cas de poursuites
On commence à voir apparaître les différentes failles que peuvent avoir les dossiers médicaux électroniques et à mieux connaître les erreurs associées à leur utilisation. Les poursuites, surtout aux États-Unis, sont très éclairantes.
Dans les dossiers médicaux électroniques, la source d’une erreur n’est pas toujours à 60 cm de l’écran. Le coupable n’est pas nécessairement l’utilisateur. Parfois, c’est le système lui-même qui fonctionne mal. Les profondeurs de l’informatique peuvent comporter elles aussi des failles.
Aux États-Unis, 58 % des réclamations de la Controlled Risk Insurance Company (CRICO) liées à un dossier médical électronique ont été causées par un problème de système : technologie, conception ou questions de sécurité1. La banque de données de cette compagnie d’assurance contient plus de 400 000 cas venant entre autres de 165 000 médecins. Dans les registres de la Doctors Company, un autre assureur contre les fautes professionnelles médicales, le système est en cause dans 42 % des cas2.
Ces erreurs engendrées par le système sont toutefois très rares. Moins de 1 % des cas de la CRICO et de la Doctors Company. Mais ces dérapages se produisent. Et certains ont été très graves, même mortels.
Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné dans tous ces cas ? Il s’agissait de défauts de conception du système ou du logiciel dans 12 % des 420 réclamations et poursuites pour faute professionnelle liées à un problème de DME qu’a reçues la CRICO de janvier 2011 à janvier 20163. Dans un cas, par exemple, un dossier électronique a marqué comme lu un résultat de test qui ne l’avait pas été. Le patient n’a donc pas eu de diagnostic de cancer du foie et n’a été traité que pour sa tumeur au poumon. Dans un autre cas, un patient est décédé parce que l’ordonnance de fentanyl a été modifiée d’une décimale.
Parfois, les données sont mal acheminées. « Une prescription de sang a tardé à parvenir au laboratoire. Le patient est mort avant l’arrivée du sang », racontent dans leur étude le Dr Mark Graber et ses collaborateurs, qui ont analysé les 248 cas relatifs à un dossier médical électronique soumis à la CRICO entre janvier 2012 et janvier 20151. Les problèmes de routage représentaient 9 % des cas qu’ils ont recensés.
Dans 8 % des dossiers étudiés par les chercheurs, c’est le système en tant que tel qui a mal fonctionné. Par exemple, dans une urgence, un médecin a été incapable de voir les notes de l’infirmière au triage et n’a donc pas donné le traitement adéquat à un patient atteint d’une infection à virus Ebola. Le malade est mort d’une hémorragie sous-arachnoïdienne.
Les problèmes d’intégration des systèmes ou d’incompatibilité représentaient 6 % des dossiers. Par exemple, un médecin de première ligne n’a pas eu accès, au moment de la consultation, au rapport de radiologie d’un patient atteint d’un cancer du poumon. Croyant qu’il pourrait regarder les résultats par ordinateur, le personnel a classé la version papier sans que le clinicien la voie.
Parfois, ce sont les alertes, les alarmes et les aides à la décision qui sont en cause. C’est survenu dans 6 % des cas analysés par l’équipe du Dr Graber. Ainsi, un médecin n’a pas reçu d’alerte quand un rapport de pathologie indiquant la présence d’un adénocarcinome est arrivé avec retard dans le dossier de son patient. Ce dernier était d’ailleurs déjà sorti de l’hôpital. Cette situation a fait en sorte que son diagnostic a été posé tardivement.
« Une des choses qui me frappent, c’est qu’on s’aperçoit que le logiciel peut engendrer des erreurs alors qu’on le croyait infaillible. Il s’agit d’un constat important. Les médecins doivent bien le comprendre, parce que cela va aussi arriver au Québec. Même si on a des dossiers médicaux électroniques (DME) homologués et certifiés, cela ne veut pas dire que des erreurs de logiciel ne surviendront pas », indique Me Christiane Larouche, avocate à la FMOQ.
Aux États-Unis, des firmes d’avocats n’ont pas tardé à repérer ce filon. La Bowling Law Firm, par exemple, explique sur son site comment les faiblesses des dossiers électroniques peuvent causer des fautes professionnelles en médecine. « En fin de compte, il semble que les dossiers de santé électronique n’ont pas éliminé les erreurs médicales, mais ont plutôt créé le potentiel d’en avoir de nouvelles à la place », écrit la société. Elle n’hésite d’ailleurs pas à proposer ses services. « Si vous ou un membre de votre famille avez subi des blessures graves ou une maladie à cause d’une erreur dans un dossier de santé électronique, communiquez avec la Bowling Law Firm pour discuter de votre cas. »
Comment se prémunir contre les conséquences du mauvais fonctionnement d’un dossier médical électronique ? « Même si le médecin n’est pas un informaticien, il se doit d’avoir des connaissances de base acceptables sur la manière dont fonctionne son DME et demeurer vigilant, estime Me Larouche. Il doit savoir ce qui peut clocher. Et si cela se produit, il doit réagir. »
Par exemple, si une erreur de données survient, quelles mesures doit-on prendre ? « Si le médecin note que des données manquent, se sont déplacées, sont altérées ou ne sont pas bien classées dans son dossier médical électronique, il doit absolument en aviser sans délai ses fournisseurs de DME et de services technologiques et entreprendre un processus d’enquête », affirme l’avocate.
Il faut se demander si l’erreur s’est produite dans un seul dossier. Y a-t-il eu des modifications dans d’autres ? Le clinicien devra recourir à des techniciens pour faire la lumière sur la question et effectuer les vérifications nécessaires. « Il doit s’investir dans le processus et rester au courant de la situation jusqu’à la résolution complète de l’énigme. Il doit savoir exactement ce qui est arrivé, pourquoi et si les données ont été récupérées. »
Par prudence, il faut tout consigner : l’apparition du problème, les démarches entreprises, la raison de l’anomalie, la solution trouvée. « En cas de plainte ou de poursuite, on doit pouvoir montrer que l’on a fourni tous les efforts qui s’imposaient pour corriger la situation ou retrouver les données », indique Me Larouche.
« Une prescription de sang [envoyée par un DME] a tardé à parvenir au laboratoire. Le patient est mort avant l’arrivée du sang. » - Dr Mark Graber et ses collaborateurs |
Les médecins qui pratiquent dans une clinique doivent par ailleurs savoir qu’ils ont une responsabilité particulière. « Au Québec, hors établissement, c’est le médecin qui est le gardien des informations consignées dans le dossier de son patient. S’il y a un problème, il en assume forcément une part de responsabilité », précise Me Larouche.
Certaines précautions sont donc nécessaires. La première est de choisir un DME homologué ou certifié. Même si rien ne garantit son fonctionnement parfait, ce dossier respecte certains critères testés par la Direction générale des technologies de l’information du ministère de la Santé et des Services sociaux.
Le médecin doit ensuite s’assurer que le contrat avec son fournisseur de DME comporte les garanties requises. « Il faut obtenir des protections contractuelles pour être sûr que le fournisseur prend toutes les précautions pour réduire le risque de perte ou de modification des données des patients. Le contrat doit ainsi prévoir des mesures comme la journalisation (qui permet une mise à jour en continu et la récupération des informations les plus récentes en cas d’arrêt du système) et la redondance des données. Ces mesures contractuelles constituent une manière pour le médecin de s’acquitter de ses obligations », affirme l’avocate.
On ne peut donc se fier aveuglément à un dossier électronique. « Les fournisseurs de soins seraient bien avisés de se méfier des situations où l’information est incomplète ou peut-être inexacte », avertissent le Dr Graber et ses collaborateurs. Toute donnée qui fait sourciller devrait être vérifiée ou revérifiée.
Les chercheurs recommandent également de prendre les mesures appropriées pour confirmer l’exactitude des données, de faire au moment adéquat le suivi des tests prescrits et de s’informer lorsque des services ou des produits semblent en retard.
En fait, il faut prendre les mêmes précautions qu’à l’époque des dossiers papier. « On doit avoir un système qui nous permet de savoir que l’on n’a pas reçu les résultats des analyses prescrites ou que le sang demandé n’est pas arrivé. La responsabilité médicale demeure la même sur le plan du suivi qu’avec le dossier papier », précise Me Larouche.
Dans les cliniques, les médecins ne doivent pas, par ailleurs, négliger certaines précautions de base. Par exemple, avoir une connexion sûre. « En principe, on doit avoir deux liens Internet distincts pour éviter de se retrouver en panne », mentionne l’avocate.
Dans de nombreux cas, la source de l’erreur dans un dossier électronique est bel et bien à 60 cm de l’écran. L’utilisateur a été en cause dans 63 % des poursuites et des réclamations liées à un dossier électronique qu’a traitées la CRICO de 2011 à 2015. Les chiffres de la Doctors Company sont similaires.
Dans certains dossiers, la faute était directement imputable à l’utilisateur. Dans un cas, par exemple, un médecin a oublié d’inscrire la warfarine dans l’ordonnance électronique de sortie de l’hôpital d’un patient. Celui-ci a ensuite été réhospitalisé pour un accident vasculaire cérébral. Ce type d’erreurs constituait 17 % des réclamations liées à un dossier électronique dans la dernière mise à jour des données de la CRICO, soit de janvier 2011 à janvier 2016.
Dans 16 % des cas, le problème venait de la saisie d’une information incorrecte. Ainsi, un clinicien qui voulait prescrire du Flonase a sélectionné accidentellement le Flomax dans le menu déroulant. La saisie de renseignements erronés est particulièrement fréquente dans les urgences, ont constaté le Dr Graber et ses collaborateurs. Selon leurs données, ce type de faute constituait 20 % des cas de poursuites liées à un DME dans ces milieux.
Le préremplissage automatique des informations et le copier-coller peuvent également causer des erreurs : ils sont susceptibles d’entraîner l’inscription ou la répétition de données incorrectes ou périmées. « Les signes vitaux d’un patient peuvent indiquer une détérioration, mais le préremplissage des notes avec les résultats de la veille peut la masquer », signalent les chercheurs. Ce type d’erreurs constituait 14 % des cas de réclamations de la CRICO liées à un DME.
On ne soupçonne pas toujours l’ampleur que peut prendre ce genre d’inexactitude. « Une fois inscrites dans le dossier de santé électronique, les informations erronées sont facilement perpétuées et disséminées », prévient pour sa part le Dr David Troxel, directeur médical et membre du conseil d’administration de la Doctors Company, dans un article2.
Devant un tribunal ou un ordre professionnel, des informations inexactes, même à cause d’un copier-coller ou de champs préremplis, donnent une très mauvaise impression. Aux États-Unis, un interniste qui avait commis ce genre d’erreur a été interrogé sans ménagement. « L’avocat du plaignant lui a posé ces questions : Donc, est-ce que l’information dans ce dossier est exacte ou non ? Est-ce que vous prenez la peine de regarder vos dossiers ? Si ces champs “préremplis” sont incorrects, peut-on se fier à quoi que ce soit dans ce dossier ? Est-ce que les soins que vous donnez sont du même niveau que votre tenue de dossier ? », écrit le représentant de la Doctors Company sur le site de la firme4.
Les notes cliniques, si importantes pour se justifier, sont d’ailleurs parfois négligées à cause de certaines fonctions facilitantes des dossiers électroniques : menus déroulants, préremplissage, copier-coller, gabarits préétablis, cases à cocher.
Le recours à certains gabarits, par exemple, peut poser un problème, souligne Me Larouche. « Si, dans le cadre d’un examen, le médecin ne fait que cocher une case après avoir ausculté telle partie du corps sans jamais devoir noter sa démarche clinique, on n’aura aucune idée de ce qu’il a réellement fait et surtout pensé. Il faut donc des notes. L’utilisation du DME ne devrait pas dénaturer la démarche du médecin ni l’inciter à mettre de côté son jugement clinique. »
Il faut également employer avec discernement les différents raccourcis du DME. « On ne doit pas automatiser sa démarche au point de se reposer complètement sur le système. Il faut que ce soit le médecin qui articule sa pensée clinique et que le DME la traduise adéquatement. Si ce n’est pas le cas, c’est un problème », estime l’avocate.
Le praticien doit par ailleurs savoir que tout ce qu’il fait dans un dossier électronique laisse des traces. Des données cachées, les métadonnées, enregistrent tout. En cas de recours devant les tribunaux, la poursuite aura accès à ces informations.
« Les avocats vont demander les métadonnées du dossier médical électronique qui indiquent le moment du début et de la fin de la connexion, ce qui a été revu et pendant combien de temps, quels changements ou ajouts ont été effectués et quand ils l’ont été », explique le Dr Troxel4.
Les métadonnées peuvent aussi révéler les alertes qui sont apparues pendant que le médecin utilisait le DME. On a ainsi su qu’un des cliniciens couverts par la CRICO en a reçu une au moment où il prescrivait de l’amoxicilline à un patient qui y était allergique. « Si, pour un motif ou un autre, on ne tient pas compte d’une alerte, il faut que la note clinique permette d’en comprendre la raison », indique Me Larouche.
Certains médecins, lassés des alarmes incessantes, les désactivent. « Ce n’est pas un geste anodin. On se prive de l’intelligence du système. Et tout ce qu’on fait dans un DME laisse une trace. On va donc savoir exactement qui a désactivé l’alerte et quand », dit l’avocate.
« On s’aperçoit que le logiciel peut engendrer des erreurs alors qu’on le croyait infaillible. Il s’agit d’un constat important. Les médecins doivent bien le comprendre, parce que cela va aussi arriver au Québec. » - Me Christiane Larouche |
Dans la vie d’une clinique ou d’un établissement de soins, une période est particulièrement délicate : le passage du dossier papier au dossier électronique. Cette transition était en cause dans 13 % des cas de poursuites liées à un dossier électronique, selon les dernières données de la CRICO. Il y a ainsi eu le cas d’un enfant qui a reçu de l’ampicilline à l’urgence malgré son allergie à ce médicament : l’information était inscrite dans le dossier papier, mais pas dans le dossier électronique.
« Le risque d’erreur associé à la transition du papier à l’électronique est bien documenté. C’est la raison pour laquelle on ne devrait pas demeurer avec deux systèmes. Il faut donc procéder le plus rapidement possible », dit Me Larouche.
Cela est aussi vrai pour le changement de DME. « C’est une source d’erreurs importante parce que les logiciels ne sont pas configurés exactement de la même façon et que le transfert de toute l’information ne se fait pas toujours bien. Durant le changement de système, il y a ainsi non seulement le risque de ne pas avoir accès aux données, mais aussi de perdre des informations ou de les retrouver modifiées. Le MSSS recommande par ailleurs de ne pas prendre plus de 20 jours pour faire la transition », indique l’avocate.
Que faire ? Il faut établir un plan de transition. On doit définir qui va faire quoi : le nouveau fournisseur de DME, l’ancien et le médecin. « Il faut que le contrat prévoie clairement le rôle de chacun. Les médecins ne doivent pas attendre passivement qu’on transfère simplement leurs données d’un DME à l’autre. Ils doivent surveiller le processus, s’informer, savoir où il en est rendu. »
Le Dr Graber et ses collègues conseillent, de leur côté, d’aviser le personnel soignant des progrès et des retards de la transition ainsi que des fonctionnalités précises touchées. « Il faut rappeler régulièrement aux fournisseurs de soins que ces périodes de transition créent un risque accru et que les données nécessaires pour prodiguer des soins sûrs au patient peuvent manquer ou être incorrectes. »
Une fois le transfert des données fini, il faut procéder à une vérification. « Il existe des tests pour déterminer si une migration est réussie ou non. On ne devrait pas cesser d’avoir accès à son premier DME sans une garantie que le processus de migration a été un succès et répond à toutes les normes », affirme Me Larouche.
Le dossier médical électronique facilite bien des aspects du travail médical, en plus de comporter des garde-fous comme des alertes et un outil de pharmacovigilance. « Il peut être intelligent et utilisé afin d’éviter des erreurs », estime Me Larouche. Selon certaines études, le nombre de poursuites pour faute professionnelle aurait d’ailleurs diminué avec l’arrivée du dossier électronique.
Néanmoins, il ne faut pas baisser la garde. « Quand on utilise un DME, on doit demeurer vigilant, critique et ne pas se fier entièrement à la technologie. Et surtout, on doit réagir quand on constate une déficience du système. On ne doit pas non plus cesser de s’interroger. Les logiciels de pharmacovigilance et les alertes ne suppléent pas au jugement clinique », résume l’avocate. En fin de compte, il faut que ce soit l’être humain qui contrôle l’ordinateur, et non l’inverse, estime-t-elle. //
1. Graber ML, Siegal D, Riah H et coll. Electronic health record-related events in medical malpractice claims. J Patient Saf 2015 Nov 6. (D’abord publié en ligne).
2. Troxel DB. Analysis of EHR contributing factors in medical professional liability claims. Mich Med 2015 ; 114 (3) : 16-7.
3. Greenberg P, Ruoff G. Malpractice risks associated with electronic health records. Site Internet : www.rmf.harvard.edu ou https://tinyurl.com/y9ms2t5g (Date de consultation : le 16 octobre 2017).
4. Troxel DB. Electronic health record malpractice risks. Site Internet : thedoctors.com (Date de consultation : le 16 octobre 2017).