Les téléconsultations font désormais partie de la pratique habituelle de bon nombre de médecins de famille. Mais quels sont les risques médicolégaux de cette nouvelle façon de soigner, conséquence de la COVID-19 ?
Jusqu’à présent, les plaintes concernant les téléconsultations n’ont pas été très fréquentes. De 2015 à 2019, l’Association canadienne de protection médicale (ACPM) a géré 45 cas médicolégaux concernant des soins à distance, soit moins de 1 % de l’ensemble des quelque 16 000 dossiers qu’elle a traités pendant cette période.
Les 45 cas consistaient surtout en des plaintes auprès des ordres professionnels de médecins. Et dans 74 % des dossiers, les experts ont critiqué les soins prodigués. « La plupart des problèmes observés avaient trait au diagnostic, à la communication avec le patient ou à la tenue de dossiers », précise la Dre Guylaine Lefebvre, directrice administrative des Soins médicaux sécuritaires à l’ACPM.
Et depuis le début de la pandémie ? À la fin du mois d’août, l’ACPM ne recensait aucune poursuite liée à des téléconsultations. Une situation normale, car la préparation d’une plainte prend du temps.
La pandémie a changé la donne. « Les dossiers médicolégaux concernant des soins virtuels pendant la pandémie ne seront pas nécessairement représentatifs des cas qui surviendront après la crise », estime Me Daniel Boivin, avocat du contentieux de l’ACPM et associé au bureau d’Ottawa de Gowling WLG.
C’est que le contexte est important dans une cause médicolégale. Lors de la première vague de COVID-19, les soins virtuels constituaient un moyen de réduire les risques de contamination. Les médecins devaient se servir de leur jugement clinique pour déterminer ce qui était le plus risqué pour chaque patient : être exposé au virus lors d’un rendez-vous médical en personne ou ne pas avoir d’examen physique ? Un exercice souvent délicat.
« Les ordres professionnels et les tribunaux tiennent compte des circonstances particulières dans leur évaluation des plaintes, explique Me Boivin. Par conséquent, ils feront probablement preuve de plus de tolérance en matière de soins à distance. »
Si la pertinence d’avoir eu recours à une consultation virtuelle est soulevée dans une cause médicolégale, plusieurs éléments seront considérés. « En plus de l’état de santé du patient, le moment et le lieu ont leur importance, indique la Dre Lefebvre. Par exemple, le risque de contamination était beaucoup plus élevé en mars et en avril qu’au mois d’août. De même, le risque était plus grand au centre-ville de Montréal que sur la Côte-Nord. »
Au pays, 91 % des personnes qui ont consulté un médecin de manière virtuelle pendant la pandémie se disent satisfaites, selon un sondage national mené en mai par la firme Abacus Data pour l’Association médicale canadienne (AMC). Et près de la moitié (47 %) des patients qui ont eu ce type de rendez-vous aimeraient que, pour un problème précis, le premier contact avec leur médecin soit virtuel à l’avenir.
« Les médecins auront de plus en plus de pression pour donner des soins à distance, croit Daniel Boivin. Les patients voudront que leur problème soit réglé sans avoir à se déplacer. » Il appartiendra toutefois aux cliniciens d’établir quel type de consultation est le plus approprié dans chaque cas.
Les soins virtuels ont en effet leurs limites. Les douleurs thoraciques, l’essoufflement, la perte des fonctions neurologiques, l’otalgie, les douleurs abdominales et les lésions musculosquelettiques sont des exemples de problèmes qui ne se traitent pas encore à distance, selon le Guide sur les soins virtuels de l’AMC, offert en ligne. Lors de la prise de rendez-vous, il faut donc recueillir assez d’informations sur le problème du patient pour faire un bon tri. « Les adjointes doivent avoir des directives claires », précise l’avocat, qui se spécialise en droit de la santé.
Que faire lorsqu’un patient insiste pour avoir un rendez-vous virtuel alors que son problème nécessite un examen physique ? « Le médecin doit lui expliquer pourquoi il doit être vu en personne et quels sont les risques pour sa santé si ce n’est pas le cas, recommande la Dre Lefebvre. Si le patient refuse toujours de venir à la clinique, il s’agit alors d’un refus informé que le médecin doit inscrire dans le dossier. »
Pendant la pandémie, l’ACPM a reçu beaucoup d’appels de médecins désireux de savoir si les normes de pratique sont les mêmes lors d’une consultation à distance. La réponse est oui. Il faut veiller à obtenir tous les renseignements nécessaires au diagnostic différentiel et s’abstenir de poser un diagnostic si les conditions pour le faire ne sont pas présentes, rappelle notamment le Collège des médecins du Québec dans son document intitulé Les téléconsultations effectuées par les médecins durant la pandémie de COVID-19.
Comme la précision du diagnostic et le plan de traitement reposent sur la qualité de l’information obtenue lors de l’entretien virtuel, le médecin doit accorder encore plus d’attention aux signes cliniques positifs et négatifs. Il doit aussi s’assurer de la fiabilité des données qu’il utilise. « Un rythme cardiaque obtenu à l’aide de la montre intelligente du patient, ce n’est peut-être pas très fiable », donne comme exemple Me Boivin.
Le médecin ne doit pas, par ailleurs, omettre certains éléments dans les notes qu’il inscrit au dossier. « Ces dernières doivent contenir le raisonnement du médecin et permettre de comprendre sa démarche vers l’évaluation clinique, insiste la Dre Lefebvre. Si le cas est mal documenté, il sera plus difficile pour le clinicien de démontrer que sa décision était justifiée. » En raison des limites de la consultation à distance, les instructions de suivi doivent être claires. « Il faut bien expliquer au patient quels symptômes nécessitent un appel à la clinique ou une visite à l’urgence », ajoute la médecin.
Contrairement à la consultation en personne, il est obligatoire d’obtenir le consentement du patient à la téléconsultation, qu’elle se déroule au téléphone ou par visioconférence. Pendant la pandémie, le Collège des médecins du Québec permet que ce consentement soit verbal, pourvu qu’il soit consigné au dossier.
Que dire exactement au patient ? « Il n’y a pas de formule magique, mentionne Me Boivin. Le consentement, c’est une discussion. Le médecin doit expliquer au patient les limites d’une consultation à distance, qu’il ne pourra pas faire tel ou tel examen. » La discussion doit aussi inclure les risques concernant la protection des renseignements personnels lors de l’utilisation des technologies.
L’avocat recommande de demander l’accord du patient à chacun de ses rendez-vous à distance, bien que le Collège des médecins du Québec ne l’oblige pas. Heureusement, cette tâche peut être déléguée à une autre personne, à une adjointe ou à une infirmière, par exemple. Le médecin n'a ensuite qu’à vérifier au début de la consultation si le patient a bien compris.
La confidentialité est une autre question délicate liée aux soins virtuels. Dans son cabinet, le médecin n’a qu’à fermer la porte et il est relativement sûr d’être à l’abri des oreilles indiscrètes. À distance, il doit s’assurer que son patient est dans un lieu où la conversation restera privée. Il doit aussi lui demander si quelqu’un est avec lui. Une information qui peut lui être utile pour choisir ses mots et ses explications. « Savoir qu’un membre de l’entourage du patient lui souffle des réponses peut aussi être pertinent à l’élaboration du diagnostic, indique Me Boivin. Le médecin pourrait même demander de voir cette personne à l’écran pour recréer ce qui se passerait en cabinet. »
La transition vers une pratique médicale en partie à distance nécessitera bien des ajustements. Et ça ne fait que commencer : on verra apparaître dans les prochaines années une foule de nouvelles technologies en télémédecine, dont plusieurs feront appel à l’intelligence artificielle. « Le génie est sorti de la bouteille, et on ne pourra pas le remettre à l’intérieur. Dans un monde post-pandémique, les soins virtuels seront un élément clé pour optimiser notre système de santé », a d’ailleurs affirmé M. Seamus Blackmore, un expert en santé numérique chez Deloitte, lors d’une conférence sur les soins virtuels organisée par l’ACPM en août dernier. //