Depuis 15 ans, le thème de la responsabilité populationnelle s’est invité dans le système québécois de la santé et des services sociaux. Comment cette responsabilité s’exerce-t-elle aujourd’hui dans le quotidien des médecins de famille ?
« L’approche réflexive doit commencer dans les GMF. Sinon, nos efforts, même les meilleurs, seront loin de donner les résultats escomptés. » C’est ce qu’a soutenu le Dr Réal Barrette, omnipraticien au GMF Maisonneuve-Rosemont, à Montréal, lors du forum portant sur la responsabilité populationnelle en équipe et en réseau.
Directeur médical du Centre d’expertise en maladies chroniques (CEMC), le Dr Barrette a expliqué l’approche réflexive qu’il mène actuellement aux GMF du territoire du CIUSSS de l’Est-de-l’île-de-Montréal. Une telle approche aide les GMF à réfléchir aux problèmes et aux solutions qu’ils peuvent adopter. Et les services gratuits du CEMC offerts aux patients atteints de diabète, d’hypertension artérielle et de bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO) figurent parmi les solutions, a-t-il ajouté.
Le CEMC propose aux patients des suivis de bilans sanguins, des ajustements de médicament et l’accès à de multiples professionnels de la santé, notamment des nutritionnistes, des travailleurs sociaux, des psychologues et des kinésiologues. Pourtant, les patients ne se présentaient pas au centre. Pourquoi ? « On avait omis de travailler avec les seize GMF du territoire pour faire connaître nos services. Une situation que l’on corrige depuis deux ans », a mentionné le Dr Barrette.
Il faut savoir que l’espérance de vie de la population desservie par le CIUSSS de l’Est-de-l’île-de-Montréal est réduite de près de dix ans par rapport à celle des hommes et des femmes de l’ouest de l’île. Cette population, a indiqué le Dr Barrette, présente un taux plus élevé de diabète et d’hypertension artérielle que le reste de l’île. L’équipe du CEMC souhaite présenter la notion d’assiduité à ces patients atteints d’une maladie chronique. « On veut davantage éduquer les patients, on veut les rendre autonomes. À l’aide d’une meilleure approche auprès de la population, nous souhaitons réduire de 40 % l’hospitalisation et le nombre de visites à l’urgence. »
La responsabilité populationnelle se conjugue également par un meilleur accès à son médecin de famille. « Particulièrement lorsque le patient en a besoin », a signalé Isabelle Paré, conseillère en politique de santé à la FMOQ. En 2015, seulement le tiers des médecins du Québec pouvaient donner un rendez-vous le jour même, ou le lendemain, à leurs patients. « La moyenne canadienne était plutôt de 53 % et celle des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) de plus de 70 % », a souligné Mme Paré.
Ce sont ces statistiques qui ont motivé la création du concept d’accès adapté. Une étude menée auprès d’une vingtaine de médecins ayant appliqué cette meilleure gestion des rendez-vous en clinique depuis cinq ans a révélé plusieurs effets positifs, a indiqué Mme Paré lors du forum. « La plupart ont développé une réelle collaboration avec leur infirmière et avec leur secrétaire pour améliorer l’accès à leurs patients. Cette collaboration, a-t-elle dit, a permis de réduire le temps d’attente pour un rendez-vous et les patients qui ne se présentent pas à leur rendez-vous et a contribué à augmenter le sentiment de satisfaction des médecins qui se sentent désormais plus accessibles ».
Mme Paré a insisté sur le rôle crucial de la secrétaire dans ce processus. « Ces dernières représentent des personnes-clés pour la réussite de l’accès adapté. Si elle ne collabore pas, le modèle ne fonctionne pas ».
Pour l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS), la responsabilité populationnelle passe par de meilleures pratiques de soins et de services de santé. « Et pour justement aider les professionnels de la santé à améliorer leurs pratiques, l’INESSS propose le Collectif pour de meilleures pratiques et l’amélioration des soins et services de santé (COMPAS+) », a indiqué la Dre Marie-Pascale Pomey, médecin-conseil à l’INESSS qui coordonnait le programme COMPAS+, lors du forum.
Depuis 2015, ce programme propose des ateliers de pratiques réflexives à l’attention des professionnels de première ligne. « Jusqu’à présent, plus d’une dizaine d’ateliers ont eu lieu en Abitibi-Témiscamingue, en Mauricie, dans le Centre-du-Québec, en Montérégie (Est, Centre et Ouest) et dans le Bas-Saint-Laurent », a souligné la Dre Pomey. Ces ateliers traitent actuellement des bonnes pratiques cliniques sur le diabète et la BPCO.
« Les plans d’action portent principalement sur la collaboration interprofessionnelle, le dépistage, le suivi et l’optimisation des trajectoires de soins et des services en cas de maladies chroniques. Comment peut-on motiver davantage les patients à changer leurs habitudes de vie ? Comment faire connaître davantage les services existants et réduire le manque de communication entre les divers professionnels de la santé ? », a fait savoir la conférencière.
En moyenne, ces ateliers réunissent de quinze à vingt-cinq professionnels de la santé. « Plus du quart de nos auditoires sont composés d’omnipraticiens », a soulevé la Dre Pomey. La plupart ont d’ailleurs fortement apprécié le facteur interdisciplinaire de ces rencontres, la présence des usagers-ressources ainsi que la richesse des échanges entre les participants. « Plusieurs nous ont indiqué le manque actuel de communication entre les professionnels de la santé. Les ateliers leur ont permis d’apprendre à mieux connaître les compétences de l’autre. »
Ce n’est pas parce que la Terre et les autres planètes tournent autour du soleil que le système de santé doit en faire de même autour des hôpitaux et des médecins. C’est à l’aide de ce concept imagé que le Dr Antoine Boivin a entamé sa conférence sur sa conception de la responsabilité populationnelle en tant qu’omnipraticien.
Chercheur à la Chaire de recherche du Canada sur le partenariat avec les patients et le public, le Dr Boivin est convaincu du rôle essentiel que jouent les patients et les citoyens dans le système de santé. « C’est autour d’eux que devrait être axé le système. Regardez les chiffres. Combien de temps les patients passent-ils en compagnie de professionnels de la santé ? À peine 1 % du temps dans une année. Autrement dit, ce sont eux, les patients et les citoyens, qui campent le rôle de premiers soignants dans 99 % du temps. D’où la nécessité pour nous, médecins, de revoir et de repenser notre relation avec les patients. »
« Nous avons l’habitude, a-t-il enchaîné, de pratiquer la médecine de façon verticale (à l’intérieur d’un milieu de pratique). Le patient, lui, vit cette expérience à l’horizontale et intégrée (de la maison à la clinique, en passant par l’hôpital, le milieu de travail et la communauté). Il doit composer avec le transport, le stationnement, le personnel de la clinique, l’attente, le traitement médical, ses émotions. De pouvoir écouter le patient permet de mieux percevoir des perspectives complémentaires. »
Pour appuyer ses propos, le conférencier a partagé une anecdote vécue par un collègue dans ses premières années de pratique en Abitibi. Lors de son passage dans une clinique médicale du Grand Nord, le médecin a constaté que les patients ne se présentaient pas à leur rendez-vous et que toutes les solutions mises en place demeuraient sans succès. « Quand les cliniciens leur ont demandé pourquoi, l’un d’eux a simplement répondu que la marche de l’escalier était trop haute. »
Le Dr Boivin a également profité de sa tribune pour parler de l’expérience qu’il mène actuellement avec sa patiente-partenaire Ghislaine Rouly depuis un an. Cette dernière, qui a une longue expérience de vie avec la maladie comme patiente et comme proche aidante, vient rencontrer chaque semaine deux ou trois patients du docteur Boivin qui souffrent d’isolement social et de maladies chroniques. « Elle me réapprend à voir des éléments fondamentaux de ma pratique. Elle m’aide à mieux percevoir des symptômes du patient que j’aurais sans doute attribués à du stress ou à une dépression », a-t-il indiqué.
Enfin, le Dr Boivin a souligné que ce sont généralement les médecins de famille qui sont les mieux placés pour voir les problèmes du système... et pour trouver des solutions. « Des solutions que nous avons avantage à partager avec les autres. Ce sont nos innovations qui feront la différence. » //