une infirmière pour trier les appels
À Amos, l’équipe médicale du GMF Les Eskers a créé un nouveau concept : « l’évaluation clinique avancée ». Elle permet à une infirmière d’évaluer l’urgence des problèmes des patients qui téléphonent et de s’assurer de la prise en charge du cas.
Vendredi, 17 h. Le médecin prend la pile de petits papiers roses sur lesquels sont inscrits ses messages et commence à rappeler ses patients. La routine : résultats des tests à communiquer, changement de dose à prescrire, etc. Puis arrive un message reçu la veille. Le médecin arrête de respirer : « Le patient ne va pas bien. Il crache du sang. » Le clinicien téléphone immédiatement. Trop tard : l’homme a été hospitalisé.
« On est déçu quand une telle situation arrive, explique le Dr Jean-Yves Boutet, omnipraticien au groupe de médecine de famille (GMF) Les Eskers, à Amos. On se dit qu’on aurait vu ce patient en priorité si on l’avait su avant. Pourquoi ce cas s’est-il retrouvé entre deux messages anodins ? »
Préoccupés par ce type de situation, le Dr Boutet et ses collègues du GMF se sont penchés sur le problème. « On s’est dit que la manière dont les messages étaient gérés n’avait pas de bon sens. C’est fait un peu n’importe comment, n’importe quand, parce que le médecin s’en occupe quand il a le temps. La réceptionniste écrit des messages de style : “Patient ne se sent pas bien”. Cela ne dit pas grand-chose. Elle ne catégorise pas les cas. »
Les médecins ont conclu qu’il fallait que les appels soient triés et qu’un suivi soit effectué. La professionnelle idéale pour cette tâche ? L’infirmière. Depuis un an, au GMF Les Eskers, les secrétaires ne s’occupent plus des messages. « C’est l’infirmière qui les traite, et elle doit régler le problème dans la journée », indique le Dr Boutet. L’équipe médicale a créé pour cela « l’évaluation clinique avancée ».
« On s’est dit que la manière dont les messages des patients étaient gérés n’avait pas de bon sens. C’est fait un peu n’importe comment, n’importe quand, parce que le médecin s’en occupe quand il a le temps. » – Dr Jean-Yves Boutet |
Un patient emphysémateux, par exemple, téléphone à la clinique pour parler à son médecin. Il ne va pas bien. Il tousse et crache des sécrétions vertes. La secrétaire envoie une note à l’infirmière pour l’informer de l’appel du patient et de la raison de son coup de téléphone. Celle-ci évalue le problème et rappelle la personne en fonction de l’urgence de son cas. Quand elle lui parle, elle a déjà à l’écran ses antécédents médicaux, la liste de ses médicaments et autres informations du dossier médical électronique (DME). « Elle peut lui dire : “Je pense qu’il va vous falloir des antibiotiques. Le médecin pourrait vous voir cet après-midi à quatre heures” », explique le Dr Boutet. L’infirmière a devant elle l’horaire du clinicien qui comporte des plages libres pour les urgences.
Le médecin de famille de la personne reçoit alors un message : « Patient ayant BPCO probablement infectée. Il a rendez-vous avec vous. » L’omnipraticien confirme qu’il va le voir. Quand il rencontre le patient, le problème est déjà consigné dans le DME. L’infirmière a collecté et inscrit les principales informations.
La professionnelle de la santé peut même faire passer des tests au patient. Une femme, par exemple, semble avoir une infection urinaire. L’infirmière peut lui prescrire une analyse d’urine. « On a fait des ordonnances collectives pour certains tests, indique le Dr Boutet. Au besoin, les infirmières peuvent faire venir le patient. On leur a dit : “ Vous avez carte blanche. Si vous pensez que vous devez voir le patient, donnez-lui rendez-vous et évaluez-le.” »
Parfois, quand le patient téléphone, l’infirmière n’est pas disponible. Elle s’occupe d’un autre cas. Elle va cependant rappeler la personne dans la journée. « On demande aux infirmières de toujours se garder quinze minutes à la fin de la journée pour téléphoner aux patients qu’elles n’ont pas eu le temps de contacter. Elles peuvent simplement leur dire : “On ne vous a pas oublié. Demain, le médecin va vous voir.” Les patients seront contents, parce qu’ils sauront que quelqu’un s’occupe d’eux. Il est très important d’éviter qu’ils se sentent abandonnés. C’est ce que les gens reprochent souvent aux médecins », indique le Dr Boutet.
L’évaluation clinique avancée complète l’accès adapté. Il y a deux ans, le GMF Les Eskers a adopté cette méthode de gestion des rendez-vous. « Cela nous a rendus plus disponibles comme médecins. Mais nous nous sommes ensuite demandé comment l’être encore davantage. La réponse, ce sont nos infirmières. Quand elles répondent par téléphone aux patients, elles peuvent rajouter trois ou quatre visites à notre horaire, mais interrogent le patient et inscrivent les données dans le DME. Cela nous facilite la tâche. »
Cette nouvelle formule est quand même plus exigeante que l’ancienne pour les médecins. « Notre horaire n’est plus uniquement rempli de rendez-vous fixés à l’avance. Il faut accepter un peu d’inconnu et s’adapter. Je dis toujours à mes résidents que c’est ça notre travail. Voir le patient quand il a besoin d’être vu. »
Il peut arriver cependant que le patient ne rencontre pas son propre médecin. Lorsque celui-ci est absent ou qu’il n’y a plus de plage libre dans son horaire, l’infirmière fixe un rendez-vous avec un autre omnipraticien du GMF ou avec un clinicien du service de consultation sans rendez-vous. Le patient en est généralement satisfait. « Il n’y a rien de plus frustrant pour une personne que de se faire dire : “On est désolé. Vous êtes la cinquième ; il n’y a plus de place.” On s’est dit qu’il ne fallait pas faire ça. On doit essayer d’avoir un système de vases communicants. S’il n’y a plus de place au service de consultation sans rendez-vous, l’infirmière rencontre le patient, évalue son cas et, selon le problème, lui trouve un rendez-vous avec un autre médecin du GMF ou, si c’est nécessaire, le redirige vers le réseau de la santé », affirme le Dr Boutet.
« Au besoin, les infirmières peuvent faire venir le patient. On leur a dit : “Vous avez carte blanche. Si vous pensez que vous devez voir le patient, donnez-lui rendez-vous et évaluez-le au besoin”. » – Dr Jean-Yves Boutet |
Peu à peu, au fil des mois, les patients du GMF ont commencé à utiliser le service d’évaluation clinique avancée. Il leur est offert douze heures par jour du lundi au jeudi et huit heures le vendredi. « Je pense qu’on va être victime de notre succès. Le système n’est peut-être pas parfait, mais je trouve qu’il représente une solution. »
Les infirmières constituent le pilier de l’évaluation clinique avancée. Il s’agit pour elles d’un défi valorisant, mais de taille. « Il faut commencer par s’asseoir avec elles, explique le Dr Boutet. Il faut les convaincre, parce que l’évaluation clinique avancée représente pour elle un nouveau rôle qui n’est pas évident. Elles ne sont pas formées pour cela. Certaines sont spécialisées, par exemple, dans les maladies chroniques, comme le diabète, pour lequel elles sont excellentes. Mais pour effectuer des évaluations cliniques avancées, il faut qu’elles soient bonnes dans tout. C’est ce qui est difficile. Cependant, elles ont déjà fait des choses innovatrices, comme ajuster la warfarine, avant que les pharmaciens ne s’en occupent. »
Pour que la formule fonctionne bien, il faut que les infirmières se sentent soutenues par les médecins. Elles doivent en outre connaître précisément leur rôle et celui des omnipraticiens. Les cliniciens du GMF Les Eskers ont eu des discussions à ce sujet avec leurs collaboratrices. « On leur a dit : “Écoutez, ce n’est pas vous qui réglez le problème, c’est le médecin. Vous, vous êtes la courroie de transmission. Vous recueillez les données et vous recourez à votre jugement clinique pour décider si ce patient-là doit être vu aujourd’hui ou s’il peut attendre à demain. Si vous avez des doutes, appelez le médecin. C’est un travail d’équipe”. »
Depuis un an, les infirmières du GMF ont apprivoisé leurs nouvelles tâches. « Elles me disent : “C’est du vrai travail clinique. Chaque appel est différent, et j’apprends”, indique le Dr Boutet. Elles peuvent avoir à régler un problème dermatologique, pédiatrique, gynécologique, psychiatrique ou autre. Elles aiment ça. »
Ces professionnelles spécialisées ne sont cependant pas assez nombreuses. Le GMF Les Eskers en compte 2,5 pour s’occuper de la clientèle de 20 médecins répartis dans deux cliniques différentes. Il en faudrait le double. Environ une infirmière pour quatre médecins.
Le Dr Boutet, lui, a la chance de collaborer avec une infirmière qui répond à temps plein à ses patients. Cette dernière, qui est aussi sa conjointe, reçoit une cinquantaine d’appels par jour. Elle permet au médecin de suivre plus facilement ses quelque 1500 patients, dont 900 sont vulnérables. « Je dirais que dès qu’un médecin a plus de 500 patients vulnérables, il devrait songer à se doter de l’aide d’une infirmière qui fait de l’évaluation clinique avancée », précise l’omnipraticien.
La nouvelle Entente P4-P5, bientôt en vigueur dans toute l’Abitibi-Témiscamingue, permettra de proposer à un patient classé P4 ou P5 qui arrive aux urgences d’être vu par le médecin d’un GMF. |
Bien des patients du GMF Les Eskers ignorent encore l’existence de l’évaluation clinique avancée. Certains se rendent donc aux urgences de l’Hôtel-Dieu d’Amos pour une sinusite, une infection urinaire ou pour avoir une prescription. Mais sous peu, grâce à la nouvelle « Entente P4-P5 » entre le GMF et l’hôpital, ils pourraient être redirigés vers leur clinique.
Ainsi, quand un patient arrivera aux urgences, s’il est classé dans la catégorie P4 ou P5, l’infirmière du triage lui proposera d’être vu au GMF. S’il accepte, il sera orienté vers le service d’évaluation clinique avancé. L’infirmière de l’urgence appellera alors sa collègue du GMF. « Cette dernière sera déjà habituée à voir toutes sortes de cas », indique le Dr Boutet. Par exemple, s’il s’agit d’un patient dépressif, elle pourra demander à sa consœur s’il a des idées suicidaires ou s’il a cessé de prendre ses antidépresseurs. Elle notera ces informations. Elle donnera ensuite au patient un rendez-vous soit au service de consultation sans rendez-vous, soit avec le médecin de garde. Elle aura déjà des places disponibles.
Ce contact entre infirmières pour rediriger le patient est important. « On ne veut pas que le patient arrive au GMF et qu’il n’y ait plus de place. Le patient aurait une mauvaise expérience et ne voudrait plus y retourner », mentionne le Dr Boutet.
L’Entente P4-P5 s’appliquera sous peu, non seulement à Amos, mais aussi dans toute l’Abitibi-Témiscamingue. Elle concerne les sept GMF du territoire et les cinq réseaux locaux : La Sarre, Amos, Val-d’Or, Ville-Marie et Témiscamingue. Dans chacune des régions, les GMF sont sur le point de signer une entente avec l’hôpital de leur secteur et le centre intégré de santé et de services sociaux.
Le projet, qui doit commencer en février, a été conçu entre autres par la Table de concertation régionale des GMF de l’Abitibi-Témiscamingue. « Depuis juin, on voulait régler le problème des patients de catégorie P4 et P5, explique le Dr Boutet. Toutes les urgences auront bientôt la même façon d’orienter les patients dont le cas n’est pas urgent. Le principe est de leur offrir la possibilité d’aller à leur clinique pour voir leur médecin ou le clinicien de garde. » La manière de fonctionner pourrait cependant varier d’un milieu à l’autre. Le GMF Les Eskers, par exemple, est le seul à offrir l’évaluation clinique avancée.
Une campagne de sensibilisation auprès de la population devrait bientôt être lancée. « On veut dire au public : “Avant d’aller à l’urgence, avez-vous pensé à appeler votre médecin ou votre clinique ? Avez-vous laissé un message à l’infirmière du GMF ?” Nous voulons faire savoir aux gens que lorsqu’ils ont besoin de voir un médecin, il existe d’autres solutions que d’aller à l’urgence. » //