Dossiers spéciaux

La communication non verbale

ses secrets et ses pièges

Emmanuèle Garnier  |  2017-08-28

Les expressions du visage, les gestes, la posture du patient contiennent des informations parfois essentielles. Très riche et utile, le langage non verbal a cependant un revers. Il peut exposer le clinicien à la contagion émotionnelle.

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Lise Dauphin

La patiente était effondrée. Affaissée sur sa chaise, elle ne cessait de pleurer. La Dre Lise Dauphin, son médecin de famille, était, elle aussi, ébranlée. « On pleurait quasiment ensemble », raconte la clinicienne.

La Dre Dauphin venait d’annoncer à la femme les résultats de sa mammographie. C’était une nouvelle patiente. Quand l’omnipraticienne l’avait vue pour la première fois, cette dernière lui avait montré une bosse de la taille d’une balle de golf sur un sein. L’omnipraticienne lui a immédiatement prescrit des examens à passer d’urgence.

En entendant les résultats, la patiente savait ce qui l’attendait. Elle connaissait le cancer du sein pour des raisons professionnelles. Catastrophée, elle ne comptait en parler à personne. La prochaine étape était la biopsie. Mais la patiente risquait d’avoir de la difficulté à l’obtenir rapidement en cette période de l’année. Une angoisse supplémentaire.

« Elle était en détresse. Elle me transmettait ses émotions. C’était intense. Je sentais tellement son désarroi », indique la Dre Dauphin. Après la consultation, l’omnipraticienne n’avait plus d’énergie. « J’étais très bouleversée. Complètement à plat. Brûlée. »

La contagion émotionnelle

Quand on regarde une personne désespérée, on traite in­consciemment un ensemble de signaux complexes qui émanent d’elle : sa voix, sa posture, ses expressions faciales, ses paroles. Des indices qui communiquent son état affectif et peuvent faire surgir en nous les mêmes émotions. C’est ce qu’on appelle la « contagion émotionnelle ».

Dans le cadre de son travail, le médecin est parfois victime de ce phénomène. Plusieurs indicateurs peuvent révéler que ce mécanisme s’est enclenché. Au cours de la consultation, le clinicien prend lui-même un air triste. Sa posture, ses intonations et ses mouvements se synchronisent naturellement avec ceux du patient. Il converge ainsi émotionnellement vers ce dernier1.

Dr Plusquellec

« La contagion émotionnelle vient de l’imitation automatique, explique le Pr Pierrich Plusquellec, qui enseigne à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal. Quand on vous sourit, inconsciemment, vous souriez. Quand vous croisez quelqu’un en colère, vous adoptez une expression de colère, parfois très subtile, même si vous n’êtes pas fâché. Ce mécanisme nous fait ressentir l’émotion par rétroaction émotionnelle. Il est bien établi dans la littérature scientifique. Ce phénomène est très utile pour éprouver ce qu’une autre personne ressent, mais dans un cadre professionnel, s’il est vécu trop intensément, il peut devenir nuisible et causer un stress empathique. »

La contagion émotionnelle produit par ailleurs chez l’observateur un état interne similaire à celui de la personne qu’il regarde. Son taux de cortisol, par exemple, peut subir les mêmes fluctuations. Une étude a ainsi montré que des sujets qui regardaient des personnes placées dans une situation stressante subissaient une augmentation de leur taux de cortisol proportionnelle à celle des gens qu’ils observaient2. Plus les spectateurs étaient empathiques, par ailleurs, plus leur sécrétion de cortisol était élevée.

Porter attention au langage non verbal

Comment prévenir la contagion émotionnelle ? L’une des solutions est la coupure émotionnelle. « C’est un procédé bien établi dans la littérature », affirme le Pr Plusquellec, qui détient un doctorat en éthologie, la biologie du comportement. « Le clinicien qui recourt à cette stratégie considère le patient, pour se protéger, non pas comme une personne à part entière, mais comme un diagnostic. Lui-même se voit comme un fournisseur de moyens de faire face à la maladie. Cette tactique marche très bien pour lui, mais pas pour le patient. Cette manière de fonctionner va donc entraîner des problèmes de confiance et de crédibilité. Ce n’est pas la meilleure solution. »

Comment agir alors ? On sait que des processus cognitifs peuvent soit faciliter, soit inhiber la résonance émotive. Ainsi, percevoir les similarités entre soi et la personne en détresse augmente la contagion émotionnelle tandis qu’observer les différences la diminue. Des études ont montré que l’on peut utiliser cette dernière tactique pour limiter la contamination1.

À la lumière de ses travaux, le Pr Plusquellec propose une méthode (encadré p. 10). « Il faut objectiver ce que l’on voit. Les études montrent que la contagion émotionnelle se fait beaucoup par l’observation inconsciente du comportement non verbal. Il faut donc prendre une distance en se disant : “Je vois à travers les expressions faciales de cette personne, les mouvements de ses mains, sa posture qu’elle est triste. Je vais agir avec compassion, c’est-à-dire dans le but de soulager sa souffrance, mais en restant objectif”. On ne doit pas aller sur le terrain de l’amitié et de la sympathie. »

Pour pouvoir utiliser cette stratégie efficacement, il faut augmenter sa sensibilité aux messages non verbaux. « La capacité à déterminer avec exactitude l’émotion qu’éprouve l’autre personne permet de rester plus objectif et donc de se protéger de la contagion émotionnelle. On fait ainsi la distinction entre l’autre et soi », explique le chercheur de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal (IUSMM). Cette manière de procéder permet par ailleurs d’être empathique envers le patient. Parce que l’on tient compte de son état émotif.

Il est possible de s’entraîner à ce type d’exercice dans la vie de tous les jours. « Si on commence à observer les gens qui sont autour de nous, on va se rendre compte qu’on capte inconsciemment des informations qu’on est capable d’amener à notre conscience. Cela va beaucoup nous aider, parce qu’on est équipé pour gérer les émotions des autres. C’est un peu de la pleine conscience sociale. On s’arrête et on se dit : “Je regarde la personne qui est en face de moi et j’essaie de prendre conscience de ce que je perçois et de le comprendre” », explique le codirecteur du Centre d’études en sciences de la communication non verbale du Centre de recherche de l’IUSMM.

Complexités et subtilités des expressions

Mais à quels éléments faut-il prêter attention dans la communication non verbale ? Les indicateurs les plus fiables d’émotions sont les expressions faciales. « Elles ont été très clairement identifiées entre autres dans les travaux de Paul Ekman, qui a créé un système de codification que l’on peut apprendre », indique le Pr Plusquellec.

Certaines émotions sont faciles à percevoir : la joie, la peur, la colère, le dégoût, la tristesse, la surprise et le mépris. Tout le monde contracte les mêmes muscles du visage pour les exprimer. Reconnues dans toutes les cultures, ces mimiques sont universelles3.

Certaines expressions sont toutefois plus difficiles à dé­chiffrer. Comme celles du stress. Elles semblent d’ailleurs se manifester différemment selon le sexe, a découvert le Pr Plusquellec, qui analyse actuellement ses résultats de recherche. « Chez les hommes, les indicateurs faciaux de stress ont l’air d’être des expressions de colère, explique-t-il. Un homme stressé a tendance à froncer les sourcils ainsi qu’à pincer et à se tordre les lèvres. » Les femmes, elles, tendent à rester impassibles. « Nous avons découvert qu’elles diminuent leur expressivité faciale. Cependant, quand le degré de stress devient trop élevé, des fuites émotionnelles commencent à apparaître. Cela se traduit surtout par de nombreux mouvements de bouche. Les femmes peuvent également serrer les lèvres tout d’un coup et accentuer la pression sur les commissures. »

Certaines personnes exprimeraient peu leur stress. « La fonction du comportement non verbal est de transmettre des informations aux autres. Nos études semblent révéler que les gens qui ont été maltraités dans leur enfance manifestent beaucoup moins leurs émotions quand ils sont stressés, probablement parce que cela ne leur a servi à rien de montrer leur détresse. Au contraire, c’était même un signe de vulnérabilité », mentionne le Pr Plusquellec.

Les expressions faciales comportent par ailleurs de nombreuses subtilités. Il y a par exemple le vrai et faux sourire. « Le vrai sourire est caractérisé par la contraction de deux muscles du visage : le grand zygomatique et l’orbiculaire de l’œil. Quand une personne éprouve de la joie, ces deux muscles entrent généralement en action. Mais il y a aussi les sourires sociaux. Si vous croisez quelqu’un que vous connaissez, vous pouvez lui sourire, mais sans nécessairement ressentir une joie intense. Le grand zygomatique peut alors se contracter seul », explique Me Vincent Denault. L’avocat, qui fait un doctorat en communication, s’est intéressé au comportement non verbal des témoins dans les procès. Il s’est penché en particulier sur la question du mensonge et de la crédibilité.

On peut penser que le vrai sourire n’indique que la joie et que le faux essaie de la simuler. Mais il faut tenir compte du contexte. « Le vrai sourire peut signaler une intention d’affiliation et le faux peut communiquer une volonté de ne pas déplaire ou amadouer l’autre. Les expressions faciales peuvent transmettre des émotions, mais aussi des intentions sociales ou comportementales. Cela permet aux autres de s’adapter », indique Me Denault.

Encadre communication non-verbale

Utiliser le non-verbal pour établir la confiance

Le médecin peut lui-même recourir au langage non verbal pour établir un climat de confiance. La police le fait d’ailleurs. « Dans des entrevues d’enquête, les policiers parlent du “rapport”. On peut notamment le créer avec ce qu’on appelle en anglais l’immediacy non verbale, c’est-à-dire des comportements non verbaux qui favorisent la confiance. On peut, par exemple, regarder l’autre personne dans les yeux, mais sans la fixer, parce que cela pourrait sembler être un comportement de domination. On peut avoir un sourire modéré, hocher la tête quand elle parle, émettre des encouragements vocaux, se pencher un peu vers l’avant », explique Me Denault, codirecteur du Centre d’études en sciences de la communication non verbale.

Les expressions du visage sont cruciales dans le non-verbal, mais les autres canaux de communication sont également importants. Les gestes à eux seuls ont été classés en différentes catégories. Il y a, par exemple, les illustrateurs, ces mouvements de mains que l’on emploie pour mieux expliquer ce que l’on dit. Ils peuvent diminuer quand on est stressé.

Il existe aussi les adaptateurs. Des gestes qui répondent à un besoin physique ou psychologique : se frotter les yeux, se toucher les mains, jouer avec un stylo, etc. Certains aideraient à réduire la tension.

Le psychiatre italien Alfonso Troisi, pour sa part, a étudié les adaptateurs que les patients utilisaient au cours d’une consultation médicale. « Il a mesuré à quel point les gens bâillent, se grattent, se touchent les cheveux et a montré que ces mouvements seraient des indicateurs de stress4. Ainsi, un médecin qui voit son patient se toucher les mains, le visage, alors qu’il n’a pas l’habitude de le faire, peut deviner que ce dernier éprouve des émotions difficiles. Il faut cependant toujours évaluer ces gestes à partir du niveau de base de la personne », affirme le Pr Plusquellec.

Tous ces gestes doivent par ailleurs être interprétés dans un contexte global. « Il faut les voir dans un ensemble avec les autres éléments non verbaux ainsi qu’avec ce que dit la personne et comment elle le dit. Si on interprète des gestes isolément, on risque d’avoir de drôles de résultats », avertit Me Denault, auteur du livre Communication non verbale et crédibilité des témoins3.

Dépression et douleur

Denault

Sur le plan clinique, la capacité de décrypter le non-verbal peut être très utile. Entre autres pour évaluer une maladie comme la dépression. Récemment, des chercheurs brésiliens ont observé 40 patients dépressifs avant un traitement, puis deux semaines plus tard5. « Les expressions faciales et les mouvements de la tête et des mains ressortent comme des indicateurs importants à cause de leur association avec la gravité de la dépression », affirment-ils. Le fait de pleurer, d’avoir un sourire asymétrique ou de ne pas bouger les sourcils ou la tête était lié aux dépressions plus profondes. Les personnes moins atteintes, pour leur part, faisaient plus de gestes qui communiquent l’intérêt ou augmentent l’expressivité.

Après le traitement, les améliorations cliniques étaient accompagnées d’une diminution des indicateurs négatifs de la tête et du visage ainsi que d’une hausse des contacts oculaires et des hochements de tête approbatifs. Par contre, la présence initiale de nombreux gestes d’adaptation, comme se toucher, permettait de prédire un état affectif difficile après le traitement.

« Les personnes dépressives ont en général une moins grande expressivité faciale, bougent moins, ont moins d’intonations vocales et moins de contacts visuels, indique le Pr Plusquellec. Certains chercheurs, dont des psychiatres, estiment que le DSM devrait davantage tenir compte du comportement non verbal. »

La capacité de juger de la douleur des patients est également importante. Les principaux signes de souffrance ? L’abaissement des sourcils, la contraction des paupières, l’élévation de la lèvre supérieure et la fermeture des yeux6.

Selon diverses études, les médecins sous-estiment la douleur des patients. Et avec l’expérience, leur capacité s’émousserait encore davantage. Pourquoi ? Mme Molly Ruben, une spécialiste américaine de la communication médecin-patient, avance deux hypothèses en se fondant sur la littérature7. « Une possibilité réside dans le fait que les cliniciens sont soumis à des contraintes de temps pendant les rendez-vous médicaux. Cela les amènerait à rater les signaux du patient pertinents pour évaluer la douleur avec précision. Une autre possibilité est que les cliniciens développent des mécanismes de défense pour se protéger de l’exposition continue à la souffrance des patients et aux émotions négatives. Cela les pousserait à minimiser la douleur qu’ils observent. »

En dehors de la détection de problèmes comme la dépression ou la douleur, la capacité de percevoir les émotions du patient a de grands avantages dans la pratique. Elle a une influence bienfaisante sur la clientèle. Les patients traités par un médecin capable de voir ce qu’ils vivent sont plus satisfaits, plus fidèles à leurs rendez-vous et pourraient mieux retenir les informations qu’ils reçoivent8.

Améliorer ses aptitudes

Certaines personnes décodent instinctivement le comportement non verbal, mais d’autres sont beaucoup moins douées. « Nous avons des tests qui mesurent en pourcentage la capacité à reconnaître des émotions dans des vidéos. Les résultats vont de 40 % à 90 % », dit le Pr Plusquellec. Quel que soit notre niveau, il est cependant possible de l’améliorer en prêtant davantage attention au langage non verbal des autres.

Toutefois, pour échapper à la contagion émotionnelle, il est nécessaire d’aller plus loin. « Il faut généralement des formations. On peut trouver sur Internet des sites pour commencer à reconnaître les indicateurs non verbaux, à voir les émotions sur le visage, à porter attention aux gestes, etc. », mentionne l’éthologue*. Cependant, une formation avec une rétroaction est plus efficace, estime-t-il.

Sur le plan personnel, la capacité de lire les signaux non verbaux est d’une grande utilité. « Si vous êtes incapable de voir les expressions faciales des gens, votre vie sociale va être très pauvre. Les gens ne souhaiteront pas discuter avec vous, parce que vous ne les comprendrez pas. Si vous avez de la difficulté à lire les émotions des autres, vous aurez beaucoup de mal, par exemple, à adapter votre discours », affirme le Pr Plusquellec.

Et c’est aussi vrai dans un contexte clinique. « Une personne ne va pas voir son médecin juste pour obtenir des médicaments, mais également pour avoir un échange émotionnel. Elle va être contente de son médecin si elle a été comprise. » Des études ont par ailleurs montré qu’il est possible d’apprendre à mieux reconnaître les émotions des patients9.

Certains experts, comme la Pre Judith Hall, de la Northeastern University, à Boston, spécialiste de la communication non verbale et des relations médecin-patient, jugent la capacité de lire le non-verbal essentielle pour les cliniciens. « La sensibilité interpersonnelle n’est pas une habileté que tout le monde a et n’est pas simplement un “glaçage” ou “un bon comportement envers les malades” optionnel sur le plan médical. Elle est une compétence clinique. Le terme “compétence clinique” implique clairement que cette expertise est à la fois requise et attendue », écrit-elle8. //

Bibliographie

1. Rempala DM. Cognitive strategies for controlling emotional contagion. Journal of Applied Social Psychology 2013 ; 43 (7) : 1528-37.

2. Buchanan TW, Bagley SL, Stansfield RB et coll. The empathic, physiological resonance of stress. Social neuroscience 2012 ; 7 (2) : 191-201.

3. Denault V. Communication non verbale et crédibilité des témoins. Montréal : Éditions Yvon Blais ; 2015. 244 p.

4. Troisi A. Displacement activities as a behavioral measure of stress in nonhuman primates and human subjects. Stress 2002 ; 5 (1) : 47-54.

5. Fiquer JT, Boggio PS, Gorenstein C. Talking bodies: Nonverbal behavior in the assessment of depression severity. Journal of Affective Disorders 2013 ; 150 (3) : 1114-9.

6. Prkachin KM, Solomon PE. The structure, reliability and validity of pain expression: evidence from patients with shoulder pain. Pain 2008 ; 139 (2) : 267-74.

7. Ruben MA. Interpersonal accuracy in the clinical setting. Dans : Hall JA. The social psychology of perceiving other accurately. Cambridge : Cambridge University Press ; 2016. p. 287-308.

8. Hall JA. Clinicians accuracy in perceiving patients: its relevance for clinical practice and a narrative review of methods and correlates. Patient Educ Couns. 2011 ; 84 (3) : 319-24.

9. Blanch-Hartigan D. An effective training to increase accurate recognition of patient emotion cues. Patient Educ Couns 2012 ; 89 (2) : 274-80.