coroner : faire de la médecine préventive autrement
Sauver des vies, c’est aussi comprendre les causes et les circonstances de quelque 5500 décès violents, obscurs ou de nature inconnue qui se produisent bon an mal an au Québec. Bienvenue dans l’univers des coroners !
Crâne éclaté, corps putréfié, tronc sectionné, cadavre calciné, pendu… les scènes de décès auxquelles fait face la Dre Renée Roussel font rarement dans la dentelle. Pourtant, jamais cette clinicienne de Saint-Pascal n’a ressenti autant de motivation à pratiquer la profession médicale depuis qu’elle a été nommée coroner à temps partiel par le gouvernement du Québec en mai 2009. Son territoire : les quatre MRC de l’ouest du Bas-Saint-Laurent.
« J’ai toujours été captivée par les documentaires télévisés traitant de morts suspectes et d’analyses médicolégales dans les laboratoires scientifiques », soulève l’omnipraticienne, qui pratique aussi dans un CLSC du comté de Kamouraska. Depuis sa nomination comme coroner, la Dre Roussel a analysé les causes et les circonstances de plus de sept cents décès. Des éclaircissements qui ont pu apporter, dit-elle, du réconfort aux familles et aux proches de la personne décédée.
Malgré le sang et les odeurs, la Dre Roussel dit n’éprouver aucune peur ni appréhension face aux situations que lui réserve sa tâche de coroner. « En fait, seul mon tout premier cas a été un peu stressant », avoue la clinicienne qui, du haut de son 1 m 52, s’en laisse rarement imposer. C’était, dit-elle, un accident de la route impliquant deux jeunes dans la vingtaine. Ils étaient intoxiqués par l’alcool. Ayant raté une courbe, le conducteur avait foncé dans un arbre. Son passager et lui étaient décédés sur le coup. « Je me souviens encore de la scène. J’étais entourée d’une dizaine de policiers et d’ambulanciers. Je cherchais la veine fémorale du conducteur afin d’effectuer l’un des quatre prélèvements nécessaires aux examens toxicologiques. Stressée, j’ai eu besoin d’une bonne vingtaine de minutes pour y parvenir », raconte-t-elle.
Ce moment de tension ne s’est plus jamais reproduit. « L’avantage du coroner, c’est justement le temps dont nous disposons. Ce n’est pas comme travailler à l’urgence, où les décisions doivent être instantanées. J’ai du temps devant moi pour discuter avec des collègues, pour m’informer, pour questionner et pour apporter, à quelques occasions, des recommandations significatives. »
Parmi ces recommandations, elle cite l’installation d’une barrière antisuicide sur le pont de l’autoroute 20, à Rimouski. « Je suis arrivée à cette recommandation après avoir travaillé en collaboration avec le Centre de prévention du suicide et le bureau régional du ministère des Transports, à Rimouski. La concrétisation a été une grande victoire », signale-t-elle fièrement.
« Notre rôle de coroner permet de faire de la prévention autrement », renchérit le Dr Gilles Sainton, qui occupe un poste de coroner à temps partiel depuis quinze ans, notamment pour le territoire de l’Estrie.
Parmi ses recommandations ayant eu un effet, le Dr Sainton évoque l’élimination des timbres transdermiques de fentanyl dans les centres de détention provinciaux. Le milieu carcéral était un lieu propice à l’utilisation illicite et inappropriée de ces timbres, dit-il. En juillet 2011, à la suite du décès d’un détenu dans un centre de détention provincial par intoxication attribuable à un timbre de fentanyl, le coroner Sainton a recommandé que ce médicament ne soit plus disponible dans les établissements de détention provinciaux. « Ce qui était déjà le cas dans les établissements carcéraux fédéraux », dit-il.
« Notre travail permet d’effectuer une démarche scientifique afin de déterminer les causes et les circonstances d’un décès ayant fait l’objet d’une investigation », précise le Dr Sainton. Les coroners doivent collaborer avec plusieurs intervenants. Il faut aimer, dit-il, travailler avec différents enquêteurs du corps policier, de la CNESST, de la qualité de soins des centres intégrés de santé et de services sociaux, ainsi que des experts en laboratoire, dont des pathologistes et autres personnes liées à l’univers médicolégal. « Notre tâche, poursuit-il, est souvent de trouver ce que l’on ne cherche pas au départ. C’est pourquoi il faut chaque fois partir de zéro afin de déterminer ce qui est réellement arrivé et ce qui n’est pas arrivé. »
C’est d’ailleurs pour mieux élucider les causes et les circonstances entourant les suicides que la Dre Élizabeth Rémillard a voulu devenir coroner. Depuis juin 2019, l’omnipraticienne qui pratique au GMF-U de Gatineau est coroner à temps partiel pour le territoire de l’Abitibi et de l’Outaouais. « Depuis que j’ai commencé ma pratique médicale il y a onze ans, j’ai toujours eu un intérêt pour la santé mentale. Comment mieux comprendre ce qui pousse les gens à se suicider ? Comment mieux détecter leurs signes de détresse ? À titre de coroner, je souhaite apporter des réponses », soulève la Dre Rémillard. Jusqu’à maintenant, le tiers de la trentaine d’investigations pour lesquelles elle a été mandatée était justement des suicides.
La Dre Rémillard est également heureuse de pouvoir apporter des éclaircissements aux familles endeuillées. « L’approche auprès de ces familles est très délicate. Ces familles vivent des moments difficiles pour lesquels je m’investis d’une mission : trouver des réponses à leurs questions », indique la clinicienne.
Même discours de la part du Dr André-H. Dandavino qui est coroner à temps partiel depuis 1987 en Montérégie. « J’ai décidé de faire de la médecine pour changer la vie des gens, ce que me permet ma fonction de coroner, mais d’une façon différente. Certes, je peux aider les familles à passer au travers d’un deuil tragique, à mieux comprendre la perte d’un enfant. Mais je peux aussi prévenir et protéger d’autres membres de la famille si mon investigation montre que la cause du décès provient d’une maladie génétique », signale le médecin de Saint-Jean-sur-Richelieu qui est aussi président de l’Association des coroners du Québec.
Est-ce que le coroner s’attache à certains cas ? « Tout à fait ! », répond d’emblée le clinicien Gilles Sainton. « Impossible, confie-t-il, de demeurer insensible devant un jeune adolescent que l’on trouve pendu dans un sous-sol lorsqu’on est aussi papa d’un ado du même âge et de la même taille. Difficile aussi d’accepter le décès d’une dame âgée d’une cinquantaine d’années, en bonne santé, qui meurt frappée par un camion de cinquante-trois pieds parce que le conducteur ne l’a pas vue traverser la rue. »
Bien qu’un coroner ne puisse laisser paraître ses sentiments, le Dr Dandavino reconnaît, lui aussi, que certains dossiers ne s’oublient pas. C’est le cas chaque fois qu’il croise une intersection ou une route où s’est produit un accident mortel pour lequel il a rédigé un rapport. « Il m’est aussi arrivé de signer le rapport d’investigation du décès d’un jeune dans la vingtaine dont j’avais signé le certificat de naissance deux décennies auparavant », soulève l’omnipraticien.
Passionnés par leur travail, certains médecins coroners s’inquiètent toutefois des changements qui se produisent actuellement au sein de la profession. « Nous avons perdu d’excellents coroners médecins au fil des années », soulève le Dr Jean Brochu, un des deux seuls médecins coroners permanents au Québec. Le Dr Brochu redeviendra coroner à temps partiel comme il l’a été de 1989 à 2005.
Depuis dix ans, note-t-il, le nombre de médecins qui occupent la fonction de coroner est en déclin au Québec. De soixante en 2010, ils ne sont plus que trente-cinq. Des juristes (avocats et notaires) ont pris la relève. Des régions comme les Laurentides ou Lanaudière ne comptent d’ailleurs aucun médecin parmi les coroners en poste. « Alors que nous formions plus de 75 % du contingent des coroners en 2010, les médecins (omnipraticiens et spécialistes) représentent aujourd’hui moins de 40 % des coroners en poste. Et à l’exception de quatre, peut-être cinq médecins de moins de 50 ans, les médecins coroners ont majoritairement plus de 60 ans », ajoute le Dr Brochu qui compte soixante-sept printemps.
Pour établir un meilleur équilibre au sein de la profession entre médecins et juristes, le Bureau du coroner a lancé un concours à l’attention des médecins ce printemps. Les appels de candidatures prenaient fin le 31 mars. « Cela va sans doute aider au recrutement, mais ce ne sera pas suffisant », soulève le Dr André-H. Dandavino. La réforme de la santé du ministre Barrette, qui a forcé les omnipraticiens à prendre plus de patients, a refroidi plusieurs d’entre eux submergés par leurs tâches, avance-t-il. Les conditions salariales d’un coroner n’aident pas non plus.
Depuis une dizaine d’années, les médecins coroners dénoncent les faibles tarifs liés à leur fonction. La différence du tarif entre les types d’investigation figure, entre autres, parmi les aberrations du système. Lorsqu’un coroner parvient à la conclusion d’une mort naturelle, il reçoit 450 $ pour son travail, soit 300 $ de moins qu’une investigation dont la mort est due à un traumatisme ou à une intoxication. « Pourtant, l’investigation pour élucider les causes et les circonstances d’un décès découlant d’une mort naturelle est aussi, sinon plus compliquée à mener que le travail nécessaire pour expliquer une mort violente », fait valoir le Dr Gilles Sainton.
Le Bureau du coroner éprouve aussi de la difficulté à recruter des médecins examinateurs qui viennent en aide aux coroners juristes. Ces médecins sont généralement appelés en renfort par les coroners juristes pour effectuer quatre prélèvements sur les dépouilles (prélèvement du sang des veines fémorale et sous-clavière ainsi que de l’urine et du liquide oculaire). « Faute d’avoir un coroner médecin ou un médecin examinateur sur place, il arrive fréquemment que les autorités doivent transporter le corps d’une dépouille vers Montréal ou Québec pour la prise de ces prélèvements. Un transport qui coûte plus cher que le tarif d’investigation en soi. Ce n’est pas normal », soulève le Dr Brochu.
« Être coroner demeure une fonction très exigeante, qui est parfois difficilement conciliable avec une pratique médicale à temps plein en ce qui a trait à la disponibilité », soutient la coroner en chef, Me Pascale Descary. Elle reconnaît que l’enjeu de la rémunération vient aussi ajouter à cette difficulté vécue par certains coroners médecins qui finissent par quitter les rangs. Un volet, dit-elle, que le Bureau du coroner souhaite améliorer au cours des prochains mois.
En attendant, le Bureau du coroner fait des représentations auprès du Collège des médecins afin d’étudier la possibilité de permettre aux juristes d’effectuer éventuellement des prélèvements sur les dépouilles. Qu’en dit le Collège ? « Le Collège a effectivement été informé du manque d’effectifs », nous répond par courriel Annie-Claude Bélisle, coordonnatrice aux communications de la direction générale du Collège des médecins. « Il va sans dire, poursuit-elle, que le Collège est très soucieux de cet enjeu et qu’il étudie plusieurs solutions, notamment en ce qui concerne la formation des coroners. »
Le président de l’Association des coroners du Québec trouve déplorable que le Bureau du coroner soit en train de perdre l’expertise médicale. « En exerçant le métier de coroner, je me rend compte qu’il n’y a pas deux côtés à la médaille. Il y en a trois. Et l’expertise médicale acquise en clinique et en médecine hospitalière est cette troisième facette qui m’a aidé à élucider les causes et les circonstances des quelque trois mille décès obscurs sur lesquels j’ai investigué dans ma carrière de coroner », explique le Dr André-H. Dandavino.
D’ailleurs, chaque fois qu’il se rend au domicile d’une personne dont le décès est à priori suspect, le Dr Dandavino cherche et trouve des éléments qui ne sautent pas nécessairement aux yeux des autres intervenants. « Une personne décédée se tait, mais ne ment pas. Les médicaments trouvés sur les lieux, tout comme la présence d’un glucomètre, se révèlent des indices qui vont m’aider à statuer sur l’état de santé et le moment du décès », soutient le médecin.
Enfin, la Dre Renée Roussel peut justement témoigner de ces petits détails qui l’ont chicotée pour un cas survenu il y a deux ans. Il s’agissait, dit-elle, d’un suicide. Des discussions avec un médecin en santé et en sécurité au travail de la région ont toutefois permis à la coroner Roussel d’établir que le geste fatal de l’homme pouvait fort probablement être associé à une encéphalopathie aux solvants. « Ce cas, raconte la Dre Roussel, a amené l’équipe de santé et de sécurité au travail du Bas-Saint-Laurent à retourner sur les lieux de travail de l’homme décédé. » Après avoir investigué, l’équipe a décelé quatre autres cas d’encéphalopathie au sein du personnel. Une des quatre personnes touchées a même été reconnue par la CSST et sera fort probablement indemnisée. En raison de cette découverte, la veuve du défunt va elle aussi soumettre une demande d’indemnisation. « Une demande, conclut la Dre Roussel, que la veuve n’aurait jamais pu faire si je m’étais contentée du verdict de suicide. » //
Il arrive que le rapport d’investigation et les recommandations du coroner fassent l’objet d’une couverture médiatique. C’est souvent le cas lorsque de meilleures mesures de prévention sont attendues par le public. « Il suffit toutefois que le ou les décès soient hautement médiatisés pour que l’application de mesures devance la publication du rapport du coroner », indique le Dr Jean-Marc Picard, coroner à temps partiel pour la région de la Capitale-Nationale depuis trois décennies.
« Qui ne se souvient pas, dit-il, de la tragédie de la grande côte des Éboulements, dans Charlevoix, survenue le 13 octobre 1997 ? Un autocar avait plongé dans un ravin faisant quarante-quatre morts, dont le conducteur. » Dans les semaines qui ont suivi le pire accident de la route du Québec, le gouvernement a procédé à des travaux de près de 30 millions de dollars pour réaménager cette côte, avant même la publication du rapport du coroner Luc Malouin. Pourtant, le rapport d’enquête qui contenait vingt-trois recommandations mettait principalement en cause les freins défectueux du véhicule et la formation du conducteur. « Nullement il n’était question de l’angle et de la courbe de la côte », se souvient le Dr Picard.
La population québécoise bénéficie aujourd’hui de meilleures conditions de vie grâce aux nombreuses recommandations des coroners. En voici quelques-unes dont les répercussions ont été très importantes.
La route du coroner
Pendant des décennies, la route 175, qui relie Stoneham et Saguenay (Chicoutimi), a porté le triste nom de route du coroner. En plus des dizaines de décès annuels, cette route a fait l’objet de multiples rapports de coroners médecins et juristes. Année après année, ces derniers recommandaient que des améliorations soient apportées à cette route à la réputation meurtrière. Ce n’est qu’au début des années 2010 que le gouvernement du Québec a finalement investi plus d’un milliard de dollars pour transformer et sécuriser la route 175 et faire une chaussée à quatre voies.
L’affaire du grilled cheese
À la suite d’au moins huit décès dans des centres d’hébergement de personnes mortes étouffées en mangeant un grilled cheese, le coroner André-H. Dandavino a demandé au ministère de la Santé et des Services sociaux d’investiguer sur ce repas apparemment inoffensif. Depuis 2018, une quarantaine d’établissements de santé de la Montérégie ont restreint la distribution de grilled cheese à leurs occupants à la suite de ses recommandations.
L’avertisseur de fumée
Depuis sa commercialisation dans les années 1980, l’avertisseur de fumée a réduit de moitié les risques de mourir dans un incendie. L’an dernier, l’accessoire a franchi une autre étape. Grâce aux recommandations du coroner médecin Jacques Ramsay, finis les vieux avertisseurs de fumée à pile 9 volts à Montréal. Depuis le 20 juin 2019, tous les propriétaires et locataires du territoire montréalais ont dû remplacer ce type d’appareil par un avertisseur équipé d’une pile au lithium inamovible d’une durée de dix ans, et ce, dans tous les bâtiments résidentiels construits avant 1985.
L’obligation des pneus d’hiver au Québec
C’est en partie grâce aux recommandations de plusieurs coroners, dont celles du coroner médecin Michel Trudeau, que les conducteurs québécois ont l’obligation, depuis 2008, de doter leurs véhicules de pneus d’hiver pendant la saison froide.