être médecin au pays des aurores boréales
Un goût inné pour l’aventure, du plaisir à travailler en équipe, une ouverture d’esprit ainsi qu’un sens de débrouillardise aiguisée sont des atouts pour pratiquer la médecine dans le Grand Nord du Québec. En fait, ce sont des aptitudes essentielles pour relever le défi.
16 h 30, un après-midi d’octobre, le Centre de santé Inuulitsivik, à Puvirnituq, reçoit un appel du dispensaire d’Inukjuak, à plus de 200 km au sud, dans la baie d’Hudson. C’est un cas d’évacuation aéromédicale, communément appelé medevac.
Un bébé de 5 mois et demi, ex-prématuré de 32 semaines, souffre d’une pneumonie bilatérale et d’une bronchiolite importante. Sa seule chance de survie : un transport d’urgence à l’Hôpital pour enfants de Montréal à 1600 km plus au sud. C’est alors que commence un sauvetage que la Dre Geneviève Auclair, chef du Département régional de médecine générale du Nunavik, n’est pas prête d’oublier. La clinicienne, qui fêtera en 2017 ses dix ans d’expérience dans le Grand Nord, commençait tout juste sa deuxième année de pratique.
Soulignons qu’au Nunavik au nord du 55e parallèle, les routes n’existent pas. Tout transport entre les quatorze communautés inuites s’effectue en avion. Après avoir décollé vers 18 h à bord d’un Twin Otter d’Air Inuit – le temps de rassembler l’équipement médical et de réunir deux infirmières et un technicien en radiologie –, la Dre Auclair arrive enfin à Inukjuak. Il est 19 h. « Jusqu’ici, le personnel médical du dispensaire est parvenu à maintenir le bébé en vie à l’aide d’antibiotiques et de bronchodilatateurs en l’intubant. Des manœuvres de stabilisation qui se poursuivront jusqu’à 23 h, jusqu’à ce que l’équipe puisse assurer le transport du bébé en avion vers Kuujjuaq, où le personnel d’Évacuations aéromédicales du Québec (EVAQ), prendra la relève jusqu’à Montréal », relate-t-elle.
Mais voilà, rien n’est gagné. Pendant le transport en ambulance entre le dispensaire et l’aéroport, le bébé fait un arrêt cardiorespiratoire. « J’ai immédiatement grimpé sur la civière et procédé à un massage cardiaque. Arrivés sur l’aire de trafic de l’aéroport, l’ambulancier et l’infirmière ont ouvert les portes du véhicule. J’étais encore à quatre pattes sur la civière du bébé », raconte la Dre Auclair. Sans même se retourner, elle demande alors au personnel deux choses : sortir la trousse de médicaments qui se trouve sous la civière, et appeler illico la médecin du dispensaire qui a réussi l’intubation. Quelques minutes plus tard, sa collègue du dispensaire vient la rejoindre, armée d’un laryngoscope et d’un tube afin de réintuber l’enfant. Le cœur du bébé se remet à battre. Vers minuit l’avion décolle enfin vers Kuujjuaq. Le jeune Inuit est sauvé.
L’omnipraticienne, originaire de Saint-Jean-sur-Richelieu, savait que pratiquer la médecine générale dans le Grand Nord serait fort différent du travail d’un médecin en cabinet dans le sud de la province. Elle ignorait toutefois jusqu’à quel point. Ce sauvetage lui a montré que tout pouvait arriver.
« Au Nunavik, il n’y a pas de médecins spécialistes cliniciens. C’est nous, les médecins de famille, qui faisons face à la musique. Nous ne savons jamais à quoi nous attendre. Nous pouvons avoir à traiter des cas très variés allant du bébé naissant en détresse au patient éprouvant de graves troubles de santé mentale en passant par une personne âgée en phase terminale », mentionne la clinicienne.
Étant donné les problèmes chroniques de logement – des familles de dix personnes de plus de trois générations qui s’entassent dans une même maison, c’est très fréquent – les épidémies de maladies infectieuses, les troubles respiratoires, les problèmes dus au stress et les troubles du développement chez les enfants font aussi partie du quotidien.
« Il nous arrive régulièrement de devoir déborder de notre rôle, d’appliquer des protocoles qui vont bien au-delà des tâches habituellement réservées aux omnipraticiens », indique-t-elle. C’est d’ailleurs cet aspect de la médecine du Grand Nord qui l’a séduite au cours de son stage. « J’n’avais nul besoin d’aller au bout du monde pour que mon métier ait une influence sur la population », dit-elle.
Remarquez, la situation est similaire sur le territoire des Terres-Cries-de-la-Baie-James, même si les neuf communautés sont relativement accessibles par des routes de gravier. « Il faut développer assez rapidement une autonomie professionnelle lorsqu’on choisit de pratiquer la médecine générale sur ce territoire. On est souvent le seul médecin de ces communautés éloignées devant des situations de traumatisme », précise la Dre Marie-Léa Truchon, qui pratique actuellement à Mistissini, à 45 minutes au nord de Chibougamau. Médecin permanente à temps partiel au Conseil Cri de la santé et des services sociaux de la Baie-James (CCSSSBJ) depuis 2013, la Dre Truchon passe quatre mois par année dans le Nord.
« Pour être efficace, il faut absolument adapter les connaissances acquises à l’université à la réalité de cet environnement. En fait, il faut sans cesse faire preuve d’une grande humilité. On réapprend tous les jours à pratiquer notre médecine. Et on n’a pas le choix. Il faut apprendre à faire confiance à notre jugement clinique. D’où l’importance de bien observer, d’écouter, de faire un examen physique détaillé et de regarder le patient dans les yeux pour établir un lien de confiance », ajoute la Dre Truchon, qui a également été médecin dépanneur de 2009 à 2013 à Salluit et à Puvirnituq, au Nunavik.
« On doit constamment se fier à notre instinct », ajoute le Dr Jean Désy, médecin dépanneur à Salluit. Le Dr Désy, qui est aussi chargé d’enseignement clinique à la Faculté de médecine de l’Université Laval, est l’un des rares médecins qui comptent plus de vingt-cinq années de pratique au Nunavik.
Une expérience qui lui a valu de nombreuses situations hors du commun derrière son stéthoscope. Il parle notamment de ce patient qui s’est présenté un jour avec une luxation antérieure de l’épaule. Le clinicien est parvenu à lui replacer l’articulation avec son pied, à l’aide de la manœuvre d’Hippocrate. « Jamais, vous n’auriez vu ça dans un cabinet du sud de la province. Après consultation, ce patient aurait reçu une ordonnance pour une radiographie. Il faut se débrouiller avec les moyens du bord et faire preuve d’initiative au quotidien », signale le clinicien qui séjourne entre six et huit semaines dans le Grand Nord. Des séjours qui durent en général d’une à trois semaines, selon les besoins des équipes.
Les ressources immédiates pour des interventions d’urgence sont, elles aussi, pratiquement nulles, poursuit le Dr Désy. Il y a une banque de sang à Puvirnituq et à Kuujjuaq, mais pas dans les autres villages inuits. Sans compter que les conditions météo retiennent à l’occasion les équipes d’évacuation au sol. Il faut garder son sang-froid. « En octobre dernier, à Akulivik, dans la baie d’Hudson, aucun avion n’a pu décoller pendant quatre jours en raison du mauvais temps. Heureusement, le personnel infirmier a été en mesure de s’occuper des trois patients alités en attendant qu’ils soient transférés à Puvirnituq », raconte le médecin. Être médecin au Nunavik, c’est accepter de pratiquer dans une région très isolée. C’est un environnement, dit le Dr Désy, où les gens sont facilement fatalistes. À ce propos, les Inuits disent avec justesse en inuktitut : « Ajurnamat ». Ce qui signifie : ainsi va la vie.
Par chance, insiste-t-il, le travail d’équipe entre les médecins et le personnel infirmier en première ligne donne du pep aux troupes. « La hiérarchie médecin-infirmière, très palpable au sud du 49e parallèle, existe beaucoup moins dans nos dispensaires. Et c’est tant mieux », soutient le Dr Désy. Près de 85 % des patients qui se présentent dans les dispensaires du Nord-du-Québec sont traités par le personnel infirmier. Principalement des cas d’otites, de pneumonies, de gastro-entérites que le personnel infirmier peut aisément soigner. « Je suis là pour les cas chroniques, les traumatismes graves. Je suis en quelque sorte un capitaine. Je suis là pour gérer les situations exceptionnelles. Pour le reste, le personnel infirmier fait de l’excellent travail », ajoute le médecin.
Dans le Grand Nord, ajoute-t-il, le travail en équipe est fondamental. Le médecin qui veut tout contrôler, tout décider n’a pas sa place ici. D’ailleurs, le Dr Désy est convaincu que plusieurs de ses collègues en cabinet devraient s’inspirer de l’étroit travail de collaboration qui a cours dans le Grand Nord afin d’améliorer les soins aux patients. « Il y a dix ans, je n’aurais pas osé tenir de tels propos. Aujourd’hui, avec l’expérience et mon vécu, cela me gêne beaucoup moins », souligne-t-il.
À moins que l’on ait grandi et vécu dans un environnement de simplicité volontaire, travailler dans le Grand Nord bouscule les habitudes de vie. Surtout lorsqu’on a consommé en abondance les activités offertes dans le sud de la province. On oublie les sorties au restaurant, le théâtre, l’opéra, le cinéma et les longues heures à bouquiner dans les librairies pendant ses temps libres. Exit aussi le café latte et le croissant qu’on achète avant de se rendre au travail. Le magasinage, les salons de coiffure, d’esthétique et de manucure n’existent pas non plus au sein des communautés cries et inuites.
Mieux vaut être un adepte de plein air, selon la Dre Geneviève Auclair. Les randonnées de ski et de kayak sous les aurores boréales (un des facteurs qui l’a justement séduite) offrent des moments mémorables. Et l’initiation à la pêche à l’omble de l’Arctique et à la chasse aux phoques sont vivement recommandées. D’autant plus, précise-t-elle, que ces deux activités permettent de mieux comprendre le mode de vie des patients du Grand Nord.
Et Internet ? « C’est limité, mais ça va en s’améliorant. C’est beaucoup mieux qu’il y a cinq ans. Au moins, Netflix fonctionne », indique la Dre Carole Laforest qui pratique la médecine sur le territoire des Terres-Cries-de-la-Baie-James depuis dix ans. Elle est la chef du Département de médecine générale et spécialisée du CCSSSBJ depuis 2011.
Cette clinicienne, qui travaille et vit à Mistissini, s’est fait une perception du Grand Nord au fil des années. « Les gens des communautés sont extrêmement sympathiques et font tout leur possible pour que le personnel médical se sente bien, se sente chez lui. Malgré toute cette attention, le Grand Nord demeure un milieu de travail. Il est difficile d’en faire un milieu de vie. Pour une foule de raisons, le personnel demeure rarement à l’année sur le territoire. Et au sein de la communauté, nous n’avons ni droit de propriété, ni droit de vote pour le choix du chef », explique la Dre Laforest qui passe six mois par année chez les Cris, répartis sur des séjours de deux semaines à deux mois.
La conciliation avec la vie de famille n’a rien d’évident. « Notez qu’il est possible d’élever des enfants en bas âge dans le Grand Nord. L’interaction de nos enfants avec ceux des communautés représente d’ailleurs pour eux une immense richesse interculturelle », constate la Dre Rosy Khurana, médecin permanente à Mistissini.
« L’été, mes deux jeunes enfants m’accompagnent. Ils font de la bicyclette dans les rues de la communauté sans que j’aie à m’inquiéter. C’est souvent la fête au village. Ils vont pêcher, ils vont chasser. Mon aîné a même appris la langue crie. Ce que moi, je n’ai pas encore réussi après six ans de pratique permanente sur le territoire », raconte la Dre Khurana qui partage son horaire entre le Nord et le Sud six mois par année.
Élever une famille tout en pratiquant dans le Nord demeure cependant un enjeu énorme pour les médecins qui sont parents. « Dès que les enfants arrivent à l’âge scolaire, ça ne fonctionne plus. À moins qu’ils fassent leur maternelle en langue crie ou en inuktitut », indique la Dre Laforest.
Lors de ses mois de garde à Mistissini, la Dre Marie-Léa Truchon est accompagnée de deux de ses trois enfants, de 2 et de 3 ans, ainsi que d’une gardienne qui veille sur eux. « Je profite pleinement de ces beaux moments. Je suis très consciente que cette période va passer vite. Très vite. Je dois déjà composer avec une dure réalité avec mon aînée de 6 ans : accepter de rater des événements importants de sa vie, tel son jour d’anniversaire », concède la Dre Truchon avec une pointe d’amertume.
Des moments difficiles à vivre, à moins qu’elle ne décide de quitter le Nord comme le font une grande majorité de médecins. À ce propos, le Grand Nord est le territoire du Québec où l’on compte le moins de médecins ayant plus de vingt ans d’expérience. Ils sont à peine un sur quatre. C’est aussi l’un des endroits où l’on recense le plus grand nombre de jeunes médecins avec moins de dix années de pratique, soit deux sur cinq.
« Étant donné les conditions familiales et l’isolement qu’entraîne notre travail, la plupart des médecins qui acceptent de pratiquer dans l’un des deux territoires du Grand Nord le font généralement pendant deux ou trois ans à temps plein. Quelques-uns vont poursuivre pendant un an ou deux à temps partiel. Très peu vont toutefois dépasser les cinq années de pratique », explique la Dre Laforest. Un roulement de personnel, reconnaît-elle, qui pose beaucoup de défis. Ne serait-ce que le transfert des directives. À tous les jours, dit-elle, il faut répéter les processus, les façons de faire, que ce soit aux nouveaux médecins dépanneurs ou encore aux médecins et au personnel infirmier qui viennent d’être transférés dans une nouvelle communauté. Il faut savoir que le territoire des Terres-Cries-de-la-Baie-James dispose d’une cartographie complexe composée de trois corridors d’évacuation différents, soit Chibougamau, Montréal et Val-d’Or. Des corridors qui varient selon la communauté où l’on se trouve.
La Dre Laforest croit toutefois que la situation s’améliore peu à peu. D’une vingtaine de médecins permanents il y a cinq ans, le territoire en compte aujourd’hui plus d’une cinquantaine, signale-t-elle. Mieux équipées en salles d’enseignement et de logements, les communautés pouvant accueillir des médecins résidents en stage sont passées de deux à quatre. « Et d’ici 2023, le territoire sera doté d’un nouvel hôpital à Chisasibi et de trois nouvelles cliniques modernes, soit à Great Whale, Waskaganish et Oujé-Bougoumou, ce qui va se traduire par une augmentation de personnel », indique-t-elle.
Enfin, la capacité et la volonté de travailler dans le Grand Nord n’est pas donné à tous les médecins. On aime ou on déteste carrément. « Quiconque n’aime pas déjà les mois de janvier, février et mars dans le sud de la province verra son séjour se transformer en véritable cauchemar », avertit le Dr Désy. Les journées de -30 à -40 degrés Celsius font partie du quotidien hivernal.
« Et pourtant, lorsqu’on parvient à faire fi de l’isolement, des lenteurs d’Internet et des aléas de la communication par satellite, on constate combien peuvent être gratifiants les petits bonheurs simples ainsi que les riches et vraies relations humaines qui se développent avec les membres des communautés et le personnel médical », souligne la Dre Geneviève Auclair. Quelques années de médecine en territoire cris ou inuits nous permettent d’ouvrir très grands nos horizons, conclut-elle. Un peu à l’image de la toundra arctique qui s’étend à l’infini. //