Dossiers spéciaux

Santé mentale des patients

Comment ça va ?

Claudine Hébert  |  2020-06-26

Déjà qu’un tiers de la population souffre de stress, d’anxiété, de dépression et autres troubles de santé mentale à divers degrés, la pandémie de COVID-19 est littéralement venue jeter de l’huile sur le feu.

Dès le début du confinement, en mars dernier, des experts en santé mentale ont prédit l’arrivée d’une grande vague de cas de détresse psychologique au sein de la population. Comment maintenant y faire face ?

Dr Denis Audet

« Commencez par demander à vos patients : Comment ça va ? », suggère le Dr Denis Audet, professeur de clinique au Département de médecine familiale et de médecine d’urgence de l’Université Laval. Jamais, dit-il, cette simple question de trois mots n’aura eu autant de sens, de profondeur et surtout d’utilité dans l’approche du médecin de famille auprès de ses patients au cours des jours, des semaines et peut-être aussi des mois à venir.

« Dans un contexte où la téléconsultation limite les indices non verbaux, surtout si l’entretien se déroule au téléphone, cette question constitue désormais notre premier filtre pour évaluer l’humeur et les émotions du patient, et ce, quel que soit le motif du rendez-vous », soulève le médecin qui pratique également au Centre médical Henri-Bourassa et au GMF-U Saint-François-d’Assise, tous deux à Québec.

Ce « Comment ça va ? », poursuit-il, doit toutefois être bien senti et authentique. « Oubliez le ton banal et désintéressé. Pour obtenir des indices, pour susciter la confiance et recueillir les confidences du patient, pour en savoir plus sur ses craintes et sur son état mental, la question doit être dite sur un ton rempli d’empathie et d’intérêt », insiste le clinicien, qui offre présentement une formation en ligne intitulée : La santé psychosociale et mentale de nos patients en pandémie sur le site de la FMOQ.

Le contexte actuel, avise-t-il, demande plus de perspicacité de la part du médecin de famille. « Il faut davantage porter attention aux indices verbaux. Est-ce que le patient parle plus vite que d’habitude ? Parle-t-il plus fort ? Est-ce que son langage est fluide ? Cherche-t-il ses mots ? Et ce défi est encore plus grand s’il s’agit d’un patient qui nous consulte pour la première fois. »

Un virus qui agit comme amplificateur

Dre Carrier

La Dre Guyta Carrier, qui compte plus de trente-cinq années de pratique derrière son stéthoscope, peut témoigner de l’importance de l’écoute et du ton approprié pour discuter avec les patients plus vulnérables en santé mentale. Parmi la clientèle de sa clinique de L’Île-Perrot, plus d’un patient sur trois souffrait déjà d’un trouble de santé mentale à divers degrés avant le début de la pandémie. Actuellement, dit-elle, ces cas explosent. « Le stress et l’anxiété sont devenus les principales raisons de consultation », observe l’omnipraticienne.

Cette clinicienne, qui a vécu le verglas de 1998, voit d’ailleurs beaucoup de similitudes entre les deux crises. « Depuis le mois de mars, comme ce fut le cas dans les mois qui ont suivi le verglas, plusieurs individus, principalement ceux qui doivent fournir des services essentiels, ont demandé un billet médical afin d’être retiré de leur milieu de travail. Leur charge émotive est tellement élevée et inhabituelle qu’ils en perdent leurs repères pour s’adapter à la réalité actuelle », signale la Dre Carrier.

La COVID-19, ajoute-t-elle, agit comme un amplificateur de stress et d’anxiété auprès de personnes qui pouvaient déjà ressentir des frustrations au travail et dans leur vie personnelle. « Des personnes qui, avant la pandémie, arrivaient pourtant à maintenir un certain équilibre », note-t-elle.

Une routine perturbée

Dre Igartua

Ce déséquilibre psychologique et émotionnel n’étonne pas la Dre Karine Igartua, psychiatre au Département de médecine d’urgence de l’Hôpital général de Montréal. « Que ce soit par le virus en soi ou le confinement obligatoire, tout le monde a été touché par l’actuelle pandémie. À divers degrés, chacun de nous a vécu un stress différent. En fait, le coronavirus a eu pour effet de briser notre délire commun d’avoir la maîtrise absolue de notre vie », soulève la Dre Igartua qui est aussi présidente de l’Association des médecins psychiatres du Québec (AMPQ).

Beaucoup de gens, dit-elle, réussissaient à maintenir un équilibre mental avant la pandémie. Plusieurs parvenaient à surmonter le stress lié aux soucis financiers et personnels grâce à leur réseau social et à leurs activités de sports et de loisirs. « Des activités que le confinement obligatoire leur a toutefois enlevées pendant deux mois, voire plus. Plusieurs personnes ont vécu instantanément une perte de contacts sociaux, de loisirs et surtout d’une routine bien établie », explique-t-elle. Et ce qui n’a pas aidé non plus, ajoute-t-elle, la plupart des organismes de soutien social qui donnent généralement un coup de main aux personnes plus fragiles ou isolées ont dû cesser leurs opérations ou les ralentir pendant le confinement. La table était donc mise pour une hausse des cas de détresse psychologique.

Quand faut-il orienter le patient vers des soins spécialisés?


La plupart des cas de détresse psychologique pourront être traités par le médecin de famille, indique le psychiatre Nicolas Bergeron. « Mais certains patients, avise-t-il, auront besoin d’être dirigés vers des soins spécialisés. »

Parmi les problèmes de santé mentale à surveiller, cet expert en psychiatrie des traumas souligne notamment la crainte excessive et envahissante d’avoir la COVID-19, les obsessions envahissantes de contamination ou les délires paranoïdes. Un suivi particulier sera également nécessaire pour les patients qui présentent des pensées intrusives ou un détachement émotionnel inhabituel ainsi que pour ceux qui feront un évitement maladif ou exagéré des situations sociales après le déconfinement.

Ce qui inquiète néanmoins la psychiatre, c’est que chaque humain a un point où le stress dépasse ses capacités d’adaptation, ce qui a pour effet de le faire décompenser. Et la COVID-19 se présente actuellement comme un puissant catalyseur de stress et d’anxiété, affirme-t-elle. « Les gens n’ont pas tous les mêmes capacités à gérer le stress et l’anxiété. Reste à voir comment cette décompensation se traduira chez ceux qui la subiront en ces temps de pandémie. Certains la surmonteront rapidement. D’autres souffriront de troubles anxieux, d’abus d’alcool, de dépression majeure ou de trouble de stress post-traumatique. Pour certains, cette décompensation se présentera sous forme d’attaque de panique ou de développement de jeu compulsif », soulève la Dre Igartua. Des problèmes, dit-elle, qu’il faudra surveiller.

Accompagner le patient

Dr Bergeron

« La détresse psychologique n’est a priori ni anormale ni mésadaptée », tient à rassurer le Dr Nicolas Bergeron, psychiatre au Département de psychiatrie du CHUM. Ce qui est plus inquiétant, dit cet expert en psychiatrie du désastre, c’est sa persistance et son impact sur le fonctionnement.

« Dans ce contexte, notre rôle n’est pas d’étouffer à tout prix les réactions de détresse, mais plutôt d’accompagner le patient au sein de la perspective actuelle. Il faut l’aider à composer avec cette nouvelle adversité afin qu’il résolve lui-même les problèmes auxquels il fait face. Et pour réussir ce type d’intervention, les médecins de famille sont en excellente position et, à mon sens, très bien outillés », soutient le Dr Bergeron.

Les omnipraticiens, dit-il, disposent de tous les éléments pour accompagner et aider les patients stressés et anxieux à traverser la tempête. D’abord, ils peuvent trier et clarifier les informations médicales et de santé publique sur la COVID-19. Ensuite, ils présentent des aptitudes d’accueil, d’empathie, d’écoute, d’humanité, sans compter leur attitude rassurante. « Les médecins de famille, maintient-il, doivent se faire confiance. Ils ne devraient pas se laisser submerger par la vague de problèmes de santé mentale dont la hauteur sera peut-être moindre que ce que l’on appréhende. »

Une vague prévisible

Chercheur et professeur adjoint de clinique au Département de psychiatrie et d’addictologie de l’Université de Montréal, le Dr Bergeron avait prévu une hausse substantielle de la détresse psychologique dans la population ainsi qu’une exacerbation des troubles mentaux chez les personnes qui en étaient déjà affligées avant la pandémie. Il cite, entre autres, une des nombreuses études dirigées par la docteure en psychologie Fran Norris du Département de psychiatrie de la Dartmouth Medical School. En 2002, elle et son équipe ont publié l’article « 60 000 Disaster Victims Speak: An Empirical Review of the Empirical Literature 1981-2001 ». « Dans le tiers des échantillons portant spécifiquement sur les catastrophes naturelles, au moins le quart des personnes présentaient une psychopathologie clinique », signale le Dr Bergeron.

Le psychiatre rappelle qu’en temps de pandémie, la santé mentale globale de la population repose d’abord et avant tout sur des mesures de santé publique rigoureuses, déployées rapidement avec un soutien adéquat. « Ça prend un leadership politique et communautaire, une communication transparente et régulière sur les risques et la sécurité, la sollicitation de chaque citoyen à collaborer et une reconnaissance, une attention aux personnes les plus vulnérables à l’infection et au stress et une approche éducationnelle claire favorisant la compréhension et l’évaluation individualisée de la menace », dit-il. Une planification de la réponse aux points de bascule ou aux événements critiques est également nécessaire et n’est pas toujours facile à réaliser, soulève le chercheur universitaire.

À qui porter attention ?

Dre Pascale Roberge

La psychologue Pasquale Roberge, qui dirige le Laboratoire de recherche sur les troubles anxieux et dépressifs en première ligne, à l’Université de Sherbrooke, conseille, en ces temps de pandémie, de porter une attention particulière aux enfants, aux adolescents, aux personnes âgées, aux personnes aux finances précaires, et bien sûr, aux travailleurs de la santé qui ont des charges de travail trop élevées.

Parmi les autres personnes les plus à risque, on trouve celles qui ont été fortement exposées aux effets du coronavirus, comme les survivants de la COVID-19 ainsi que ceux et celles qui ont perdu un proche, ajoute le Dr Bergeron. « Il faudra aussi veiller sur les individus ayant déjà un trouble de santé mentale ou se trouvant en situation précaire, comme les migrants. »

La psychologue Roberge recommande à ses pairs de première ligne de surveiller les signes avant-coureurs du stress et de l’anxiété, notamment l’insomnie, les tensions mus­culaires ainsi que les émotions liées à la tristesse, à la peur, à l’irritabilité. « Nous voyons déjà de nouveaux cas de troubles anxieux. Et ce n’est pas terminé. Au cours des prochains mois, nous allons voir une grande utilisation des services de santé mentale. La demande sera encore plus intense », avertit la professeure Roberge qui enseigne aussi au Département de médecine de famille et de médecine d’urgence de l’Université de Sherbrooke.

Comment aider les patients ?

Pour aider les patients à surmonter leur stress et leur anxiété, la psychologue Roberge propose de les orienter vers des sites de psychoéducation. Celui du Centre d’études sur le stress humain, dirigé par la chercheuse en neurosciences, Sonia Lupien, en est un bon exemple, dit-elle. « Leur suggérer de main­tenir de saines habitudes de vie, de faire de l’exercice, de par­ticiper à des activités sociales, de prendre soin d’eux et de mettre en place des conditions favorisant de bonnes nuits de sommeil figure aussi parmi les éléments de base qui aident à prendre soin de sa santé mentale », ajoute la psychologue.

La « diète média » est également suggérée par le psychiatre Nicolas Bergeron. Limiter les heures devant les écrans où sont diffusées en continu des nouvelles sur la COVID-19 contribue à apaiser le stress et l’anxiété, dit-il.

La proactivité est de mise, suggère la Dre Guyta Carrier, qui a appelé la plupart de ses patients qui présentaient déjà des troubles de stress et d’anxiété avant la pandémie. Et pour les patients qui ont besoin davantage de soutien, la Dre Igartua recommande de les contacter deux fois plutôt qu’une fois par semaine, en favorisant de courts appels téléphoniques.

Dans les mois à venir, les médecins de famille auront avantage à favoriser une approche de soins flexible et créative, renchérit le Dr Bergeron. « Plus nous sommes ouverts dans nos façons de soigner, meilleurs nous sommes à trouver des solutions », soutient le psychiatre. Le Dr Bergeron tient à souligner qu’à la suite d’une catastrophe, les interventions pour le bien-être visent principalement à aider les personnes à se sentir en sécurité, calmes et apaisées. « Ces interventions doivent permettre aux gens de se relier aux autres, d’être capables de s’aider eux-mêmes et d’obtenir le soutien dont ils ont besoin. Ces interventions servent aussi à cultiver l’optimisme et l’espoir, sans nier les risques et les dangers. En fait, les premiers soins psychologiques consistent à réduire la détresse, à répondre aux besoins prioritaires et, surtout, à encourager l’adaptation à la nouvelle réalité », explique-t-il.

Relativiser les risques

Pour la Dre Igartua, aider les gens anxieux et stressés à relativiser la situation fait aussi partie de la recette. « La COVID-19 est un risque que personne n’a demandé… et que personne ne veut assumer. Pourtant, chaque jour, nous évaluons les risques que nous prenons. Alors qu’est-ce qu’on fait ? Il faut aider les gens à reprendre le cours d’une vie normale. Il faut les aider à relativiser les risques entre bouger en sortant de la maison ou continuer de se confiner et en faire une dépression. En d’autres mots, il faut les aider à prendre le contrôle là où ils l’ont. »

« Puisque notre cerveau a tendance à remarquer uniquement ce qui est négatif, aidons les patients à voir le positif », indique la Dre Igartua. Pour ce faire, la psychiatre suggère régulièrement à ses patients ce petit exercice qui a été utilisé dans une étude pour aider à prévenir la dépression chez les travailleurs de la santé. Il suffit, dit-elle, d’écrire sur un bout de papier trois belles choses que l’on a vues ou vécues dans la journée. Ce peut être la température, une publicité que l’on a aimée à la télé, une belle pensée sur les réseaux sociaux, un sourire, un geste. Un exercice tout simple qui aide à focaliser sur le positif plutôt que sur le négatif.

Enfin, toutes ces consignes ne suffiront pas à aider tout le monde, admet la psychologue Pasquale Roberge. D’où l’importance, dit-elle, que le ministère de la Santé et des Services sociaux multiplie l’offre des approches en psychothérapie et des stratégies d’intervention accessibles à grande échelle, comme les approches de groupe ou sur le Web, pour venir en aide à la population. « Des demandes, souligne-t-elle, qui étaient déjà formulées avant même la pandémie. » //

Et la confidentialité ?


La consultation en cabinet permet généralement d’assurer la confidentialité de l’entretien portant sur la santé mentale. « Avec la téléconsultation, c’est plus difficile », reconnaît le Dr Denis Audet. Que ce soit par téléphone ou en visioconférence, impossible de savoir si une autre personne est dans la même pièce que le patient, observe-t-il.

La Dre Karine Igartua en sait quelque chose. Il y a quelques semaines, la psychiatre faisait une entrevue en téléconsultation. Elle discutait déjà depuis une bonne quarantaine de minutes avant de constater que le conjoint du patient était étendu dans le lit dans la même pièce, juste à l’extérieur du cadre de la caméra. « Depuis cet incident, j’ai pris l’habitude de demander au patient s’il se trouve dans un endroit où personne d’autre ne peut entendre la conversation. Autrement, je leur demande de communiquer avec moi d’un lieu plus confidentiel. Le patient peut tout simplement quitter l’appartement et aller marcher dans un parc ou encore prendre l’appel dans l’intimité de son véhicule. Stationné bien évidemment ! »