quel effet cela a-t-il sur vous ?
Les changements organisationnels ne sont pas sans effets sur nous. Lorsqu’ils sont excessifs, ils peuvent entraîner des répercussions sur le plan émotif, cognitif et comportemental. Ils peuvent également mettre en action nos mécanismes de défense.
Les changements n’ont cessé de déferler sur le milieu de la santé. Vous avez vu, au cours des dernières années, les établissements de soins se fusionner, la structure hiérarchique se métamorphoser, les règles se modifier, les manières de procéder se transformer. Sans que vous vous en rendiez compte, toutes ces réorganisations ont pu avoir un effet sur vous.
Maintenant, quand on vous annonce une autre restructuration vous vous surprenez peut-être à devenir cynique. Vous vous sentez plongé en pleine incertitude. Vous avez la tentation de résister au projet, ou même, de vous en désintéresser totalement. Mais peut-être est-ce normal...
Que se passe-t-il dans la tête d’une personne que l’on avise d’un nouveau changement organisationnel ? Tout de suite son cerveau se met en marche. Inconsciemment, elle commence à évaluer différents aspects des transformations : leur urgence, leur fréquence ainsi que la surcharge de travail et l’épuisement potentiel qu’elles peuvent occasionner.
« Dès qu’un employé apprend un changement, habituellement ces quatre évaluations se font automatiquement, avant même qu’il soit au courant de tous les détails », explique le Pr Kevin Johnson, professeur de gestion à HEC Montréal, qui étudie le phénomène.
Pour commencer, on peut se sentir menacé si la modification a un caractère urgent. « C’est surtout lié à la pression éprouvée et au côté imposé du changement. Quand les transformations sont urgentes, les gens sont contraints de réagir rapidement. Si, au contraire, elles ne sont pas pressantes, ils peuvent se dire qu’ils verront dans six mois. La situation est alors moins stressante. »
Devant un nouveau changement organisationnel, on pense également à l’éventuelle surcharge de travail. « Elle est inévitable à considérer. C’est l’élément dont on entend le plus parler sur le terrain », explique le chercheur. Instinctivement, on mesure aussi notre risque d’épuisement. « On fait une autoévaluation de nos ressources disponibles. On mesure nos réserves et nos capacités. »
Le dernier élément, la fréquence des modifications qui se sont succédé dans notre milieu de travail, pèse également lourd dans notre évaluation de la situation. « Un rythme soutenu de changements empêche les gens de retourner à leur routine quotidienne ou de se remettre de la fatigue », écrivent le Pr Johnson et ses collaborateurs dans une récente étude sur le changement excessif, publiée dans le Journal of Managerial Psychology1. « Ce facteur est lié à la perception de rythme effréné et d’essoufflement », précise le chercheur.
Ces quatre évaluations sont en fait des estimations de menace. Plus elles sont élevées, plus on se sent en péril. Elles peuvent déclencher certains de nos mécanismes de défense.
Il existe plusieurs stratégies d’adaptation négatives : entre autres le cynisme, des réactions à l’incertitude cognitive, la résistance et le désengagement. On risque de recourir en particulier à ces quatre mécanismes de défense quand on évalue défavorablement un projet qu’on juge trop précipité, qui survient après de trop fréquents changements et qui risque d’occasionner un surcroît de travail et un épuisement (figure 1).
Le cynisme est, à lui seul, un puissant mécanisme d’adaptation quand on se sent saturé par les modifications, explique le Pr Johnson qui l’observe de plus en plus au sein du réseau de la santé. Il s’agit d’une érosion de la confiance dans les dirigeants. « La base du cynisme est dans la rationalisation de l’évènement. On se dit : “Le problème ne vient pas de mon manque de capacités et de mon épuisement, mais de l’autre ou de la haute direction qui ne comprend pas les enjeux”. Plus il y a menace, plus il y aura de cynisme envers la direction. » Le cynisme constitue d’ailleurs un symptôme du « syndrome du changement répétitif ».
L’incertitude qui entoure souvent les transformations peut aussi déclencher en nous des réactions hostiles. On est souvent dans le néant. On manque d’information. « Il n’y a rien de pire que l’incertitude pour réagir défensivement. Comment me serait-il possible d’être en mode résolution de problème quand j’ignore quel est le problème, quels sont les moyens dont on dispose, quels sont les échéanciers ? Quand le projet est, en outre, géré de façon parcellaire, j’ai encore moins de matériel cognitif pour prendre des décisions et résoudre les problèmes que me pose le changement. Je vais donc facilement être sur la défensive. Il me sera impossible d’être productif, parce qu’il y a trop d’incertitude cognitive », précise le docteur en gestion.
Pour se protéger, on peut également tenter de résister aux changements annoncés. « On peut réagir en critiquant, en sabotant, en étant passif-agressif. Ce sont des comportements de résistance classiques. » Pour les gestionnaires, toutefois, le pire mécanisme de défense que l’on puisse adopter est le désengagement. « Plus je suis désengagé à l’égard d’un projet, plus je m’en moque, explique le Pr Johnson. Il sera alors très difficile de m’entraîner dans un changement. Si au moins je contredis ou je m’oppose, il est encore possible de négocier. Mais quand on est désengagé, on ne résiste même plus. Il reste alors très peu de leviers pour rétablir la situation. »
Ces réactions d’adaptation négatives ne se manifestent toutefois pas fatalement devant un changement organisationnel important. En réalité, ce n’est pas l’événement en tant que tel, mais l’estimation que l’on en fait qui est liée à l’apparition des mécanismes de défense, a montré le Pr Johnson dans une étude réalisée en France1. « Tout dépend de la manière dont on évalue la situation sur le plan affectif et cognitif », précise-t-il.
Il serait donc possible d’échapper aux mécanismes d’adaptation négatifs. Et cela serait souhaitable. « Les stratégies défensives demandent beaucoup d’énergie, indique la Pre Céline Bareil, professeure à HEC Montréal, qui a collaboré avec le Pr Johnson à la recherche. Souvent le premier réflexe que l’on a est de s’opposer, de se plaindre, mais dans le fond, c’est mal utiliser notre énergie. Nous en avons tous une quantité limitée. Si on l’utilise à mauvais escient, notre santé va s’en ressentir. »
Il existe des raisons précises pour lesquelles une personne considère que les modifications organisationnelles qu’elle subit sont excessives. Le Pr Johnson s’est penché sur la question. « Presque partout dans le système de santé, les gens disent : “Ici, il y a trop de changements.” Oui, mais pourquoi ? »
Le chercheur a mis en lumière trois caractéristiques de l’excès de changement : la fréquence, l’étendue et l’impact2. « Ces facteurs agissent ensemble, et il faut la présence des trois pour qu’il y ait excès. »
La fréquence à laquelle surviennent les transformations est un facteur clé. « C’est davantage la fréquence des changements que leur impact qui fait qu’une personne trouve les modifications excessives. Des réorganisations peuvent donc avoir un gros impact sur moi personnellement, mon quotidien, mon nombre d’heures de travail, mais si elles ne sont pas fréquentes, ce ne sera pas aussi dommageable que l’inverse », mentionne le professeur.
Parfois, d’ailleurs, les transformations sont tellement courantes qu’elles se télescopent. « Dans un organisme, plus les changements sont fréquents, plus ils se chevauchent, ce qui conduit potentiellement à un excès d’initiatives, à un chaos lié aux transformations et à l’épuisement professionnel », décrit le chercheur dans un récent article publié dans le Journal of Organizational Change Management2.
L’étendue du changement peut aussi être un facteur déstabilisant. Les modifications peuvent toucher les processus, les routines, les objectifs et la culture au sein de l’organisme. Le personnel peut en être ébranlé à différents degrés. « Est-ce qu’on change mes procédures, mes structures, mes équipes, mon monde social en même temps ? Est-ce qu’on vient déranger plusieurs piliers de mon confort au travail ? », indique le Pr Johnson.
L’impact du changement, troisième élément, est la dimension qui nous atteint de manière plus personnelle. Il s’agit des effets des modifications sur nous, notre tâche et notre performance. « Jusqu’à quel point est-ce que les changements en cours transforment mes pratiques quotidiennes ? Est-ce qu’on me laisse certains refuges ? Est-ce que mon comportement et mes compétences sont remis en question ? Est-ce qu’on me laisse suffisamment de routines dans lesquelles je suis bien ? »
Qu’arrive-t-il quand un changement est excessif ? Quand il est trop étendu, a trop de conséquences et est trop rapproché des modifications précédentes ? Il toucherait alors les trois sphères de notre univers intérieur. Sur le plan émotif, on ressentirait un épuisement ; sur le plan cognitif, de l’incertitude ; sur le plan comportemental, on se mettrait à résister (figure 2) (encadré).
« Plus la fréquence, l’impact et l’étendue des changements sont élevés en même temps, plus on va avoir de l’épuisement émotionnel (un des trois facteurs de l’épuisement professionnel), plus on va également ressentir de l’incertitude dans notre environnement de travail (ce qui va nous empêcher d’être en mode résolution de problème), et plus on va avoir des comportements de résistance », résume le Pr Johnson.
Graduellement, l’épuisement, l’incertitude et le désir de résister peuvent devenir de plus en plus envahissants. Ils vont influer les uns sur les autres. « Plus on est épuisé, plus on voit de l’incertitude dans son environnement, moins on va soutenir les changements », explique le Pr Johnson. Mais le cercle vicieux tourne aussi dans l’autre sens. « Plus on résiste au changement et plus on ressent de l’incertitude, plus on s’épuise. C’est exténuant de se défendre contre une situation quotidienne qui ne change pas. »
L’incertitude cognitive, symptôme d’une carence en information, joue un rôle central. « Personne ne me met au courant, ne me renseigne, donc tranquillement je m’épuise. Je deviens alors de plus en plus fermé. Je suis de moins en moins ouvert à comprendre et à me laisser convaincre. »
À la longue, on peut se sentir aspiré vers le fond. « Si je me défends constamment contre les changements et qu’il y en a toujours, c’est nécessairement un combat perdu d’avance. Les demandes deviennent trop grandes pour mes ressources. »
Que faire quand on est soi-même gestionnaire et qu’on doit mener une réorganisation ? Quelles mesures adopter quand les transformations paraissent excessives aux yeux de ceux qui les subissent ? « On doit essayer de trouver le levier qu’on peut gérer, répond le Pr Johnson. Ainsi, s’il est impossible de diminuer la fréquence des changements, on doit tenter de réduire leur impact ou leur étendue. »
L’exemple à éviter ? La mise en œuvre de la loi 10*. « La réforme a été lancée d’un coup, avec urgence. On avait déjà une fréquence élevée de changements dans le milieu de la santé. Les directions des établissements n’ont pas eu le temps de planifier la restructuration correctement, et, par conséquent, le rythme a été maintenu. L’impact, pour sa part, a été très grand sur tout le monde. L’étendue de la restructuration, elle, était considérable. On mettait des cadres à la porte, on modifiait des équipes, on changeait des procédures. Et il y avait une incertitude monstrueuse. Les gens voyaient autour d’eux des collègues perdre leur emploi ou s’épuiser. Il est fondamental de donner au personnel des moyens de prévoir ce qui s’en vient et ainsi d’avoir une emprise sur ce qui lui arrive. »
L’incertitude peut, entre autres, empêcher les employés d’utiliser leurs pleines capacités. Le personnel du milieu de la santé est à la fois intelligent et compétent, estime le Pr Johnson. « On tente de recruter les meilleurs, on les a, mais on ne leur permet pas d’utiliser leurs aptitudes. Ils pourraient gérer des changements qui les touchent, mais on ne leur donne pas de leviers ni surtout les renseignements nécessaires. »
La diffusion d’informations est l’une des clés de la réussite. « Si je ne peux prédire ni les conséquences ni le déroulement d’un changement, comment puis-je être proactif ? Je ne sais pas quoi faire. Je vais donc attendre et, au pire, j’agirai de façon réactive et donc souvent de manière défensive. »
Mais malgré l’épisode de la loi 10, le tableau n’est peut-être pas si sombre dans le réseau de la santé. Certains centres intégrés de santé et de services sociaux font déjà des efforts pour réduire les effets des transformations sur leur personnel.
Comme gestionnaire, l’un des aspects à aborder de front est la vision qu’a le personnel de la restructuration. Sa façon de réagir ne tiendra pas qu’à la taille réelle des modifications ou à la surcharge effective de travail. « Il y a des personnes qui, dans un contexte saturé de changements, seront capables de réagir de façon positive. Le point à gérer sur le terrain est l’évaluation », soutient le Pr Johnson.
Il faut donc tenir compte de la manière dont les employés voient la fréquence des modifications, leur urgence, l’éventuel surplus de travail qu’ils pourront avoir et leur épuisement possible. « Ce n’est pas suffisant de faire de grands discours sur les côtés positifs des changements, il faut aussi avoir le courage de s’occuper des côtés négatifs. »
Comment s’y prendre ? « On peut commencer par normaliser le côté émotionnel des changements en reconnaissant que les gens peuvent avoir peur de la surcharge, de l’épuisement, du sentiment d’urgence et de la pression qui y est associée. Il faut leur montrer qu’ils ne sont pas isolés ni seuls avec leurs estimations négatives et leurs réactions. C’est en s’occupant des éléments négatifs de l’évaluation qu’on sera en mesure de réduire les mécanismes d’adaptation défensifs comme le cynisme, l’incertitude, la résistance et le désengagement. »
Concrètement, on peut procéder par réunions ou ateliers. Le but est « l’autonomisation » (empowerment). Il faut miser sur la responsabilisation du personnel et son intelligence collective, estime le chercheur. « À la suite de l’annonce d’un changement, on peut décider de tenir des réunions régulières de groupes d’employés pour déterminer ce que les modifications représentent pour eux. Quelles sont leurs appréhensions ? Quel sera l’impact, à leur avis, des changements sur leur pratique ? On va creuser, on va se pencher sur l’évaluation négative. On va cerner les obstacles concrets. »
Cette série d’ateliers peut être suivie d’une seconde. L’objectif cette fois : planifier le changement et réduire les obstacles. On doit prévoir les interventions à mettre en place. « Ce sont des ateliers dirigés dans lesquels les gens deviennent parties prenantes du changement. Le gestionnaire et les employés pourront déterminer ce dont ils ont besoin, du temps qu’il leur faudra, et surtout, la manière dont les obstacles seront surmontés. Les gens ne sont plus passifs ; ils deviennent actifs. Il s’agit d’une approche constructive axée sur la résolution de problème », mentionne le docteur en gestion.
Quand on est, non pas un gestionnaire, mais un membre du personnel pris dans la tourmente d’une nouvelle réforme, la perspective est différente. Les modifications proposées peuvent nous paraître néfastes, contre-productives, rétrogrades. On ne croit pas en leur utilité. Faut-il y participer ? Ne pas y participer ? Il n’y a pas de bonne réponse, reconnaît le Pr Johnson.
D’un côté, il est rationnel de rejeter des transformations que l’on réprouve. Et c’est aussi humain. « Tout changement peut constituer un stress, et il est normal et sain de vouloir s’en défendre », indique le professeur.
D’un autre côté, une stratégie comme le désengagement a des effets néfastes. « Plus je réagis de façon défensive, plus je nuis à mon bien-être, à ma qualité de vie ainsi qu’à ma santé psychologique et physique. Il ne faut pas oublier que si des émotions négatives me grugent et commencent à m’affecter, j’en suis en partie responsable. Plus je rejette la faute sur une source externe, plus je vais être sur la défensive et déprimé. Plus je me prive de moyens. »
Au travail, le retrait expose à l’exclusion et à la marginalisation. « Les gestionnaires et les autres personnes ne m’incluront pas dans leurs démarches. Plus l’organisme va changer, plus je serai isolé socialement et professionnellement. En me retirant totalement des changements, je nuis à ma qualité de vie au travail », avertit le Pr Johnson.
Mais parfois, à travers les bouleversements d’une restructuration, on peut apercevoir une ouverture, une fenêtre, une occasion à saisir. « On peut profiter d’une réforme pour rêver, innover, se laisser inspirer par tout ce qu’elle propose au lieu de voir uniquement son côté restreignant et obligatoire, fait valoir la Pre Bareil. Je pense qu’une réorganisation est une excellente occasion de revoir ses pratiques et de se dire : “Est-ce qu’on ne pourrait pas rêver à ce que pourrait être le réseau maintenant qu’il est en transformation ?” Tout le monde est d’accord avec la finalité, qui peut être un meilleur accès aux soins pour les patients. C’est souvent avec les moyens qu’on n’est pas d’accord. Au cours d’une réorganisation, cependant, il y a beaucoup de moyens qui sont mis sur la table. Les gens ont une grande marge de manœuvre. Ils ont des contraintes, soit, mais aussi beaucoup de possibilités. Il faut rêver, visualiser, réfléchir. C’est un moment privilégié parce qu’on est à la croisée des chemins. » //
* Nom exact de la loi : Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales.
1. Johnson KJ, Bareil C, Giraud L et coll. Excessive change and coping in the working population. Journal of Managerial Psychology 2016 ; 31 (3) : 739-755.
2. Johnson KJ. The dimensions and effects of excessive change. Journal of Organizational Change Management 2016 ; 29 (3) : 445-459.