comment réagiriez-vous face à un patient violent ?
Même si les cas de violence entre patient et médecin de famille demeurent marginaux, il serait prudent de prendre certaines mesures de prévention.
Que feriez-vous face à un patient qui se met à vous menacer pendant une consultation ? Sauriez-vous comment vous protéger s’il en venait aux coups ? La Dre Line Martel (nom fictif pour préserver son anonymat), qui pratique dans un GMF, avoue avoir eu la peur de sa vie lorsqu’elle s’est trouvée dans une telle situation, il y a près de trois ans. Encore aujourd’hui, la clinicienne a des frissons dans le dos quand elle raconte son histoire.
Que s’est-il passé ? La Dre Martel suit un patient qui est en arrêt de travail à répétition depuis six ans. Il conteste régulièrement les résultats de tests effectués par l’omnipraticienne et par d’autres médecins spécialistes qui le considèrent comme apte à retourner au travail. En plus d’arriver en retard à chaque rendez-vous, l’homme est arrogant, irrespectueux et familier. Une attitude qui indispose la clinicienne qui souhaite mettre fin à cette relation médecin-patient. « Un an avant l’incident, j’avais même contacté le Collège des médecins pour l’aviser que je ne me sentais plus à l’aise de suivre ce patient qui faisait exprès de m’intimider. Le Collège m’a toutefois répondu qu’il était dans mes obligations de poursuivre le suivi puisque ce patient était vulnérable », indique la Dre Martel.
Puis arrive la consultation de juin 2017. Le patient avait rendez-vous avec la Dre Martel à 10 h pour un suivi pour la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST). Le patient ne se présente pas. Vers 14 h 30, il appelle à la clinique en exigeant de voir l’omnipraticienne le jour même. Le secrétariat lui mentionne que ce sera impossible et qu’il doit prendre un nouveau rendez-vous, un autre jour.
« Mécontent, le patient est tout de même arrivé à la clinique en après-midi. Il a pris place dans la salle d’attente et a indiqué d’une voix forte qu’il ne bougerait pas tant que je ne l’aurais pas vu. J’ai cédé, se remémore la clinicienne, encore sous le choc. J’ai fait venir le patient dans mon bureau pour lui signaler que son comportement n’était plus acceptable. Je mettais fin au suivi. Je lui ai alors expliqué calmement où il pourrait désormais renouveler ses prescriptions et s’enregistrer pour avoir un nouveau médecin. Il s’est levé, rouge de colère, en me pointant du doigt. Tout en vociférant des menaces et des injures à mon endroit, il est sorti de mon bureau en frappant dans toutes les portes, les murs et les fenêtres qui se trouvaient sur le chemin de la sortie. »
Le personnel du GMF a immédiatement appelé la police. Puisqu’il n’y avait pas de bris matériels, aucune plainte n’a été déposée contre le patient malveillant. Lui, cependant, a porté plainte contre la Dre Martel au Collège des médecins. La plainte, qui s’est traduite par une longue enquête de neuf mois, n’a finalement pas été retenue contre elle. « Malgré tout, j’ai vécu des mois de stress et d’anxiété. Et surtout, j’ai toujours peur que ce patient revienne et m’attaque à la sortie de la clinique. »
Qu’aurait pu faire de différent la Dre Martel ? « Un médecin de famille ou tout autre intervenant ne devrait pas prendre le risque de recevoir seul dans son bureau un patient qui est déjà agité », explique M. Yves Proulx, conseiller et formateur en santé et sécurité au travail à l’Association paritaire pour la santé et sécurité du travail du secteur affaires sociales (ASSTSAS).
« Dès qu’un patient montre des signes d’agressivité, il faut avoir un filet de sécurité. Il est plus prudent d’être au moins deux face à lui. On peut être avec un collègue médecin, une infirmière ou un psychologue. Généralement, la présence d’une troisième personne dans la pièce aide à réduire le risque de crise », explique cet expert en santé et en sécurité au travail.
Ex-infirmier en milieu psychiatrique, M. Proulx a participé à la création de la formation Oméga. Présenté depuis une vingtaine d’années aux divers intervenants du secteur de la santé et des services sociaux, ce programme explique les principaux modes d’intervention et les habiletés qui permettent d’assurer sa propre sécurité et celle des autres dans les situations d’agressivité. Jusqu’à ce jour, plus de 50 000 professionnels de la santé ont suivi cette formation.
« Personne, insiste le formateur, ne devrait accepter de faire l’objet de menaces verbales ou physiques sur le plan professionnel. Cela ne fait pas partie des tâches. » Les médecins, tout comme les autres professionnels de la santé, dit-il, apprennent à se protéger contre les infections, la transmission de virus ou de bactéries. « Ils doivent aussi apprendre à se protéger des patients agressifs », soutient-il.
Mettre un terme au lien médecin- patient, est-ce possible ? « Tout médecin peut mettre fin à une relation thérapeutique », répond le Dr Yves Robert, secrétaire à la direction générale du Collège des médecins du Québec. Pour autant, précise-t-il, que le médecin ait une raison juste et raisonnable. Mais attention, prévient le Dr Robert, un épisode de violence, même aigu, ne constitue pas en soi une raison de mettre fin à la relation. « Si tel était le cas, beaucoup de psychiatres ne reverraient plus de patients », dit-il.
Il faut d’abord comprendre la cause du comportement agressif. « Si le patient a des problèmes psychiatriques, il a besoin de soins. Si le médecin juge qu’il s’agit d’une violence gratuite et que le comportement du patient persiste malgré ses demandes de changement, le médecin pourrait effectivement mettre fin à la relation thérapeutique. Le médecin n’a pas à accepter l’inacceptable », indique le représentant du Collège des médecins.
Toutefois, chaque demande, insiste-t-il, demeure du cas par cas. « Il n’existe pas de règles précises. Tout dépend des circonstances. Il faut tenir compte du type de patient, de son problème de santé et du contexte dans lequel l’incident se produit. Le médecin doit donc bien inscrire dans le dossier la nature de la violence à laquelle il fait face avant d’entamer des procédures de fin de suivi », prévient-il.
Dans les milieux hospitaliers, poursuit M. Proulx, il existe un code blanc qui, une fois lancé, constitue une demande de renfort de la part d’un membre du personnel dans un contexte de violence en cours ou imminente. « Ce type de code, ou à tout le moins une politique de prévention, devrait être instauré dans toutes les cliniques de médecine familiale », recommande ce conseiller en santé et en sécurité au travail dans le secteur de la santé.
Même discours à l’Association canadienne de protection médicale (ACPM). « Il ne faut pas s’exposer inutilement à des risques. Chaque clinique médicale devrait établir un protocole de sécurité qui prévoit divers scénarios », conseille la Dre Lisa Calder, directrice de l’Analyse des soins médicaux à l’ACPM. Elle n’observe pas, pour le moment, de hausse importante du nombre de cas de violence envers les médecins au pays. Elle note tout de même une augmentation du nombre d’appels de la part de médecins qui pratiquent dans des communautés où sévit une crise des opioïdes. Des secteurs où le nombre de patients agités est généralement plus élevé.
« Selon les lois et les règles en santé et en sécurité au travail en vigueur dans chacune des provinces, les gestionnaires de clinique médicale ont la responsabilité de protéger leur personnel et les membres de leur équipe. Ils doivent s’assurer que les employés ont suivi une formation technique afin d’être en mesure de désamorcer les crises. Tout le personnel doit pouvoir reconnaître les signes annonciateurs de violence potentielle chez un patient », souligne la Dre Calder.
Plusieurs médecins de famille sont d’ailleurs déjà au fait de ce type de cadre de prévention. C’est le cas notamment de la Dre Anne-Sophie Thommeret-Carrière qui pratique, depuis cinq ans, auprès de populations vulnérables au centre-ville de Montréal. Elle exerce, entre autres, au Relais méthadone du Centre de recherche et d’aide pour narcomanes (CRAN) une journée par semaine. Une clinique principalement fréquentée par des patients sans domicile fixe, dépendants aux opioïdes et parfois aux prises avec des problèmes de santé mentale.
« Par conséquent, notre clinique a mis en place des mesures préventives. Par exemple, nos chaises de travail, quelle que soit la pièce où l’on accueille le patient, sont toutes situées près de la porte de sortie. Tous nos bureaux sont équipés d’un bouton panique sous la table. Et la consigne est très claire : on ne doit jamais se trouver seul dans la clinique, qu’il y ait des patients présents ou non », souligne la Dre Thommeret-Carrière.
Et si le patient monte le ton ? « Ici, c’est tolérance zéro pour les comportements agressifs. Il peut arriver qu’un patient perde totalement le contrôle de lui-même, comme ce fut le cas il y a quelques mois. Cette personne voulait coûte que coûte obtenir un médicament que j’ai refusé de lui prescrire, ce qui a provoqué toute une crise », se rappelle l’omnipraticienne.
S’en est suivi un lot d’injures et de blasphèmes du genre : mon %&/!@ de vache ! Sur le coup, la Dre Thommeret-Carrière a été quelque peu ébranlée, mais elle n’a pas paniqué. « Je me suis levée lentement, j’ai ouvert la porte et j’ai indiqué au patient, d’une voix calme, mais assez forte pour que tous mes collègues m’entendent : ‘‘Aujourd’hui, notre discussion ne mène à rien. Il vaut mieux que vous reveniez un autre jour. Allez, sortez maintenant !’’ Et il a quitté la pièce. Il est revenu une semaine plus tard en se confondant en excuses », relate la clinicienne qui possède une formation en médecine des toxicomanies.
« En général, explique la Dre Thommeret-Carrière, il suffit de laisser ventiler le patient, de l’envoyer fumer une cigarette à l’extérieur le temps que la poussière retombe. La plupart du temps, nous pouvons reprendre la discussion ou le traitement avec ce dernier. »
En fait, l’agressivité d’un patient provient généralement d’un élément qui a provoqué sa colère, explique l’omnipraticienne. « Ce comportement est bien souvent un symptôme. Notre défi, comme médecin, est d’apprendre à mieux composer avec cette émotion qu’exprime le patient. Une émotion qui est aussi normale que la joie ou la tristesse. Il faut apprendre à découvrir ce qui se cache derrière cette colère. On doit être en mesure de la canaliser. Il faut se demander : Quelle en est la source ? Est-ce que le patient est en sevrage ? Se trouve-t-il en état de psychose ? Éprouve-t-il une réelle douleur ? Il faut établir un diagnostic différentiel du comportement du patient. Une fois que l’on découvre les sources de la colère, il devient plus facile de traiter le patient », explique la clinicienne.
Par ailleurs, il ne suffit pas de mettre en place des politiques de prévention. « Encore faut-il savoir comment s’en servir », affirme le Dr Patrick Tardif, chef du Département de médecine d’urgence du Centre intégré de santé et services sociaux de Laval.
« Lors du bilan de certains incidents survenus à l’urgence, on constate que le code blanc a été lancé trop tard. Le personnel a tendance à associer ce code à un besoin de contention physique. Or, dès qu’un patient est agité ou anxieux, serre les poings, il y a déjà des signes qui laissent présager une possible escalade de l’agressivité », indique le médecin qui travaille à l’urgence de l’Hôpital de la Cité-de-la-Santé, à Laval. En fait, soutient-il, le code blanc ne doit pas être perçu comme un outil de dernier recours, mais plutôt comme un outil de prévention servant à désamorcer une possible crise.
Selon les statistiques de la CNESST, les cas de lésions attribuables à la violence en milieu de travail pour le personnel de la santé ont augmenté. Ils sont passés de 712 en 2014 à 957 en 2018. Une hausse de 34 %. « La CNESST ne peut se prononcer sur les raisons qui expliqueraient la hausse observée au cours des dernières années puisqu’il y a plusieurs hypothèses », indique M. Alexandre Bougie, porte-parole de l’organisme. Les sources de risques, explique-t-il, peuvent être variées. Il peut s’agir de manifestations de violence ou d’agression par la clientèle, par des membres du personnel ou par des personnes de l’externe. Ces statistiques ne font pas non plus la distinction entre les lieux de travail (urgences, GMF, etc.) et les types de profession.
Le Dr Tardif, lui, a une hypothèse. « Il y a peut-être plus de cas de violence parce qu’aujourd’hui les médecins et le personnel en parlent davantage. Le sujet est moins tabou », estime-t-il. La violence dans le milieu de la santé, précise-t-il, a longtemps été cataloguée comme l’éléphant dans la pièce.
Le Dr Alexandre Dumais, médecin psychiatre et chercheur à l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel, à Montréal, partage également cet avis. « J’ai le sentiment que les gens dénoncent ce type d’incident beaucoup plus qu’avant. Et c’est tant mieux. Il ne faut pas que ces épisodes de violence, peu importe où ils surviennent, soient perçus comme des cas isolés. S’ils se sont produits une fois, ils peuvent survenir de nouveau », prévient cet expert dont plus de 75 % des patients sont potentiellement dangereux.
Il y a encore tout un travail de sensibilisation à faire à l’égard de ces patients agités, affirme pour sa part le Dr Tardif. Plusieurs ont tendance à classer dans la même catégorie toutes les personnes violentes. « Il ne faut surtout pas les étiqueter », insiste le médecin d’urgence. Le patient violent ne souffre pas systématiquement de troubles de santé mentale. Ce peut être une personne âgée qui devient subitement agressive faute de soins, une autre qui est en crise d’hypoglycémie dit-il. « Et quand bien même il s’agirait d’un patient avec des troubles psychiatriques, son agitation peut être directement liée à des douleurs physiques. Notre approche doit demeurer médicale et empathique en tout temps, mais nous devons prendre les mesures nécessaires pour nous protéger. » //
Mieux vaut être en mode prévention que réaction. Quelques conseils d’experts pour que le lieu de travail soit plus sûr en cas d’épisode de violence.
Chaque bureau devrait être aménagé de sorte que le professionnel de la santé, et non le patient, soit assis le plus près de la porte. « Et c’est encore mieux si la pièce dispose de deux portes de sortie », souligne la Dre Joanie Raîche, médecin psychiatre qui pratique auprès de patients atteints de toxicomanie.
Mieux vaut privilégier un décor dénudé avec le moins d’objets possible sur la table de travail. « Dans mon bureau, il n’y a ni photo de famille ni diplômes. De cette façon, les patients en savent le moins possible sur moi », indique le Dr Alexandre Dumais, psychiatre à l’Institut national de psychiatrie légale Philippe-Pinel.
« Ne verrouillez jamais la porte de votre bureau », conseille le psychiatre. Ce serait un obstacle pour les membres du personnel s’ils devaient venir à votre rescousse.
Si l’espace de la clinique le permet, prévoyez un local, situé le plus près possible de la sortie, pour y accueillir les patients qui ont la réputation d’être plus agités, recommande pour sa part M. Yves Proulx, conseiller à l’Association paritaire pour la santé et la sécurité du travail du secteur affaires sociales.
À défaut d’être équipé de bouton d’urgence sur soi ou camouflé sous son bureau, on peut programmer le numéro d’urgence de la clinique sur chacun des téléphones, conseille M. Proulx. Et à propos de cet appareil, placez-le le plus près de vous, préconise le Dr Dumais. « Un patient agressif pourrait vouloir s’en servir comme arme potentielle », indique-t-il.
Dès que le patient s’agite et commence à présenter des signes d’agressivité, il faut garder son calme et, si possible, quitter lentement la pièce pour aller chercher du renfort, recommande la Dre Raîche. « Vous aurez peut-être besoin de créer une diversion », renchérit M. Proulx. Cette diversion, dit-il, peut être aussi banale que d’indiquer au patient que vous devez sortir pour aller chercher un formulaire. « Vous pouvez également convenir d’un code avec votre équipe en cas de situation d’urgence. Lorsque vous appelez à la réception et que vous mentionnez ces mots-clés, le personnel saura que vous avez besoin de renfort », explique l’expert en santé et en sécurité au travail.
Enfin, la confrontation n’est jamais une bonne solution. « Jamais je ne dis à un patient violent que JE ne tolère pas son langage ou son comportement, dit le Dr Dumais. Je dois aller à l’inverse de l’escalade. Dès que le ton monte, j’indique au patient que je ressens sa colère. Je lui demande quelles en sont les causes. Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi lève-t-il le ton? Qu’est-ce que j’ai dit ? Souvent, ces questions aident à désamorcer la crise. » //