale, de maladies chroniques et de problèmes sociaux. C’est ce qui m’a incité à faire de la recherche. Je voulais changer ces façons de faire », raconte la Dre Hudon qui a commencé à pratiquer la médecine de famille en 1998 à Chicoutimi.
Que ce soit sous forme de conférence à l’heure du lunch ou d’un sujet présenté lors des tables régionales et provinciales, il faut se parler entre cliniciens et chercheurs, insiste la Dre Hudon. « C’est important que la médecine familiale ait ses propres données, que nos pratiques ne relèvent plus uniquement des résultats obtenus en deuxième et en troisième ligne », soutient-elle.
La plupart des médecins-chercheurs concèdent néanmoins qu’ils éprouvent de la difficulté à transmettre les résultats de leurs recherches. Certes, il y a les congrès de médecins et les diverses revues médicales spécialisées dans lesquelles ils peuvent publier leurs résultats. Mais ce public qu’ils parviennent à atteindre demeure marginal. « Ça ne suffit pas pour rejoindre l’ensemble de nos collègues dans toute la province », reconnaît la Dre France Légaré.
« Ce n’est pas évident d’être à la fois médecin, chercheur, gestionnaire d’équipe, administrateur de budget, sans oublier, question d’équilibre, qu’il faut garder du temps pour notre vie personnelle. On ne peut pas être bon dans tout. Mon rêve, ce serait de pouvoir embaucher un communicateur à temps plein pour qu’il rédige et diffuse mes résultats de recherche auprès du milieu médical et du grand public », admet la Dre Légaré.
À ce propos, la chercheuse de l’Université Laval travaille justement en collaboration avec une journaliste scientifique pour offrir un meilleur accès aux diverses recherches menées en médecine familiale dans les bibliothèques. « C’est un début. Il faut bien commencer quelque part. » //