La pandémie de COVID-19, qui frappe la planète de plein fouet, place tout le personnel médical de première ligne sur le qui-vive. Une crise qui chamboule inévitablement la façon de soigner.
Au début du mois d’avril, la salle d’attente du GMF du Fjord, à Saguenay, secteur La Baie, est anormalement tranquille. Tout comme celle du GMF-U Jacques-Cartier où est pourtant inscrit le quart de la population de la ville de Sherbrooke. « Confinement oblige et téléconsultation permise, il y a à peine un ou deux patients à la fois à la clinique. On vit pour le moment une situation complètement surréaliste », reconnaît la Dre Marie Hayes, copropriétaire et directrice médicale de la clinique sherbrookoise, qui pratique la médecine de famille depuis plus de 35 ans.
Même situation à l’urgence de l’Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal où la salle d’attente regroupe habituellement plus d’une vingtaine de patients, mais qui en comptait à peine dix à la fois durant la semaine de Pâques. « On se croirait la veille de Noël, mais qui se prolonge sur plusieurs jours », mentionne le Dr Alexandre Messier, médecin pratiquant à l’urgence de l’Hôpital du Sacré-Cœur depuis plus de quinze ans. Il faut admettre, ajoute-t-il, que le confinement de la population a un effet positif sur les urgences. « Puisqu’il y a moins de déplacement, il y a moins d’accidents de la route. De plus, le fait que les gens soient moins actifs diminue l’incidence de blessures et possiblement d’infarctus », observe le clinicien qui, ironiquement, cherche depuis déjà des années des solutions pour désengorger les urgences de la province.
Malgré ce calme exceptionnel, jamais le degré de stress du personnel soignant des établissements de santé de la province n’a été aussi élevé qu’il l’est actuellement. « Nous sommes en période d’extrême vigilance. Nous devons donc ménager nos énergies pour ne pas être fatigués lorsque la grande vague va survenir, car la COVID-19, on le sait maintenant, sera un long marathon qui va durer plusieurs mois », prévient la Dre Hayes.
Ce stress est également palpable dans les cliniques qui ont pourtant déjà composé avec des situations de haute tension. C’est le cas du GMF de Rigaud que dirige la Dre Caroline Noory. Au cours des trois dernières années, Rigaud a déclaré l’état d’urgence à deux reprises en raison de crues printanières historiques (en 2017 et en 2019). Plus de 470 familles se sont retrouvées à la rue pendant plusieurs mois.
« Dans ce type de situation, dit l’omnipraticienne, il est important d’établir rapidement un leadership fort et rassurant au sein de l’équipe afin de réduire le plus possible le stress et l’anxiété du personnel. Toutefois, contrairement aux inondations, cette crise de la COVID-19 dépasse largement le stade régional. Elle est d’ordre planétaire. Elle comporte beaucoup trop d’éléments inconnus auxquels il faut continuellement adapter notre gestion, notre façon de soigner. Les consignes changent de jour en jour. C’est la raison pour laquelle les communications doivent être très précises afin de maintenir une stabilité et un lien de confiance au sein du personnel », indique la Dre Noory.
Parlons-en des communications. « Jamais les relations n’ont été aussi fluides et bidirectionnelles entre les GMF et la direction du CISSS en Abitibi-Témiscamingue », mentionne le Dr Frédéric Turgeon, qui dirige le GMF d’Amos. Rappelons que l’Abitibi-Témiscamingue figure parmi les premières régions de la province où les déplacements ont été contrôlés.
« Pas de chichi ni flafla, les échanges sont, pour le moment, plus agréables et surtout plus efficaces. On sent que l’on récupère cet esprit de collaboration et de communication que l’on avait perdu depuis l’entrée en vigueur de la loi 10* », soulève le Dr Turgeon qui a été président du Collège québécois des médecins de famille de 2017 à 2019. Il y a moins de négociations et de heurts pour trouver des solutions, note-t-il. « Tout le monde travaille dans le même sens. On a rarement vu une réorientation sociale à un degré si élevé. En fait, je crois qu’à l’exception de la Seconde Guerre mondiale, notre société moderne n’a jamais vécu ça. »
* Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales
Au moment d’écrire ces lignes, le gouvernement Legault demandait un transfert des équipes médicales vers les CHSLD du Québec où la pandémie faisait plus de ravage auprès des aînés. Un geste que saluait le Dr Turgeon. « Tout le monde est en mode innovation. Et plus particulièrement en région, où les ressources sont immensément précaires. Le stress qu’entraîne la COVID-19 au sein du réseau de la santé nous pousse à poser des actions et des applications sociales médicales que le système semblait hésiter à mettre en place. Je suis convaincu que cette crise fera émerger d’autres occasions de soins qui vont améliorer notre système de santé », estime le médecin abitibien.
« Les crises ont l’avantage de favoriser les belles complicités », renchérit le Dr Jean-Denis Bérubé, retraité depuis le 28 juin 2019. Ce clinicien a été chef de service pendant plus de trente ans, d’abord au CLSC de Saguenay-Nord, puis par la suite au CLSC de Chicoutimi. En raison de l’actuelle crise de la COVID-19, il s’apprête à reprendre du service à la demande de la Direction de la santé publique du CIUSSS du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Il a été invité à faire partie d’une éventuelle équipe de soutien. « Lors du déluge au Saguenay en 1996, tous les médecins de la région avaient répondu présent à leur chef de secteur respectif qui demandait de l’aide. C’est une fois de plus le cas avec la COVID-19. Et cette demande d’aide se veut encore plus facile auprès des pairs grâce à la création du département régional de médecine générale qui existe depuis l’année 2000 », souligne ce vétéran de la médecine familiale.
La Dre Martine Nadeau, qui dirige le GMF du Fjord, à Saguenay, secteur La Baie, a, elle aussi, vécu la crise du déluge qui avait provoqué l’évacuation de plus de 16 000 personnes dans la région. « La clé, dans ces moments de crise, c’est la collaboration », dit-elle. Depuis le début du confinement de la population en mars dernier, et plus particulièrement depuis que le Saguenay–Lac-Saint-Jean figure parmi les zones où les déplacements sont contrôlés, les médecins de famille de La Baie (soit ceux des deux GMF et de l’urgence de l’hôpital) se donnent rendez-vous à l’heure du lunch par téléconférence.
« C’est une occasion pour nous tous de discuter des consignes du jour dictées à la conférence matinale de la Direction régionale de médecine générale. Elle nous permet d’échanger de précieux conseils pour gérer la situation actuelle », souligne la Dre Nadeau. Cet esprit de collaboration, ajoute-t-elle, est d’ailleurs très tangible partout dans la région. « Tout le monde a des papillons dans le ventre. Aura-t-on assez de matériels de protection ? Verra-t-on une éclosion de cas dans la collectivité ? Nous sommes tous sur un pied d’alerte, prêts à donner un coup de main au besoin », mentionne l’omnipraticienne qui représente les médecins de La Baie auprès du DRMG et de l’Association des médecins omnipraticiens du Saguenay–Lac-Saint-Jean.
À l’Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal, le groupe de médecins de l’urgence, qui compte une trentaine de cliniciens, a même créé une page privée Facebook pour faciliter les échanges entre eux. « Cette page nous permet de discuter des problèmes quotidiens, de partager des articles scientifiques sur la COVID-19 et même d’échanger sur de possibles enjeux éthiques liés à la situation. C’est un outil de soutien collectif très utile qui nous aide aussi à décompresser », soulève le Dr Alexandre Messier.
Le clinicien, tout comme ses collègues, travaille actuellement sous pression en raison du risque élevé de contagion de la COVID-19. « C’est une période où l’on doit vraiment prendre nos précautions, car on risque justement de faire des erreurs. Nous sommes tellement sollicités par la COVID-19 qu’il faut faire des efforts pour demeurer sur nos gardes et être alertes afin de bien soigner les patients non infectés qui ont besoin de nous. »
À ce propos, l’urgence de l’Hôpital du Sacré-Cœur a établi une façon de faire afin de réduire les risques de contagion au minimum et de préserver les équipements de protection individuelle. Tous les patients soupçonnés d’être atteints de la COVID-19 et n’ayant pas de critère de gravité sont ainsi dirigés par le personnel du triage vers une pièce fermée où le personnel soignant leur parle d’abord au téléphone. « En les regardant par une fenêtre, aménagée pour la situation, nous leur posons une série de questions afin de vérifier s’ils présentent ou non des symptômes de la COVID-19 justifiant un examen médical. Nous sommes conscients que cette mesure peut augmenter l’anxiété des patients. Nous leur expliquons qu’en raison de la situation, ce procédé inhabituel se veut plus sûr pour tous et qu’un examen physique sera fait seulement s’il change notre conduite médicale par rapport à leur problème de santé. »
« Néanmoins, poursuit le Dr Messier, tout le monde est actuellement en mode sprint. C’est essoufflant. On ne pourra tenir des semaines à ce rythme. Cette situation ne pourra durer éternellement. Il faudra prendre cette crise au jour le jour et s’adapter, qu’on le veuille ou non. C’est évident qu’il y aura une fin. Quand ? C’est la question qui est sans réponse pour le moment. »
Certes, il est encore trop tôt pour savoir quelles seront les suites de cette pandémie de COVID-19. Comment s’effectuera la pratique de la médecine familiale ? Certains médecins de famille sont néanmoins convaincus que la télémédecine fera partie de ces retombées.
Permise en raison du confinement généralisé de la population, la télémédecine transforme actuellement les façons de pratiquer. « Dans l’ensemble, les patients sont très heureux de ne pas avoir à se déplacer. Ils sont très reconnaissants que l’on continue d’assurer le suivi », constate la Dre Martine Nadeau. Cette approche demeure toutefois du cas par cas, dit-elle. « On ne peut annoncer par téléphone à tous les patients que le résultat de leur test indique la présence d’un cancer. Pour certains cas, surtout les plus graves, je préfère encore annoncer les résultats en personne », raconte l’omnipraticienne de La Baie.
« Il est très surprenant de constater tout ce que l’on peut régler de façon efficace dans le suivi de nos patients grâce aux différentes plateformes, dont le téléphone », souligne la Dre Marie Hayes, qui compte plus de 2300 patients inscrits. Cette crise, estime-t-elle, va définitivement transformer notre façon de pratiquer la médecine. Rien ne sera plus pareil. »
Un avis que partage le Dr Frédéric Turgeon. « Il est évident que la télémédecine nous permet de communiquer plus rapidement avec les patients. Cette façon de faire se poursuivra sans doute une fois la crise terminée. Il faudra revoir et repenser nos modèles de pratique. »
Le Dr Jean-Denis Bérubé croit, lui aussi, que la télémédecine est là pour de bon. « Chaque crise se traduit généralement par des améliorations, de nouvelles mesures », soulève le clinicien retraité. À la suite du déluge à Saguenay en 1996, raconte-t-il, la plupart des municipalités au Québec ont établi un plan d’urgence en cas de catastrophe. À la suite de l’alerte à la pandémie de grippe A H1N1 en 2008, poursuit-il, des plans de création de cliniques d’urgence ont été proposés partout dans la province. « Ces plans, mis à jour, aident aujourd’hui à mieux gérer la crise de la COVID-19. Au lendemain de l’actuelle crise, ce sera, selon moi, la télémédecine qui fera partie de « l’héritage » de la pandémie », maintient le Dr Bérubé.
« En fait, ajoute le Dr Alexandre Messier, ce sont plusieurs modèles de pratique que nous trouvions si difficiles à changer qui ont déjà commencé à se transformer. » Il cite en exemple la réorientation des patients provenant des urgences vers les cliniques médicales. « Il y a à peine quelques mois, des dirigeants d’hôpitaux et de cliniques trouvaient difficile de considérer cette amélioration et de l’appliquer. Depuis le début de la crise, cette résistance au changement est en chute libre ! » //
La Dre Joanne Liu n’en est pas à sa première crise sanitaire. L’ex-présidente de Médecins sans frontières a passé au moins quatre semaines en Afrique de l’Ouest, notamment en Sierra Leone, au Libéria et en Guinée, lorsque l’épidémie d’Ebola y battait son plein en 2014 et en 2015. Bien que les deux virus soient différents, la pédiatre de Montréal demeure convaincue que les leçons tirées de la gestion de l’épidémie d’Ebola peuvent s’appliquer à l’actuelle pandémie de COVID-19.
Parmi ces leçons, elle cite la responsabilité des autorités de la santé à l’endroit du personnel. « Tout le personnel soignant est ébranlé. Tout le personnel a dû modifier ses façons de faire. Les autorités doivent donc faire la promesse qu’elles font leur maximum pour protéger le personnel médical, et ce, peu importe les postes, qu’il s’agisse d’un médecin, d’une infirmière ou d’un préposé aux bénéficiaires. C’est essentiel en temps de crise », insiste la Dre Liu.
Malgré tout, dit-elle, il ne faut pas se raconter d’histoire. « Avec ce type de virus contagieux, entre 10 % et 15 % du personnel soignant sera infecté. La plupart vont s’en sortir. Mais certains vont y laisser leur vie. Il faut donc être préparé à voir des collègues de travail mourir », dit la pédiatre qui parle par expérience. La moitié des 28 personnes de Médecins sans frontières appelées à combattre l’Ebola de 2013 à 2016 en Afrique de l’Ouest y ont laissé leur peau, déplore la Dre Liu.
La mise en place d’équipes de soutien est d’ailleurs essentielle, insiste-t-elle. « Le personnel soignant est conscient qu’il met sa vie en danger. Il est donc important qu’il puisse bénéficier d’aide psychologique en tout temps. En Afrique de l’Ouest, chacune de nos équipes avait accès à un psychologue dans les unités de soin. Et parce que le stress peut devenir insoutenable, le personnel de première ligne doit également bénéficier d’espaces de paroles où chacun peut partager ses états d’âme. L’objectif de ces initiatives de soutien est de prévenir l’éclosion de multiples cas de stress post-traumatique une fois que la crise s’atténuera dans les mois à venir », explique la Dre Liu.
Autre leçon retenue : la vie continue. Il ne faut pas, dit-elle, négliger les patients non infectés. « Nous ne pourrons pas cesser de prodiguer les soins non essentiels éternellement. Au cours des mois à venir, nous allons devoir reprendre nos activités normales malgré le spectre de la COVID-19. Les patients non infectés ne doivent surtout pas devenir des dommages collatéraux de la crise. »
Pendant que tout le monde focalisait sur l’Ebola, la Dre Liu se souvient de six femmes enceintes qui s’étaient présentées, au cours d’une même semaine, dans les divers centres de crise pour accoucher. Elles ne pouvaient le faire nulle part ailleurs. « Malheureusement, ces six femmes ont toutes accouché d’un bébé mort-né. Nous nous sommes alors rendu compte qu’il fallait trouver des solutions pour les autres patients », dit-elle.
Enfin, même au cœur de la crise, il faut tenir compte du facteur humain. « En Afrique de l’Ouest, nos équipes ont payé cher le fait d’avoir « déshumanisé » la réponse envers l’épidémie. La population nous en a voulu de ne pas avoir eu accès à leur père, à leur sœur, à leur ami avant et après leur mort. Et les personnes décédées auraient préféré être entourées de leur famille plutôt que d’un personnel médical aux allures de cosmonaute. Il faudra trouver des solutions pour permettre aux gens, aux familles de vivre leur deuil selon leur croyance et leur religion même en période de COVID-19. Car l’humain ne veut pas mourir seul, et cela, c’est universel ! »