Dossiers spéciaux

Vie et travail en clinique

et si j’embauchais une infirmière ?

Claudine Hébert  |  2017-03-27

Comment faire votre part pour que 85 % de la population québécoise ait un médecin de famille avant le 31 décembre 2017 ? Certains omnipraticiens ont déjà trouvé une solution pour atteindre leur cible. Et même plus. Ils ont embauché une infirmière.

Vie et travail en clinique

Ce n’est pas d’hier que le tandem médecin-infirmière fait ses preuves en clinique. L’arrivée des infirmières praticiennes spécialisées (IPS) et des cliniciennes dans les groupes de médecine de famille (GMF) donne un bon coup de main aux omnipraticiens en première ligne, notamment pour le suivi des patients atteints de maladies chroniques, comme le diabète et l’hypertension.

Certains omnipraticiens ont néanmoins réalisé que ce tandem pouvait être exploité davantage. Ils ont embauché une infirmière à temps plein ou à temps partiel totalement dévouée à leur pratique. Et les résultats ne sont que positifs. « Finis la prise des signes vitaux du patient, les prélèvements sanguins, les mesures et les pesées de bébés, les retraits de points de suture, le changement de pansement, la vaccination et les prélèvements. C’est désormais mon infirmière qui s’occupe de ces tâches. Je ne vois maintenant le patient que pour son diagnostic », indique le Dr Jacques Bergeron, du GMF Centre médical Robinson, à Granby.

Depuis plus de cinq ans, le Dr Bergeron emploie une infirmière auxiliaire à temps plein. Cette dernière veille également à l’entrée des données dans les dossiers médicaux électroni­ques (DMÉ) et rappelle les patients pour la transmission des résultats de tests. « Je ne fais plus aucun appel. Je me demande comment j’ai pu me passer des services d’une infirmière pendant aussi longtemps », soutient le médecin qui a plus de trente ans de carrière. Le Dr Bergeron est également le président de l’Association des médecins omnipraticiens d’Yamaska (AMOY).

En plus de lui faire gagner au moins une heure par jour, la formule tandem permet au clinicien de Granby de voir davantage de patients dans une journée. Au moins quatre, sinon six de plus par jour, dit-il, ce qui s’est traduit par une augmentation de plus de 35 % de son nombre de patients inscrits sur sa liste. De 1500 patients inscrits en 2011, l’omnipraticien en compte aujourd’hui près de 2000.

Et dire que cette hausse du nombre de patients n’était pas la première motivation du Dr Bergeron lorsqu’il a décidé d’embaucher une infirmière. Son souhait était d’abord de mieux répondre aux besoins de sa clientèle initiale. « Juste avant que l’on commence à parler d’accès adapté dans les cliniques, j’ai fait un calcul. J’ai comparé mon offre de services aux besoins estimés. J’ai tenu compte du nombre total de patients inscrits et du nombre de patients plus vulnérables. Je suis arrivé à la conclusion que je n’avais pas assez d’une salle d’examen pour bien desservir ma clientèle. Il m’en fallait une deuxième et les services d’une infirmière pour assurer la coordination de mes rendez-vous. Après analyse des différentes catégories d’infirmières, j’ai opté pour une infirmière auxiliaire dont le champ d’expertise convenait parfaitement à mes besoins », explique le Dr Bergeron.

guilbault

Moins de stress… et plus de patients

Certains médecins n’ont jamais voulu pratiquer leur profession autrement qu’en tandem avec une infirmière. C’est le cas du Dr Marcel Guilbault, du GMF de Gatineau. Depuis déjà trois décennies, cet omnipraticien s’adjoint les services d’une infirmière. Outre les trois que fournit le CISSS, sa clinique en compte deux autres (une technicienne et une auxiliaire) pour lui et ses neuf collègues.

« Cette collaboration avec une infirmière a grandement amélioré ma qualité de vie. Ma surcharge de travail est bien moindre depuis. Et je suis beaucoup moins stressé. En fait, ce travail en tandem redonne le plaisir d’exercer la médecine », mentionne le clinicien, qui est également le président de l’Association des médecins omnipraticiens de l’ouest du Québec (AMOOQ).

Et au-delà de ce plaisir, ne nous le cachons pas, c’est très rentable, reconnaît le Dr Guilbault. Le médecin compte plus de 3500 patients inscrits à son nom. Tous les autres méde­cins du GMF de Gatineau en ont en moyenne de 1400 à 1500. Les recrues, pour leur part, en ont déjà 900 grâce au soutien des deux infirmières de la clinique. « Chez nous, il y a longtemps que les avantages du modèle de collaboration entre médecin et infirmière ont convaincu tout le monde », souligne le clinicien.

Une, c’est bien ; deux, c’est mieux

La Dre Josée Bouchard, à Pohénégamook, fait elle aussi partie de ces médecins qui ont goûté au fruit et ne veulent plus jamais pratiquer sans l’aide d’une infirmière. En fait, elle n’en a pas une, mais deux à temps partiel qui travaillent exclusivement pour elle. « Après six ans au CLSC de Pohénégamook, j’ai décidé, il y a trois ans, de créer ma propre clinique médicale. Dès le départ, il était clair que j’aurais trois salles d’examen et que j’engagerais une ou deux infirmières pour m’aider à recevoir mes patients », affirme l’omnipraticienne. La Dre Bouchard est également la présidente de l’Association des médecins omnipraticiens du Bas-Saint-Laurent.

La Dre Bouchard a d’abord embauché une infirmière clinicienne, soit une infirmière bachelière, trois jours par semaine. « Je la connaissais très bien. Comme elle en avait marre de travailler en milieu hospitalier, elle a accepté mon offre d’emploi », indique la médecin. Une infirmière auxiliaire vient également lui prêter main-forte une ou deux journées par mois. « Je souhaite toutefois l’embaucher très bientôt à temps plein. Je compte ajouter une quatrième salle de consultation à ma clinique d’ici la fin du printemps. Je vais avoir besoin d’aide », mentionne la clinicienne dont les affaires vont très bien.

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Lorsqu’elle travaillait au CLSC, la Dre Bouchard voyait au plus une quinzaine de patients par jour. Aujourd’hui, ils sont plus de 25, voire 30 à franchir la porte de sa clinique au quotidien. Du coup, sa liste de patients inscrits grimpe en flèche. De 820 en 2014, la Dre Bouchard en compte désormais près de 1900, soit 1000 de plus qu’il y a trois ans. « Et je continue d’en prendre. À ce rythme, je devrais pouvoir atteindre bientôt les 2500 patients. C’est la raison pour laquelle je veux agrandir ma clinique et augmenter le nombre d’heures de mon infirmière auxiliaire », souligne-t-elle.

Et ce n’est pas que cette clinicienne soit devenue, soudai­nement à 55 ans, un « bourreau de travail ». « Au contraire, je constate que cette collaboration en tandem rend la médecine beaucoup plus agréable à pratiquer. Et la qualité des soins prodiguée à mes patients est, elle aussi, rehaussée grâce au soutien de mes deux infirmières. Elles peuvent leur consacrer davantage de temps lors des visites et au téléphone pour répondre à leurs questions », signale l’omnipraticienne.

Et non seulement les patients passent plus de temps avec l’infirmière, mais certains vont aussi se confier plus facilement à l’assistante, ajoute le Dr Bergeron. Ce qui permet d’obtenir plus d’information pour mieux les traiter, dit-il.

Garde partagée…

Combien d’infirmières faut-il embaucher par clinique ? « Les médecins qui exercent en clinique à temps plein vont préférer bénéficier des services d’une infirmière en exclusivité », observe le Dr Claude Rivard, président de l’Association des médecins omnipraticiens de Richelieu–Saint-Laurent (AMORSL). Lorsque les médecins ont une pratique mixte (en cabinet, en service de consultation sans rendez-vous et à l’hôpital) qui ne permet pas une présence à temps plein de l’infirmière à la clinique, il devient plus avantageux de partager les ressources infirmières entre les médecins. Au GMF Marguerite D’Youville, à Sainte-Julie, où pratique le Dr Rivard, on recense justement quatre infirmières techniciennes pour quinze médecins. Ces dernières, précise le Dr Rivard, assurent la couverture du service de consultation sans rendez-vous avec le médecin en poste, ce qui rend cette pratique beaucoup plus intéressante et augmente l’efficacité du médecin lors des interventions. Ces infirmières, dit-il, sont payées par les médecins en poste au service de consultation sans rendez-vous.

À la Clinique médicale de la Marconi, à Drummondville, le ra­tio est légèrement plus élevé. Les sept médecins de la cli­ni­que se partagent les services de l’infirmière technicienne en poste depuis un peu plus de cinq ans. « Notre infirmière est maintenant indispensable. Vous devriez nous voir, les sept omnipraticiennes, échanger nos demi-journées mensuelles au calendrier et négocier avec vigueur. Des demi-journées devenues très précieuses », remarque la Dre Amélie Fiset, qui dirige la clinique.

La règle d’utilisation est simple. L’attribution de l’horaire se fait une fois par mois. Pendant les demi-journées que l’infirmière consacre à un médecin, elle travaille exclusivement pour lui. Par exemple, la Dre Fiset a droit à deux demi-journées par semaine et à trois autres au cours du mois selon ses besoins. Les omnipraticiennes se partagent les frais du salaire de l’infirmière en fonction des heures utilisées. Ce qui, soutient la Dre Fiset, réduit de beaucoup le fardeau des responsabilités.

« Au début, lorsque j’ai fondé la clinique en 2012 avec mes collègues (les médecins Valérie Camiré et Marie-Claude Cayouette), l’infirmière travaillait à temps partiel pour moi et deux autres médecins. Elle nous aidait pendant nos rendez-vous en obstétrique afin d’offrir un meilleur service à nos patientes pour le suivi de grossesse », précise la Dre Fiset. Au fil des semaines, leurs collègues ont commencé à les envier un tout petit peu. « Elles constataient qu’on gagnait du temps, qu’on voyait un peu plus de patientes par jour, qu’on finissait nos journées avant elles. Bref, elles nous ont demandé si elles pouvaient employer notre infirmière les jours où l’on n’était pas à la clinique », raconte-t-elle. Depuis, quatre autres médecins ont joint l’équipe et ont, elles aussi, voulu profiter des services de l’infirmière. « Nos jeunes recrues l’apprécient énormément. Grâce au soutien de notre infirmière, elles peuvent atteindre plus rapidement leur nombre de 500 patients inscrits », souligne la clinicienne.

Dr Rivard

Aujourd’hui, l’infirmière de la Clinique de la Marconi travaille un peu plus de 35 heures par semaine. Cet horaire risque toutefois d’être chamboulé avec la venue de quatre autres médecins d’ici septembre. La Dre Fiset et ses collègues étudient sérieusement la possibilité d’embaucher une deuxième infirmière au cours des prochains mois.

Une garde partagée plus complexe

Même questionnement à la Clinique familiale des Bois-Francs, à Princeville, où quatre médecins se partagent l’horaire d’une infirmière auxiliaire depuis cinq ans. « En général, nous ne sommes que deux médecins à la fois à la clinique, ce qui facilite l’utilisation des services de l’infirmière », explique la Dre Lyne Thériault, qui compte 2500 patients inscrits.

Mais voilà ! Il arrive parfois, pour ne pas dire régulièrement, qu’ils soient trois médecins à la clinique. La situation devient alors plus complexe. L’infirmière ne peut être aussi efficace et doit réduire son nombre de tâches. Étant donné que deux autres médecins s’ajouteront à l’équipe d’ici la fin du printemps, l’embauche d’une deuxième infirmière, à tout le moins à temps partiel, est de plus en plus considérée, soutient la Dre Thériault.

« On réalise que les infirmières sont des ressources inestimables pour notre travail. À l’exception de quelques cas plus problématiques, je n’ai plus besoin d’effectuer les rappels qui pouvaient prendre cinq, sinon dix minutes par patient. C’est fou ce que les infirmières peuvent nous faciliter la tâche. En fait, ce sont des assistantes hors pair qui nous permettent de pratiquer la vraie médecine », soutient l’omnipraticienne.

Savoir recruter les bonnes alliées

Comment recrute-t-on justement une bonne infirmière pour le travail en tandem ? Cherchez du côté des hôpitaux, suggère le Dr Claude Rivard, du GMF Marguerite D’Youville. « Chez nous, les quatre infirmières techniciennes viennent de l’urgence du Centre hospitalier Pierre-Boucher. Ce sont des infirmières d’expérience et de confiance que les médecins de la clinique et moi connaissions déjà. »

Lorsque Dre Amélie Fiset a recruté son infirmière, elle a, elle aussi, approché des candidates de l’hôpital. Des infirmières de l’équipe de soir, de nuit et du weekend. « Notre infirmière était alors sur appel », dit-elle.

Bien que le travail en clinique ne vienne pas systématiquement avec les avantages sociaux du réseau de la santé, la for­mule tandem plaît à plusieurs, nous signale-t-on à l’Ordre des infirmiers et infirmières auxiliaires du Québec (OIIAQ). Selon un sondage maison ef­fec­tué par l’OIIAQ le printemps der­nier auprès d’une quarantaine d’infirmières auxiliaires qui pratiquent déjà en clini­que, aucune ne souhaite quitter son poste pour un autre emploi.

Dre Thériault

« Les infirmières qui acceptent de venir en clinique le font pour améliorer leur qualité de vie. Terminés les horaires sur appel et les réveillons de Noël à l’hôpital. Et elles ne subissent plus la pression du milieu hospitalier », souligne la Dre Josée Bouchard. Toutefois, une infirmière comp­tant plusieurs an­nées d’ancienneté au sein du réseau de la santé sera sans doute difficile à recruter en clinique. « Il est plus facile d’attirer des infirmières aux horaires impossibles et des jeunes mamans en quête d’un horaire plus agréable du lundi au vendredi », suggère Dre Bouchard. Des infirmières à l’appro­che de la retraite ou déjà retraitées qui veulent accumuler deux, trois ou cinq au­tres années de travail peuvent, elles aussi, être tentées par l’expérience cli­nique, poursuit le Dr Rivard. Ce dernier a d’ailleurs engagé une infirmière récemment retraitée provenant des soins intensifs.

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Une formule encore boudée

Il n’existe pas de statistiques sur le nom­bre exact de cliniques médicales au Québec qui emploient actuellement une ou plusieurs infirmières à leurs frais. Une donnée que la Fédération des mé­decins omnipraticiens du Québec (FMOQ) sou­haite toutefois obtenir par voie de son­dage ce printemps. En attendant, certains chiffres provenant des deux ordres in­fir­miers de la province (Ordre des infirmiers et infirmières du Québec-OIIQ et OIIAQ) montrent l’actuel intérêt des médecins pour le tandem. Un inté­rêt plutôt faible. Au sein de ces deux ordres, ce sont moins de 2 % des mem­bres qui travaillent en clinique médicale, soit un peu moins de 1175 infirmières de l’OIIQ et moins de 540 infirmières auxiliaires de l’OIIAQ.

Comment expliquer cette situation compte tenu des avantages que présente le travail en tandem ? « Beaucoup de mé­de­cins continuent de percevoir l’em­bauche d’une infirmière comme une dépense plutôt qu’un investissement », remarque le Dr Bergeron.

« Ils sont déjà nombreux à grincer des dents juste pour les frais de cabinet. Imaginez maintenant le salaire d’une infirmière. On peut deviner que cela ne figure pas du tout dans leur budget », ajoute la Dre Lyne Thériault.

Pourtant, renchérit le Dr Guilbault, les mé­decins qui font l’expérience de cette collaboration depuis plusieurs années constatent que l’exercice s’autofinance. Et dans bien des cas, il rapporte davantage que le coût du salaire de l’employé, dit-il. D’autant plus que les salaires des infirmières embauchées par les clini­ques sont déductibles d’impôt, insiste le Dr Guilbault. À ce propos, d’après les cliniciens que nous avons joints, les in­firmières sont payées entre 20 $ et 35 $ de l’heure selon leurs compétences.

Enfin, de l’avis du Dr Jacques Bergeron, la situation pourrait changer à l’approche du 31 décembre 2017. Plusieurs médecins, dont le nombre de patients inscrits stagne sous le cap des 1000, vont sans doute commencer à comprendre qu’il serait dans leur intérêt d’adopter la formule tandem dans les meilleurs délais. « Il vaudra mieux pour eux investir 15 % de leur salaire dans l’embauche d’une infirmière qui pourra les aider à atteindre leur cible que de se voir imposer une coupure de 20 %, voire de 30 % de leurs revenus parce qu’ils n’auront pas répondu à l’appel du ministre Barrette. » //