Dossiers spéciaux

Les principales victimes des complications cardiovasculaires ? Des normotendus

Incidence sur la prévention

Emmanuèle Garnier  |  2017-10-03

La majorité des patients qui seront touchés par un accident cardiovasculaire ont déjà une pression normale. Que faut-il faire alors ? Peut-être baisser encore la pression et mieux surveiller le taux de cholestérol.

Dr Tanguay

Le profil des victimes de complications cardiovasculaires a changé. La plupart sont non plus des hypertendus, mais des gens à la pression artérielle dite normale. Cette évolution, que révèle une nouvelle étude publiée dans Circulation, a des implications1.

Dorénavant, « il est nécessaire de consacrer des efforts à abaisser la pression artérielle et à réduire les risques cardiovasculaires chez les adultes dont la pression est inférieure à 140 mmHg/90 mmHg, en particulier chez ceux dont le risque de maladie cardiovasculaire sur dix ans est supérieur ou égal à 7,5 % », souligne l’équipe de chercheurs dirigée par M. Gabriel Tajeu, docteur en santé publique de Philadelphie.

Dans tous les groupes de normotendus

L’étude Incident Cardiovascular Disease Among Adults with Blood Pressure , 140 m Hg/90 mmHg révèle un changement radical par rapport aux données des décennies précédentes. Avant les années 2000, la majorité des complications cardiovasculaires survenaient chez les hypertendus. Des patients dont le pourcentage n’a cessé de diminuer.

Pour obtenir un nouveau portrait, l’équipe de M. Tajeu a estimé l’incidence des maladies cardiovasculaires qui se sont produites chez des sujets ayant une pression artérielle inférieure à 140 mmHg/90 mmHg dans trois cohortes américaines relativement récentes (tableau I1).

Tableau I

Sur les 31 856 sujets que comptaient ces groupes, 2584 ont eu, au cours d’un suivi moyen de 7,7 ans, un problème cardio­vasculaire : accident vasculaire cérébral (AVC) mortel ou non, infarctus du myocarde, maladie coronarienne mortelle ou hospitalisation pour insuffisance cardiaque.

Les chercheurs se sont aperçus que 63 % des sujets qui avaient subi au moins une complication cardiovasculaire étaient normotendus (tableau II1). Les personnes à la pression normale constituaient la majorité des victimes, que ce soit chez les hommes ou les femmes, les personnes de plus ou de moins de 65 ans, les Blancs, les Noirs, les Hispaniques et les Chinois. On retrouvait une majorité de personnes touchées normotendues, tant chez ceux qui étaient sous antihypertenseur que chez ceux qui ne l’étaient pas.

Ces données sont confirmées par l’étude du National Health and Nutrition Examination Survey de 2001-2008 sur la mortalité. Ainsi, aux États-Unis, 58 % des décès de nature cardiovasculaire se sont produits chez des adultes ayant une pression artérielle sous les 140 mmHg/90 mmHg.

« L’étude de M. Tajeu est intéressante et confirme ce que l’on voit dans notre pratique clinique. Est-ce que la limite d’une pression artérielle considérée comme normale est trop haute ? Y a-t-il d’autres facteurs de risque qui sont moins bien maîtrisés ? », demande le Dr Jean-François Tanguay, cardiologue et directeur de l’unité coronarienne à l’Institut de Cardiologie de Montréal.

Tableau II

Pour le Dr Paul Poirier, cardiologue et chef de la prévention cardiovasculaire à l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec, l’équipe de M. Tajeu a effectué une belle étude. Ses données, qui ont subi une révision ri­gou­reuse, ont toutefois leurs limites. « Le taux d’accidents cardio­vas­culaires est faible. C’est 8 % sur 7,7 ans. Il y a ainsi un peu plus de 1 % de complications cardiovasculaires par année. Il ne faut donc pas trop s’inquiéter, mais on doit quand même tenir compte du fait qu’il ne s’agit pas de problèmes bénins. Ce sont des infarctus, des morts et des AVC. »

Traiter la dyslipidémie

Comment prévenir les complications cardiovasculaires chez les personnes à la pression artérielle considérée comme normale ? M. Tajeu et ses collaborateurs se sont aperçus que 76,6 % des sujets normotendus qui étaient sous antihypertenseur devraient prendre une statine, mais que seulement le tiers de ces sujets en recevaient.

La prise de statines est recommandée en prévention primaire en présence :

h de diabète ;

h d’un taux de cholestérol LDL > 5 mmol/l ;

h d’un risque de maladie cardiovasculaire sur 10 ans > 7,5 %.

L’étude Heart Outcomes Prevention Evaluation-3 a montré que la prise de 10 mg de rosuvastatine a réduit de 24 % le risque d’accidents cardiovasculaires au cours d’un suivi de 5,6 ans2. Cet essai clinique à répartition aléatoire a également prouvé que ce médicament était bien toléré.

Il faudrait ainsi mettre plus de patients normotendus sous statine ? « Il n’y a pas d’urgence à le faire, estime le Dr Poirier. L’étude a montré qu’il n’y a que 1 % d’accidents cardiovas­culaires par année. On peut donc commencer par une approche non pharmacologique vigoureuse. On envoie le patient voir une nutritionniste, on le fait bouger, on lui fait perdre du poids. On lui laisse de six mois à un an pour s’autotraiter et prendre sa santé en main. Ensuite, si ces mesures n’ont pas fonctionné, on recourt à une approche pharmacologique. »

À Montréal, le Dr Tanguay estime lui aussi qu’il faut commencer par les mesures non pharmacologiques en prévention primaire. « On doit y aller au cas par cas. Il ne faut pas nécessairement donner une statine à tout le monde. Cependant, il y a des patients à plus haut risque. Même si le taux de complications par année est faible dans l’étude, le risque peut devenir important sur 10, 20, 30 ou 40 ans pour certaines personnes. »

Dans l’étude, bien des sujets présentaient d’ailleurs un risque élevé. Chez plus de la moitié de ceux dont la pression était normale, l’estimation du risque de problème cardiovasculaire sur dix ans était supérieure ou égale à 7,5 % (tableau III1).

Tableau III

Parfois, la frontière est mince entre le moment où le taux de cholestérol est considéré comme normal et celui où il doit être réduit vigoureusement. « Dès qu’un patient a eu une complication cardiovasculaire, on vise une cible plus basse. Cependant, un an auparavant, le patient avait probablement la maladie », souligne le Dr Tanguay.

Réduire la pression

Une deuxième mesure permettrait de protéger plusieurs patients normotendus : une baisse de la tension artérielle. L’étude Systolic Blood Pressure Intervention Trial (SPRINT), à répartition aléatoire, a montré que de viser une pression systolique inférieure à 120 mmHg plutôt que sous les 140 mmHg pouvait réduire de 25 % les complications cardiovasculaires3.

Bien des patients de l’étude de M. Tajeu auraient pu bénéficier de cette cible plus basse. Ainsi, 20 % de ceux dont la pression systolique se situait entre 120 mmHg et 140 mmHg et qui prenaient déjà un antihypertenseur répondaient aux critères de l’étude SPRINT :

h être âgé de 50 ans ou plus ;

h avoir une pression systolique entre 130 mmHg et 180 mmHg ;

h présenter un risque élevé de trouble cardiovasculaire ;

maladie cardiovasculaire clinique ou subclinique ;
débit de filtration glomérulaire estimé de 20 ml/min/1,73 m2 à 59 ml/min/1,73 m2 ;
score de Framingham de 10 ans pour les maladies cardiovasculaires > 15 % ;
âge de 75 ans ou plus ;

h et ne pas avoir de diabète ni eu d’AVC antérieurement.

Les sujets de l’étude SPRINT recevant le traitement intensif prenaient en moyenne un antihypertenseur de plus et avaient atteint 121 mmHg après un an. Ceux prenant le traitement standard, eux, étaient parvenus à une tension de 136 mmHg.

Qu’en est-il des effets indésirables ? Un nombre un peu plus élevé, et statistiquement significatif, de sujets traités intensément a souffert de graves problèmes d’hypotension, de syncope, d’anomalies électrolytiques et d’insuffisance rénale. Mais cela ne reflète pas l’expérience de la majorité des participants.

Une toute nouvelle étude complémentaire de SPRINT révèle que les effets mentionnés par les sujets des deux groupes ainsi que leur adhésion au traitement étaient similaires4. Il n’y avait pas non plus de différences significatives dans les sous-groupes de patients ayant des fonctions cognitives ou un fonctionnement physique diminués.

« Ainsi, les avantages du traitement intensif de la pression artérielle sur le plan des complications cardiovasculaires et des décès n’ont pas été accompagnés d’un moins bon fonc­tion­nement physique ou mental ni de plus de symptômes dépressifs, d’après les participants. En fait, au bout de douze mois, la satisfaction à l’égard des soins et des médicaments pour la pression artérielle était significativement meilleure chez les participants qui recevaient un traitement intensif, même si les différences entre les deux groupes étaient petites », notent les chercheurs.

La proportion de patients normotendus sous antihypertenseur qui auraient avantage à avoir une pression plus basse pourrait, par ailleurs, dépasser les 20 % selon les calculs de l’équipe de M. Tajeu. « Leur étude en sous-estime le nombre, parce qu’il n’y avait pas de diabétiques dans l’étude SPRINT », précise le Dr Poirier.

Le cholestérol ou la pression ?

Même si les problèmes cardiovasculaires frappent surtout des normotendus, leur incidence est plus élevée chez les hypertendus. Cela aussi apparaît dans les données de l’équipe de M. Tajeu. Chez les participants dont la pression était normale, l’incidence des complications cardiovasculaires était de 8,0 pour 1000 personnes par année et grimpait à 18,1 chez ceux dont la pression dépassait 140 mmHg/90 mmHg (tableau III). Ces chiffres montrent l’importance de mieux maîtriser la pression des hypertendus, soulignent les chercheurs.

Par ailleurs, les patients sous antihypertenseur présentaient une incidence de complications plus élevée, peu importe leur pression (tableau III). Dans le groupe des normotendus traités, par exemple, 75,5 % avaient un risque estimé de troubles cardiovasculaires sur dix ans supérieur à 7,5 %.

« Effectivement, les médicaments contre l’hypertension ne protègent pas entièrement. Le seuil à atteindre chez ces patients-là est peut-être plus bas que 140 mmHg/90 mmHg, indique le Dr Tanguay. L’étude SPRINT nous indique qu’une pression plus près de 120/80 est meilleure. C’est probablement cela la tension artérielle normale. Une pression de 140/90 pendant plusieurs années crée probablement un vieillissement plus rapide des artères et des vaisseaux chez certains patients », mentionne le Dr Tanguay.

Quand on a le choix, par quoi faut-il commencer : une statine ou un antihypertenseur de plus ? « Une statine a moins d’effets indésirables », indique le Dr Poirier. Cependant, il faut de bons arguments pour faire accepter à un patient une pilule de plus, souligne le cardiologue. « Moi, je reste un adepte des mesures non pharmacologiques. Au lieu de rajouter des pilules, on devrait peut-être opter pour une intervention non pharmacologique forte. À ce moment-là, on traite la pression, le taux de cholestérol et probablement le poids, la glycémie et bien d’autres problèmes. »

Dr Poirier

Sur le plan populationnel et temporel

L’étude Incident Cardiovascular Disease Among Adults with Blood Pressure , 140 mmHg/90 mmHg a par ailleurs certaines lacunes. Pour commencer, les instruments de mesure de la pression artérielle dataient un peu. « Aujourd’hui, ce n’est pas la façon de prendre la pression. Il n’y avait qu’une seule des trois études qui utilisait un tensiomètre Omron », précise le Dr Poirier.

Ensuite, les données sur la prise d’antihypertenseurs venaient des participants interrogés au moment des consultations médicales. « On n’a aucune idée de l’adhésion au traitement de ces sujets-là. On sait que 50 % des patients cessent de prendre leur antihypertenseur au cours de la première année. Certaines personnes prennent leur pilule avant d’aller voir leur médecin pour avoir de beaux chiffres et ne les prennent pas le restant de l’année. Je ne veux pas généraliser, mais c’est une limite », estime le cardiologue de Québec.

Il n’y a par ailleurs pas que la pression et le cholestérol qui accroissent la probabilité de complications cardiovasculaires. L’étude ne tient pas compte des autres causes potentielles, note pour sa part le Dr Tanguay. « On sait que divers facteurs comme le tabac, le diabète et l’hérédité peuvent s’ajouter. Il se produit une synergie lorsqu’il y a trois, quatre ou cinq facteurs de risque ensemble. »

L’incidence des accidents cardiovasculaires chez les normotendus reste quand même faible. Cependant, sous l’angle populationnel, mais aussi temporel, ce chiffre prend une autre dimension. « L’étude a duré 7,7 ans. Mais la plupart des patients ont une perspective de vie de plusieurs décennies. Donc, les répercussions peuvent être importantes si on ne traite pas bien la pression à un âge jeune ou mûr, vers la fin de la vie. L’hyper­tension et les maladies cardiovasculaires peuvent toucher, par exemple, les fonctions cognitives », souligne le Dr Tanguay. Il faut ainsi envisager la situation à long terme. //

Bibliographie

1. Tajeu GS, Booth JN, Colantonio LD et coll. Incident cardiovascular disease among adults with blood pressure , 140/90 mmHg. Circulation 2017 ; 136 (9) : 798-812.

2. Yusuf S, Bosch J, Dagenais G et coll. Cholesterol lowering in intermediate-risk persons without cardiovascular disease. N Engl J Med 2016 ; 374 (21) : 2021-31.

3. The SPRINT Research Group. A randomized trial of intensive versus standard blood-pressure control. N Engl J Med 2015 ; 373 (22) : 2103-16.

4. Berlowitz DR, Foy CG, Kazis LE et coll. Effect of intensive blood-pressure treatment on patient-reported outcomes. N Engl J Med 2017 ; 377 (8) : 733-44.