des effets marqués chez les adolescents
L’adolescence constitue une période cruciale pour le développement du cerveau. Mais aussi une phase de grande vulnérabilité. « Bien des études montrent que des changements tant neurocognitifs que structurels se produisent à ce stade de la vie. La question est de savoir quels événements environnementaux interrompent à court et à long terme cette évolution », explique la Pre Patricia Conrod, professeure au Département de psychiatrie à l’Université de Montréal et chercheuse au Centre de recherche du CHU Sainte-Justine.
L’un des facteurs néfastes connus ? Le cannabis. Et malheureusement, c’est souvent à l’adolescence que beaucoup s’initient à cette drogue. « Soixante-dix-huit pour cent des personnes qui prennent du cannabis pour la première fois ont entre 12 et 20 ans. Ce taux de prévalence soulève des inquiétudes parce que la consommation de cannabis pendant l’adolescence a été liée à des déficiences durables du fonctionnement exécutif et de la maîtrise de l’impulsivité », mentionnent le Dr Matthew Albaugh, de l’Université du Vermont, et ses collaborateurs dans une étude sur la consommation de cannabis entre l’âge de 14 et 19 ans et le développement du cerveau, publiée dans le JAMA Psychiatry1.
Le Dr Albaugh et son équipe se sont intéressés à l’évolution de l’épaisseur du cortex cérébral des adolescents en fonction de leur consommation de cannabis. Les chercheurs ont analysé les données de 799 jeunes de 14 ans, recrutés dans huit écoles européennes, qui avaient passé un examen d’imagerie par résonance magnétique du cerveau. Les participants n’avaient alors jamais pris de cannabis.
Cinq ans plus tard, les jeunes ont de nouveau passé une IRM. Dans l’intervalle, un certain nombre avaient goûté aux effets du cannabis. La consommation des sujets, durant ces cinq ans, allait d’aucune à plus de 40 fois. Ainsi, 208 avaient pris la substance entre une et neuf fois et 161 en avaient consommé à dix occasions et plus.
Comment a évolué le cerveau des consommateurs de cannabis par rapport à celui des abstinents ? Le cortex préfrontal des premiers était plus mince à 19 ans alors que ce n’était pas le cas cinq ans plus tôt. « Plus la consommation était importante, et plus l’effet était marqué », explique la Pre Conrod qui était l’une des chercheuses de l’étude.
Une certaine diminution de l’épaisseur du cortex du cerveau est normale à l’adolescence. « Quand le cerveau commence à se développer, l’apparition de ramifications dendritiques permet une croissance interne. Cependant, avec l’âge et l’expérience, il se spécialise, acquiert des habiletés, devient mieux organisé, s’adapte à l’environnement, et il se produit un élagage des dendrites. Ce processus permet au cerveau de devenir plus efficace. Le système cannabinoïde endogène jouerait un rôle dans ce phénomène. Toutefois, les cannabinoïdes exogènes pourraient l’affecter », explique la Pre Conrod.
Chez les adolescents, le cannabis, qui agirait sur les récepteurs cannabinoïdes de type 1, accentuerait le mécanisme. « On pense que la surstimulation de ces récepteurs par les taux supraphysiologiques de THC exogène altère le processus naturel de maturation du cerveau », indique la psychologue.
Le Dr Albraugh et son équipe ont d’ailleurs tracé une carte superposant les récepteurs cannabinoïdes de type 1 et les zones du cortex cérébral devenues plus minces. « Ils ont de cette manière pu établir que de tels récepteurs sont présents dans les régions où il y a un amincissement », précise la Pre Conrod, également titulaire de la chaire de recherche du Canada Tier 1.
Ainsi, la consommation de cannabis à l’adolescence serait associée à une altération du développement du cerveau, en particulier dans les zones du cortex préfrontal riches en récepteurs cannabinoïdes de type 1, qui seraient les plus touchées par l’amincissement qui se produit naturellement à l’adolescence.
Les chercheurs ont également évalué chez les participants plusieurs aspects de l’impulsivité, un trait lié à la consommation de cannabis. Ils ont découvert que l’amincissement du cortex préfrontal droit était associé à une impulsivité découlant d’une difficulté à se concentrer (attention impulsiveness).
« Le lien avec l’impulsivité est très important, souligne la Pre Conrod. Certaines de mes études montrent que les tâches cognitives les plus touchées par le cannabis sont celles qui sont associées à l’impulsivité et à l’inhibition. Ce serait en rendant les gens plus impulsifs que la consommation de cannabis serait liée au risque de dépendance à long terme et à des problèmes de santé mentale. »
Les conséquences de l’impulsivité ne sont souvent pas encore visibles à l’adolescence. Le jeune est alors encadré par ses parents et par l’école. « L’impulsivité tend à devenir plus apparente à l’âge adulte. Elle ouvre la voie aux mauvaises habitudes alimentaires, aux relations inadéquates et à une situation financière précaire. C’est un processus cognitif subtil, mais très lié au manque de réussite dans la vie et à de nombreux problèmes psychiatriques. »
L’un des plus graves problèmes que peut causer le cannabis chez les jeunes : la psychose. « C’est la raison pour laquelle tout le monde désire comprendre l’effet du cannabis sur le développement du cerveau. Selon la théorie dominante, l’interruption de la croissance dendritique et le processus d’élagage pourraient aussi altérer la réorganisation du cerveau. Ce n’est alors pas tant la taille du cerveau que la façon dont les connexions se produisent dans une même structure et entre les structures qui modifie la manière dont les gens pensent », explique la Pre Conrod.
« On pense que la surstimulation des récepteurs cannabinoïdes par les taux supraphysiologiques de THC exogène altère le processus naturel de maturation du cerveau. » — Pre Patricia Conrod |
Le risque de psychose n’est pas négligeable. « Plus la consommation de cannabis est importante, plus il est grand. C’est vraiment une préoccupation des psychiatres, même si les dommages potentiels sur le plan de la santé publique sont souvent minimisés », mentionne la psychologue.
Le cannabis peut également causer d’autres problèmes. La chercheuse et ses collaborateurs ont étudié le lien entre le développement cognitif des adolescents et la consommation de cette substance2. En 2012 et en 2013, ils ont commencé à évaluer annuellement, pendant quatre ans, presque 4000 élèves de trente et une écoles secondaires du Grand Montréal. Ils ont découvert que le cannabis avait des effets néfastes sur la maîtrise de l’inhibition, la mémoire de travail et le raisonnement perceptif. « L’effet est léger, mais néanmoins significatif. »
La situation est-elle pire depuis la légalisation du cannabis ? Faute de données, la Pre Conrod ne peut se prononcer. « Néanmoins, les pays et les états qui ont légalisé cette substance ont vu une augmentation parallèle de la consommation de cannabis chez les adultes et chez les jeunes. » Au Canada, l’entrée en vigueur de la loi en octobre 2018 ne pourrait à elle seule provoquer une hausse du recours au cannabis. « Il s’agit plutôt de toute la démarche d’une société qui désire légaliser le cannabis et être plus libérale envers cette drogue. Les jeunes deviennent ensuite eux aussi plus ouverts à l’égard de cette substance et ainsi plus susceptibles d’en consommer. »
La venue de magasins, comme ceux de la Société québécoise du cannabis, n’a par ailleurs pas forcément eu l’effet bénéfique que certains auraient souhaité. « Il y a peu de preuve que le marché du cannabis légal et récréatif a aidé les gens à modérer leur consommation. La concentration de THC de leurs produits est très élevée. Elle l’est autant que dans ceux qui étaient vendus avant la légalisation », affirme la chercheuse du Centre de recherche du CHU Sainte-Justine. //
1. Albaugh M, Ottino-Gonzalez J, Amanda Sidwell A et coll. Association of cannabis use during adolescence with neurodevelopment. JAMA Psychiatry 2021 ; 78 (9) : 1-11. DOI : 10.1001/jamapsychiatry.2021.1258. Publié initialement en ligne
2. Morin JF, Afzali M, Bourque J et coll. Population-based analysis of the relationship between substance use and adolescent cognitive development. Am J Psychiatry 2019 ; 176 (2) : 98-106. DOI : 10.1176/appi.ajp.2018.18020202