Qui a encore envie de s’en occuper ?
Les restructurations imposées aux omnipraticiens par le ministre Gaétan Barrette entraînent un profond sentiment de démobilisation, particulièrement auprès des médecins responsables de tâches administratives. Certains démissionnent, d’autres y songent.
« Je n’ai pas l’intention de jouer ni le toutou ni le chien de garde du ministre Barrette », avertit, d’entrée de jeu, le Dr Sylvain Dufresne. Si éventuellement son rôle d’élu au sein du Département régional de médecine régionale (DMRG) du secteur Montérégie-Ouest ne se résume qu’à donner des consignes et des directives à ses collègues sans pouvoir réagir ni s’adapter, l’omnipraticien de 53 ans ne verra plus d’intérêt à occuper son poste.
Le Dr Dufresne a accepté, au printemps 2016, de se joindre au comité directeur du DRMG pour collaborer avec ses collègues. Il voulait aider à trouver des solutions et de bonnes idées afin d’améliorer la pratique en première ligne. « Je n’ai pas accepté ce poste pour jouer le dictateur auprès de mes confrères », souligne-t-il.
Le médecin de famille figure parmi les nombreux omnipraticiens qui sont actuellement en pleine réflexion sur la pertinence de poursuivre leurs activités médicoadministratives. Déjà affecté par la loi 10* et la loi 20†, le Dr Dufresne est un de ceux qui redoutent l’adoption du projet de loi no 130. Il constate d’ailleurs, comme d’autres collègues au Québec, que certains directeurs de services professionnels (DSP) agissent comme si cette mesure législative avait déjà été adoptée. « Chez nous, notre DSP a commencé à en demander plus aux médecins, ce qui crée un inconfort », indique l’omnipraticien du groupe de médecine familiale (GMF) des Trois Lacs, à Vaudreuil-Dorion.
* Loi 10 : Le nom exact de la loi est : Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales. † Loi 20 : Le nom exact de la loi est : Loi favorisant l’accès aux services de médecine de famille et de médecine spécialisée et modifiant diverses dispositions législatives en matière de procréation assistée.
À cause de cette atmosphère, toute initiative proposée par les membres du DRMG suscite méfiance et soupçon parmi les omnipraticiens. Co-coordonnateur du guichet d’accès de la région, le Dr Dufresne cite en exemple l’activité « portes ouvertes » permettant l’inscription de nouveaux patients, qui a eu lieu le 17 juin dernier. « Au départ, lorsque nous avons lancé l’idée, très peu de GMF voulaient y participer. Plusieurs médecins croyaient qu’il s’agissait d’une initiative du ministre Barrette. Heureusement, à force de discuter avec mes collègues, presque toutes les cliniques de la Montérégie-Ouest ont participé », raconte le Dr Dufresne.
Si le Dr Dufresne demeure encore ambivalent quant à sa décision de rester ou non en poste, le Dr Claude Arsenault a, pour sa part, déjà quitté le bateau. « Tabarn... ! Moi, je n’en peux plus. Je n’ai plus l’énergie pour mener le combat. Ça va nous prendre de jeunes leaders pour nous sortir de ce merdier ! », estime le coloré clinicien.
Le Dr Arsenault a démissionné le 31 décembre 2016 de son poste de chef du Département de médecine générale du Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de la Montérégie-Est, fonction qu’il a occupée pendant six mois. « J’avais prévenu mes collègues. Si mon nouveau rôle de chef me mettait hors de moi, ce serait mieux que je me retire », indique le médecin qui ne décolère pas.
À l’Hôpital Pierre-Boucher, à Longueuil, où le Dr Arsenault travaille principalement, le personnel, dit-il, est débordé. Infirmières, préposés aux bénéficiaires, médecins, tout le monde se fait bousculer. Le Dr Arsenault est formel. Il prédit que la moitié des médecins qui occupent des tâches administratives vont, comme lui, jeter l’éponge. « Nous, les médecins, attendons toujours d’être à bout avant de réagir. Si le nouveau cadre imposé par le ministre Barrette continue d’être aussi rigide, ça va être le chaos cet automne », affirme-t-il.
Ce nouveau cadre que l’on essaie de mettre en place à coup de lois et de resserrements, poursuit-il, fait en sorte que l’on n’écoute plus les gens qui travaillent sur le terrain. « Avant, il y avait un respect de l’expertise locale. Les médecins pouvaient discuter entre eux d’une directive et y apporter les changements nécessaires pour l’améliorer et l’adapter à leur réalité. Désormais, tout est imposé par un type qui ne respecte personne. Conséquence : le sentiment d’appartenance à l’équipe, à l’établissement n’existe plus. C’est comme au hockey, on est devenus des agents libres ! »
L’omnipraticien n’est pas un novice dans le monde médicoadministratif. Il dit en avoir vu des choses. « Des postes administratifs, j’en ai occupé plusieurs », mentionne le Dr Arsenault. Mais là, la situation dépasse de loin l’entendement.
Et les séquelles sont déjà palpables. « Il y a moins de jeunes médecins qui embrassent la profession de médecin de famille. Ce n’est pas normal que l’on soit la seule province au pays où l’on compte plus de spécialistes que de généralistes. Et ça n’augure rien de bon pour les récents PREM. Plus d’une cinquantaine de postes sur les quelque 200 disponibles sont encore libres », dénonce le médecin sexagénaire qui n’a jamais vu un tel désintéressement.
En fait, dit-il, tous ces changements instaurés ne vont pas améliorer les soins. « C’est tout simplement un ouvrage de comptabilisation qu’effectue actuellement le ministre Barrette. Et qui va en payer la note ? Les patients ! »
Sur la Côte-Nord, le chef du Département de médecine générale du CISSS, le Dr Didier Ouellet, s’ajoute à la liste de médecins gestionnaires qui se questionnent sur leur avenir. « Rediriger des directives ministérielles sans prendre le temps de regarder les conséquences cliniques selon les particularités du milieu, ça devient du travail d’exécutant. Dans ces circonstances, il n’y a plus de valorisation à faire un travail médicoadministratif », déplore l’omnipraticien de 53 ans.
Pourtant, le Dr Ouellet était prêt à donner la chance au coureur. Il souhaitait demeurer ouvert aux modèles proposés. « Je suis devenu ambivalent, pour ne pas dire découragé. On présente des idées pour améliorer la prise en charge. On nous dit que l’on va soutenir les médecins. Dans les faits, notre CISSS semble ne pouvoir travailler qu’avec les directives du ministère. Tout ce qu’il semble faire, c’est de donner une belle image des CHSLD et des urgences, en plus de gérer des coupes budgétaires. Autrement dit, le CISSS a l’air d’agir sans se soucier de la globalité des soins à la population », observe le médecin déçu.
Sept-Îles, Baie-Comeau, Port-Cartier, chacune des installations du CISSS de sa région, insiste-t-il, présente d’importantes diversités. « Le CISSS tente toutefois d’en uniformiser les pratiques. Il devient difficile d’être innovateur et de trouver des solutions constructives. Notez il y a peut-être une mince lueur d’espoir. Aujourd’hui, on nous demande de participer à des comités de travail. Lors de la première année des fusions, les médecins étaient littéralement écartés des décisions. »
Mais à qui servent réellement ces exercices de discussion ? Le praticien se pose parfois la question. Il cite en exemple la création d’un comité destiné à améliorer la coordination des congés. « On s’est rendu compte que le véritable but de la direction, c’était de supprimer le poste de la personne qui faisait ce travail. Depuis, nous avons constamment des ratés dans la liaison, et ceci, au détriment de la clientèle », déplore le Dr Ouellet.
Comment le médecin nord-côtier parvient-il à garder le moral ? « En se concentrant sur les soins de qualité que l’on peut offrir à notre population. C’est ce qui m’a motivé jusqu’ici à demeurer en poste. Après tout, comme me faisait remarquer un chef spécialiste de la région, est-ce mieux de laisser la chaise vide ? »
En Mauricie, le Dr Dany Sirois ne croit pas lui non plus que le fait de démissionner fera progresser la cause des omnipraticiens. Chef de table médicale territoriale à Shawinigan, il tente de mettre la situation en perspective. « Une réforme, c’est un processus de longue haleine. Certes, comme plusieurs de mes collègues, j’ai l’impression d’être un exécutant qui évolue dans un processus d’essais et d’erreurs. Je ne crois pas toutefois que le ministre Barrette fasse nécessairement preuve de mauvaise volonté. Je pense seulement qu’il est maladroit dans ses méthodes en raison d’une compréhension insuffisante de plusieurs aspects de la médecine familiale. »
D’ailleurs, signale le médecin, le ministre a consulté chacun des départements de médecine générale (DRMG) du Québec pour la première fois de façon officielle ce printemps. « On nous demande de rédiger notre plan régional d’organisation de services (PROS). Quelles sont nos stratégies notamment pour réduire les délais d’attente au guichet d’accès, pour diminuer le nombre de patients P4 et P5 à l’urgence et pour déplacer les médecins des établissements vers la première ligne ? C’est un peu tardif comme initiative de collaboration, mais c’est déjà un progrès. Remarquez, je me réjouis de cette nouvelle, mais je m’en méfie aussi. Si c’était encore une mauvaise surprise ? »
L’omnipraticien de Shawinigan reconnaît tout de même que certaines mesures gouvernementales ont été provoquées par une certaine inertie dans l’organisation des services de première ligne, malgré les mesures incitatives des dernières années. « Il fallait quelqu’un pour brasser la soupe. Mais là, on la brasse un peu fort. La démobilisation ne se ressent par ailleurs pas que sur le plan administratif. Nous avons toujours réussi à pourvoir les huit postes de résidents au GMF-U de Shawinigan. Cette année, trois sont restés libres. »
Qui veut prendre la relève au Département de médecine générale ? Qui demeure encore intéressé par un lourd travail de gestion, bénévole de surcroît, qui s’ajoute aux heures de travail en clinique et à l’hôpital ? Une tâche qui finit par déborder sur le soir et les week-ends à la maison.
À Drummondville, le Dr Gauthier Bastin entreprend sa dixième année comme chef du Département de médecine générale du CSSS de Drummond. Un mandat qui devait, au préalable, ne durer que quatre ans. « J’ai bien essayé de démissionner, mais il n’y a pas de relève. Personne ne souhaite passer son temps à répondre à des courriels pour expliquer aux gens de nouvelles procédures qu’ils n’ont pas comprises. C’est de la gestion qui devient, certains jours, d’une inutilité crasse. Finie l’autonomie des médecins, on va devenir des fonctionnaires. »
Le Dr Bastin avoue que, ces jours-ci, il ressent un peu de paranoïa en son for intérieur. « Le projet de loi no 130 n’a même pas encore été adopté que, déjà, la direction ne nous consulte plus. On nous a annoncé en avril dernier l’ajout de quatorze nouveaux lits en CHSLD. Aucun médecin n’a participé au processus décisionnel. Par conséquent, la décision a été prise sans tenir compte du calendrier de vacances d’été déjà établi. »
Le Dr Nicolas Gillot admet, lui aussi, être submergé de travail en raison de son rôle de chef de médecine générale du CISSS de l’Outaouais. Il n’a toutefois pas l’intention de quitter cette chaise qu’il occupe depuis un an. Du moins, tant que le nombre d’heures qu’il passe dans la paperasserie liée à son poste ne nuira pas au temps qu’il souhaite consacrer à ses trois jeunes enfants.
Arrivé au Québec il y a cinq ans, le Dr Gillot, originaire de la Lorraine, en France, reconnaît avoir un peu une personnalité de coq. Il a ce petit côté fonceur qui l’a toujours poussé à mener les combats qu’il considère comme importants. « Je pratique dans une région où il manque déjà beaucoup d’effectifs, explique le Dr Gillot, qui est aussi chef de service à l’Hôpital de Hull, à Gatineau, depuis trois ans. La population a trop besoin de nous pour qu’on abandonne. On n’a pas les moyens de perdre des médecins. Il suffit d’un seul départ pour qu’un très grand vide se crée. » Le médecin gestionnaire vient d’ailleurs tout juste de perdre un chef adjoint au Département de médecine générale. Une troisième démission depuis le début de l’année. Un départ qui s’ajoute entre autres à celui d’un urgentologue écœuré des nouvelles mesures, parti travailler de l’autre côté de la rivière, en Ontario.
Le Dr Gillot est préoccupé. « Ce n’est pas que je suis contre les réformes. Les crises permettent en général de mobiliser les gens, de faire sortir le meilleur. Mais, dans ce cas-ci, le nouveau cadre ne valorise pas suffisamment le rôle des médecins administrateurs. C’est pourtant nécessaire si l’on veut améliorer les soins de première ligne », soutient le médecin de 42 ans.
Concerné par plusieurs dossiers, tels que le surtraitement des patients et la médicalisation des aînés, le Dr Gillot est convaincu que le ministre Gaétan Barrette devra écouter les idées et les solutions issues des médecins gestionnaires. « Les bonnes idées viennent rarement d’en haut. Elles émergent régulièrement de la base, des gens qui sont sur le terrain », estime-t-il.
Le Dr Gillot voit un peu le système de santé comme une galère qui traverse une tempête. « Si l’on rame chacun à notre rythme, le bateau fera du surplace et tournera en rond. Même chose si l’on épuise les rameurs avec une cadence infernale. Il faut donc ramer à la même cadence pour que l’embarcation puisse sortir de la tempête et aller plus loin. L’essentiel, c’est de l’amener à bon port. » //
Directrice du GMF-U Charles-LeMoyne, à Longueuil, une clinique affiliée à l’Université de Sherbrooke, la Dre Louise Champagne dit tenir le coup. « Il y a eu la loi 10, puis la loi 20. Le pire est passé. À la clinique, on s’est ajusté. On inscrit, inscrit et on continue encore d’inscrire de nouveaux patients au détriment de nos activités d’enseignement », dit-elle d’une voix douce et calme qui se veut rassurante.
D’ici la fin de l’été, la Dre Champagne quittera ses fonctions de directrice. Elle aura effectué deux mandats de quatre ans. Pourquoi ? Elle répond simplement vouloir passer le flambeau. Que dit-elle à sa successeure ? « Garde le cap. Et surtout, continue de faire des demandes au ministère pour améliorer le service offert à notre patientèle de plus de 15 000 personnes. »
Le GMF-U a de grands besoins. Il manque entre autres d’espace. « Depuis 2009, je demande un ajout de locaux », dit-elle. Médecins, résidents (qui sont à eux seuls une trentaine), infirmières et autres professionnels doivent s’entasser dans vingt-six bureaux. Et il faudrait plus de secrétaires et de réceptionnistes. « Le niveau 4 de notre GMF-U nous permet d’avoir cinq infirmières auxiliaires et trois nouvelles infirmières cliniciennes. Mais il nous est impossible de remplacer une ou deux infirmières par du personnel de bureau. Le cadre de gestion des GMF-U est plutôt contraignant et ne laisse pas de place à l’initiative. »
La Dre Champagne souhaite avoir les moyens de réaliser les ambitions du ministère. « Depuis le début de la réforme, qui vise une meilleure prise en charge de la population, on nous demande d’être résilients. Soit. Nous avons fait notre part. Peut-on maintenant nous fournir les outils nécessaires pour qu’on fasse notre travail efficacement ? » //
Chef du DRMG de Montréal depuis 2012, la Dre Marie-Pierre Laflamme refuse de tout voir en noir. Si les troupes sont actuellement découragées, c’est principalement la faute de l’inconnu. « Depuis que les projets de loi ont été déposés, jamais le ministre de la Santé ne nous a présenté une réelle vue d’ensemble de son objectif. C’est comme un casse-tête dont on nous dévoile un petit morceau à la fois. Il faut deviner l’image », indique la Dre Laflamme.
Cette omnipraticienne, qui compte 24 ans de pratique, n’en est pas à sa première réforme turbulente. Les souvenirs de celle de 2004 sur les services de santé et des services sociaux au Québec sont encore très frais dans sa mémoire. « J’étais totalement opposée à ces changements. J’avais même fait du piquetage. Pourtant, avec le temps, on a trouvé le moyen de s’adapter à ce cadre », concède la médecin. Une belle synergie s’est en fin de compte installée au sein des tables locales du DRMG. « Cette dynamique a nécessité au moins sept, sinon huit années pour s’établir. »
Cet équilibre s’écroule toutefois de nouveau. « C’est gigantesque la réforme qui vient d’être entreprise. Je suis consciente que le monde change. Le secteur de la santé n’est pas le seul à subir d’importantes modifications. Mais le fait-on correctement ? », s’interroge la praticienne. Ailleurs dans le monde, les systèmes de santé qui vont bien se dirigent vers une décentralisation et non vers une centralisation des mesures, comme on veut le faire ici, fait-elle remarquer. Elle cite notamment le Danemark et les pays de la Scandinavie, des nations que l’on compare souvent au Québec pour leur taille et leur climat. « Je trouve dommage que les nouvelles mesures prennent forme sans que l’on consulte les médecins, sans qu’on leur donne l’occasion de participer. C’est ce qui entraîne un désengagement local. La blessure que l’on subit actuellement prendra plusieurs années à cicatriser. Sans doute autant, voire un peu plus d’années qu’il aura fallu à la dernière réforme pour atteindre son équilibre », affirme la Dre Laflamme.