Nouvelles syndicales et professionnelles

des événements qui marquent pour la vie

Claudine Hébert  |  2020-10-01

Plusieurs médecins de famille ont vécu de fortes émotions depuis le début de la pandémie. Ils ont pratiqué dans des zones chaudes, géré des éclosions, fait face à des situations difficiles. Une période qui les marquera.

Dre-boulanger

Jamais la Dre Élise Boulanger n’aurait cru que les deux heures de formation intensive en biosécurité données par un membre de Médecin sans frontières bouleverseraient autant sa vie. La clinicienne, qui a été invitée au tout début de la pandémie à être co-coordonnatrice de la clinique chaude de l’Hôtel-Dieu de Montréal, avait alors été initiée aux rudiments des « trajectoires chaudes » et des « trajectoires froides ». Ces notions, dont elle n’avait jamais entendu parler auparavant, lui ont non seulement servi de bouclier sanitaire, mais lui ont aussi permis d’endiguer deux éclosions dans des CHSLD.

Tout commence le 23 avril dernier. « Une collègue m’a demandé d’aller lui donner un coup de main au CHSLD Saint-Andrews, dans Notre-Dame-de-Grâce. Lorsque j’ai franchi les portes de l’établissement, je me souviens de m’être dit : “Ça y est ! C’est aujourd’hui que j’attrape la COVID-19” », raconte la Dre Boulanger qui pratique généralement au Centre médical Glen et au CHSLD Father-Dowd, à Montréal.

Tout pouvait justifier les craintes de l’omnipraticienne. L’établissement de 70 résidents baignait en pleine crise. L’éclosion de COVID-19, déclarée depuis deux semaines, y avait déjà fait douze victimes. La quinzaine de lits installés en zone chaude étaient déjà tous occupés. Et plus d’une trentaine de patients montrant des signes actifs de la maladie demeuraient isolés dans leur chambre.

« Ce n’était pas tant de voir un nombre élevé de patients atteints du virus qui me choquait que de constater le manque de gestion de crise au sein du bâtiment », dit-elle. En effet, le personnel des zones chaudes pouvait croiser celui des zones froides dans les corridors. Il y avait une contamination croisée partout au sein de l’établissement qui emploie une centaine de personnes. « Le virus se propageait à vitesse grand V, les décès s’accumulaient sans que personne ne puisse rien y faire », se souvient l’omnipraticienne.

Épargnée, mais…

La Dre Boulanger n’a pas attrapé le virus. Mais sa vie, elle, a changé. À partir de ce jour-là, son agenda a été complètement bouleversé. Pendant trois semaines, cette mère de famille de deux jeunes enfants a, en compagnie de l’équipe locale, passé près de quatorze heures par jour, sept jours sur sept, au CHSLD afin de contenir la propagation de la maladie. « J’ai fait annuler tous mes rendez-vous en clinique pour me consacrer totalement à la résolution de cette crise », indique la clinicienne, qui s’est retrouvée illico dans les chaussures d’un chef de bataillon en guerre.

Même si ce n’était pas dans sa description de tâches, la Dre Boulanger a pris les choses en main. « Postes infirmiers, buanderie, cafétéria, toilettes, chambre des patients, salle des employés, etc. Il n’y a pas un mètre carré de cet établissement de trois étages où je n’ai pas mis les pieds afin de m’assurer que les mesures de sécurité sanitaires étaient respectées par les patients et le personnel », dit-elle. Un tour de force qui n’aurait pu avoir lieu sans le soutien des membres du personnel de soins qui lui ont fait confiance, tient-elle à préciser.

Une leader appelée en renfort

Au fil des jours, la Dre Boulanger a acquis une importante expertise. Trois semaines après la fin de la crise au CHSLD Saint-Andrews – avec tout de même un triste bilan de 24 décès –, l’omnipraticienne est appelée en renfort par son collègue, le Dr Neb Kovacina, dans un autre établissement : le CHSLD Grace Dart, dans l’est de Montréal.

La situation est, là aussi, désastreuse. « Cela faisait déjà six semaines que cet établissement de 232 patients luttait contre la COVID-19. Il y avait une contamination croisée partout et un cruel manque d’employés. Le premier jour de mon arrivée, il y avait même, sur un étage, des patients négatifs et positifs qui n’étaient séparés que par un large ruban gommé collé au sol », décrit la clinicienne encore sous le choc. Une fois de plus, ce sont ses notions de biosécurité qui ont aidé la Dre Boulanger à contenir l’éclosion. Bien que la COVID-19 ait fait 70 victimes, 50 patients de l’établissement ont été épargnés par le virus, indique l’omnipraticienne.

Reimer

S’imposer un rituel sanitaire

Accepter de fréquenter les zones chaudes a évidemment obligé les médecins de famille à adopter un nouveau rituel sanitaire à leur retour à la maison. « En plus d’enlever mes vêtements de protection, je me change avant de quitter les lieux de travail. J’entre par la suite dans la maison par la porte du sous-sol. Une fois à l’intérieur, j’enlève de nouveau tous mes vêtements qui, roulés en boule, prennent le chemin de la laveuse. Je vais ensuite directement sous la douche », explique la Dre Caitlin Reimer qui, comme plusieurs médecins du Grand Montréal, répète ces gestes tous les jours depuis plus de six mois.

En plus d’être cogestionnaire de la Clinique médicale ForceMedic, à LaSalle, et de consacrer une journée par semaine au Pavillon LaSalle, un centre de ressources intermédiaires, la Dre Reimer a également accepté de travailler, une journée par semaine, à la clinique de dépistage de l’Hôpital général juif, à Montréal.

Devenir des experts de la COVID-19

Risi

La Dre Catherine Risi le reconnaît humblement. Elle n’avait jamais été une experte en maladies infectieuses. C’était avant la COVID-19. Depuis la déclaration des mesures d’urgence au Québec, en mars dernier, cette chef du Département de santé publique du CISSS de la Montérégie-Centre et médecin-conseil à la Direction de santé publique de la Montérégie, est en mode veille pour tout ce qui concerne le virus ici… et ailleurs.

En plus de devoir acquérir une expertise sur le coronavirus, la Dre Risi a dû réorganiser son équipe de la santé publique qui regroupe une trentaine de médecins spécialistes et d’omnipraticiens. Du jour au lendemain, le département s’est transformé en équipe de soutien et de garde pour la COVID, ouvert sept jours sur sept, de 8 h à 21 h. Depuis la mi-mars, les médecins de santé publique répondent aux multiples questions du personnel des CHSLD, des résidences pour aînés, mais aussi des gestionnaires d’entreprise, des garderies, des salons funéraires, des écoles, etc. « On est passé d’une dizaine d’appels par jour portant sur divers sujets à près de 150 uniquement sur la COVID au plus fort de la crise », raconte la Dre Risi, dont l’équipe collabore également aux enquêtes, à la recherche de contacts et à la gestion des éclosions.

Au début, tout se passait dans les locaux de la rue Beauregard, à Longueuil. Mais à la mi-avril, le télétravail s’est imposé. « Nous avons eu une éclosion au bureau. Près d’une dizaine de médecins et d’employés ont contracté le virus. Un de nos collègues, le Dr Huy Hao Dao en est malheureusement décédé », déplore la Dre Risi qui a eu bien peu de temps, tout comme les autres médecins du département, pour digérer ce drame.

« J’ai travaillé toute ma vie pour affronter ce type de situation. Et pourtant, on s’aperçoit qu’on n’est jamais totalement prêt à y faire face. Heureusement, dit-elle, le sentiment d’appartenance et la solidarité au sein de l’équipe ont contribué à maintenir le moral de tous. D’ailleurs, une bonne quarantaine de médecins de famille et de spécialistes ont accepté de prêter main-forte à notre organisation en avril, en mai et en juin. Plusieurs sont maintenant retournés en clinique, mais nous pouvons toujours compter sur quelques médecins, dont des retraités et des femmes enceintes. On se prépare maintenant à la deuxième vague. »

Le rituel quotidien auquel se soumet l’omnipraticienne, associé à l’incertitude liée au virus, est déstabilisant pour elle. « J’ai choisi de travailler dans une clinique plutôt qu’à l’urgence pour mieux maîtriser mon environnement de pratique. Mais voilà que la pandémie me plonge dans un univers rempli de facteurs inconnus », confie-t-elle.

L’omnipraticienne avoue d’ailleurs ressentir une lourde responsabilité sur ses épaules à cause de ses choix de pratique. « J’ai le sentiment d’imposer ma décision au personnel de ma clinique, à mon entourage, à mon conjoint. Et bien que je ne craigne pas d’attraper la COVID-19, je ne voudrais pas être responsable de la contamination des gens qui m’entourent. Ils n’ont pas choisi, eux, de courir un risque. »

belanger

Les horreurs d’un « champ de bataille »

Pour la Dre Catherine Bélanger, qui a prêté main-forte dans trois CHSLD, les mois d’avril et de mai ont littéralement pris des allures de films de guerre. « Je ne m’attendais pas à vivre et à voir autant de situations de détresse dans ma vie », mentionne l’omnipraticienne, une mère de trois enfants qui partage généralement sa pratique entre la clinique médicale et le CHSLD de la paisible petite ville d’Ormstown, en Montérégie.

Répondant à l’appel à l’aide de la Dre Julia Chabot, une bonne amie qui enseigne en gériatrie à l’Université McGill, la Dre Bélanger s’est rendue au CHSLD Vigi Dollard-des-Ormeaux à la mi-avril. « J’ai pratiqué la médecine à peine trois heures. Les heures et les jours qui ont suivi mon arrivée, j’ai accompli des tâches de préposée aux bénéficiaires. Les gens mourraient de déshydratation, affamés, dans leurs selles, etc. », raconte la clinicienne.

Un scénario qui s’est répété au CHSLD Vigi Pierrefonds où l’omnipraticienne a aussi été appelée en renfort. Non seulement la Dre Bélanger y a vécu des scènes troublantes, mais elle y a aussi attrapé la COVID-19. « J’ai pris toutes les précautions possibles. Je ne mangeais pas, j’évitais de boire pour ne pas aller aux toilettes. Je voulais à tout prix éviter de contracter le virus. Pourtant, le 10 mai, le verdict est tombé. J’étais positive », confie la clinicienne qui soupçonne une surface mal nettoyée ou des conduits de ventilation d’être responsables de sa contamination.

Avant d’être déclarée positive, la Dre Bélanger est allée aider le personnel médical du CHSLD La Maison des aînés de Saint-Timothée, à Salaberry-de-Valleyfield. Là aussi, elle a été scandalisée. « De retour à la maison, j’ai pris le temps d’écrire à tous les responsables que je connaissais au sein du CISSS de la Montérégie-Ouest. Je les ai avertis que si rien n’était fait, cet établissement deviendrait le prochain “CHSLD Herron” à faire les manchettes. Mon message a été entendu », souligne-t-elle fièrement.

COVID oblige, toute la famille de la Dre Bélanger a été placée en quarantaine. « En fin de compte, mon conjoint et les enfants ont heureusement eu un résultat négatif au test », indique la clinicienne qui a pris plus d’un mois à se remettre du virus.

Isolement familial

Mais comment régit-on sa vie familiale quand on est infecté par la COVID ? Au domicile de la Dre Bélanger, il n’était pas question que maman s’isole… complètement. Pendant une semaine, la clinicienne a dormi seule dans une chambre en utilisant une des deux salles de bain pour elle toute seule. « Tout le monde était en bonne santé. Mon conjoint et moi avions jugé que pour notre moral et celui des enfants, il valait mieux que nous demeurions sous un même toit. Quitte à prendre le risque que je contamine des membres de la famille », affirme l’omnipraticienne, qui portait un masque dans les aires communes de la maison.

sauvageau

Le Dr Éric Sauvageau, lui, ne souhaitait prendre aucun risque, même s’il n’était pas contaminé. Du 1er avril au 1er mai, ce médecin de famille a, par précaution, préféré ne pas voir ses deux enfants de 8 et de 10 ans. En plus de partager sa pratique entre l'Hôtel-Dieu de Sorel et son cabinet du GMF Marie-Victorin, à Sorel-Tracy, ce représentant local de DRMG a créé et géré un centre de dépistage et d’évaluation aménagé dans une salle de réception.

« Afin de ne pas exposer mes enfants à des risques inutiles, j’ai demandé à mon ex-conjointe de veiller sur eux. Et avec le recul, aujourd’hui, je ne regrette pas ma décision. Gérer trois lieux à la fois a pris tout mon temps. Pendant plus d’un mois et demi, j’ai régulièrement travaillé sept jours sur sept, de 6 h 30 à 21 h », raconte le Dr Sauvageau, qui souligne le soutien inconditionnel de son amoureuse, de ses collègues médecins et des infirmières. Ses enfants et son ex-conjointe, dit le médecin, comprenaient la situation.

« Je devais m’assurer de la sécurité du personnel et des pa­tients, tout en poursuivant mes rendez-vous médicaux. C’est sans compter les multiples réunions hebdomadaires, les dizaines de courriels auxquels je devais répondre et les ajustements quotidiens aux nouvelles consignes de la Santé publique », souligne l’omnipraticien, qui a fini par voir la lueur au bout du tunnel.

dubuc

FaceTime avec maman

Chez la Dre Virginie Dubuc, qui, au plus fort de la crise, partageait son temps entre le Centre hospitalier régional du Suroît, l’Hôtel Plaza de Salaberry-de-Valleyfield transformé en zone chaude et le CHSLD de Saint-Timothée, l’isolement familial a duré neuf jours. Déclarée positive la veille du week-end de la fête des Patriotes, l’omnipraticienne, mère de trois jeunes enfants, s’est placée en quarantaine dans la salle de séjour de son domicile. « J’y dormais et y mangeais. Mon conjoint venait me porter mon plateau à l’entrée de la porte. Je devais communiquer par FaceTime avec mes enfants dans ma propre maison », explique la clinicienne qui ne se serait jamais attendue à vivre une telle situation.

Lorsque leur fille cadette s’est également révélée être contaminée, la Dre Dubuc et son conjoint ont conclu que c’était assez. Advienne que pourra, ils ont décidé de vivre la quarantaine en famille. « Aucun autre membre de la famille n’a finalement eu la COVID-19 », souligne la clinicienne qui pratique au GMF des Trois Lacs, à Vaudreuil.

Se préparer au pire

L’Outaouais ne faisait pas partie des régions fortement touchées par la pandémie. Néanmoins, le Dr Gordon Stuart Buchanan, médecin responsable du CHSLD de la Petite-Nation, dans le petit village de Saint-André-Avellin, était très impatient à la fin du mois de mars. « Je n’aimais pas ce que les médias nous rapportaient sur Montréal. » Le médecin n’a donc pas attendu le feu vert de la haute direction pour rendre son établissement plus sûr.

Le CHSLD de quatre-vingt-seize lits comptait cinq places inoccupées. Soutenu dans sa décision par les autres médecins et le personnel infirmier, le Dr Buchanan a transféré les patients ayant des syndromes d’allure grippale dans cette partie vacante du CHSLD. « Nous avons, nous-mêmes, créé une zone chaude dans une aile du bâtiment avant d’avoir l’aval du gestionnaire en place. Notre scénario prévoyait déjà la possibilité d’isoler une quinzaine de lits pour contenir une éventuelle éclosion », note-t-il.

Et la situation appréhendée s’est produite. Le 10 avril, deux patients, qui étaient déjà isolés, ont été déclarés positifs. Deux jours plus tard, ils étaient cinq de plus. Au total, ce ne sont que sept patients qui ont attrapé la COVID-19. « Et tous ces patients infectés ont survécu », signale fièrement le médecin de famille qui pratique depuis vingt-deux ans au sein de l’établissement.

Une plateforme pour médecins en CHSLD

En plus de faire ressortir le leadership de certains médecins de famille, les belles et les moins belles histoires en ces temps de COVID-19 auront eu une autre retombée : la création d’une nouvelle communauté de pratique pour médecins de famille en CHSLD (www.cpmchsld.ca). « Démarrée en collaboration avec le Collège québécois des médecins de famille, cette nouvelle communauté constitue une initiative importante », souligne l’une des sept instigatrices du projet, la Dre Élise Boulanger.

Elle permettra, dit-elle, de faciliter les échanges entre les médecins qui pratiquent dans les CHSLD de la province. Cet outil, qui doit voir le jour d’ici octobre, sera fort utile, à long terme, ajoute-t-elle. « Surtout si survient la deuxième vague que tout le milieu de la santé redoute fortement. » //