un taux de mortalité plus élevé
Aux Pays-Bas, depuis maintenant cinq décennies, les personnes transgenres reçoivent des hormones. Avec le recul, on s’aperçoit toutefois que leur taux de mortalité est deux fois plus élevé que celui de la population générale. Et les principales causes de leur décès sont un peu différentes.
Des chercheurs néerlandais ont étudié les données des personnes transgenres qui se sont rendues entre 1972 et 2018 à la Clinique d’identité de genre du Centre médical de l’Université d’Amsterdam. C’est là que sont traités 90 % des patients qui changent de sexe aux Pays-Bas. Dans le cadre d’une étude de cohorte rétrospective, la Dre Christel de Block et ses collaborateurs ont lié les données des 4568 personnes qui ont reçu des hormones à celles de Statistics Netherland qui comptabilise tous les décès des résidents du pays.
« L’augmentation de la mortalité dans cette cohorte montre que les plus grands risques de décès sont liés aux maladies cardiovasculaires (dont les infarctus du myocarde), aux affections associées au VIH, au cancer du poumon et aux morts non naturelles (dont le suicide). La plupart de ces causes ne sont pas considérées comme étant liées à l’emploi des hormones », écrivent les chercheurs dans le Lancet Diabetes & Endocrinology1.
« C’est rassurant de voir que la thérapie hormonale ne semble pas constituer un facteur de risque qui accroît la mortalité des patients transgenres. C’est plutôt le manque d’accès aux soins qui serait en cause », indique la Dre Gabrielle Landry qui s’occupe de l’hormonothérapie d’une clientèle d’environ 500 patients transgenres au Centre d’expertise en hormonothérapie, médico-esthétique et santé sexuelle qu’elle a fondé à Montréal.
La clinicienne n’est pas étonnée des résultats. « Cela confirme ce que l’on connaissait déjà au sujet de la population LGBTQ+, ou plutôt 2SLGBTQIA+ qui est le nouveau terme (personnes bispirituelles, lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres, queers, intersexes, asexuelles et autres). On sait que cette communauté a une santé plus précaire que les personnes hétérosexuelles cisgenres, c’est-à-dire qui s’identifient au sexe qu’elles avaient à la naissance », explique l’omnipraticienne.
Les données néerlandaises sont particulièrement troublantes concernant les femmes transgenres. Le taux de mortalité de ces personnes qui sont passées du sexe masculin au sexe féminin s’élève à 11 %. Ainsi, 317 des 2927 femmes transgenres sont mortes au cours des cinq décennies analysées. Leur risque est presque le triple de celui des femmes de la population générale. Ce qui les a emportées ? Dans l’ordre, les maladies cardiovasculaires, le cancer du poumon, le suicide et les affections liées au VIH.
Des mesures préventives auraient peut-être pu aider ces patientes. « Ce sont des éléments de la médecine de famille de base. Je ne vois pas pourquoi une femme trans qui présente des facteurs de risque cardiovasculaire et qui a accès à un médecin de famille ne bénéficierait pas des traitements et des conseils appropriés. Ce que je retiens de cette étude, c’est qu’il faut augmenter l’accès aux soins des patients transgenres », affirme le Dr Jonathan Picard, omnipraticien pratiquant à la clinique médicale Quorum, à Montréal. Fort de sa formation de la World Professional Association for Transgender Health, il suit en tant que médecin de famille une centaine de patients transgenres dont il prend en charge l’hormonothérapie affirmative.
Parmi les 241 femmes transgenres mortes entre 1996 et 2018 (période durant laquelle les causes de décès étaient enregistrées), 50 ont succombé à une maladie cardiovasculaire. « Dans la littérature, on se pose la question depuis longtemps : l’hormonothérapie augmente-t-elle ce risque ? Les données sont ambiguës à ce sujet », affirme le Dr Picard.
D’autres facteurs pourraient toutefois intervenir. « La santé mentale a, on le sait, des effets sur la santé cardiovasculaire. Les femmes transgenres ont souvent une vie difficile. Elles doivent faire face au stress et au jugement quotidien des autres », précise le praticien.
En outre, 44 % d’entre elles étaient d’anciennes fumeuses. Trente-quatre sont par ailleurs mortes d’un cancer du poumon. Un taux trois fois plus élevé que celui des femmes de la population générale.
Le suicide frappe particulièrement les femmes transgenres : sept fois plus que la population féminine générale, révèle l’étude néerlandaise. « Ce sont des personnes très à risque. Elles ont beaucoup de traumatismes, de dépression, de trouble d’anxiété. On sait par ailleurs que le risque de suicide est 40 % plus élevé chez les personnes qui recourent à l’hormonothérapie. J’en tiens compte quand je fais le counselling avant de prescrire des hormones », explique le Dr Picard.
Le taux de décès dus au VIH était également plus élevé chez les femmes transgenres. Cependant, grâce à l’amélioration des traitements, cette cause de mortalité a beaucoup diminué au cours des dernières décennies de l’étude.
La situation des hommes transgenres semble beaucoup moins dramatique. Leur taux de mortalité s’élevait à 2,7 %, ce qui représente 44 décès parmi les 1641 hommes étudiés. Leur risque de mourir était ainsi semblable à celui des hommes de la population générale. Par rapport à la population féminine générale, il était un peu plus élevé à cause des morts non naturelles.
Fait encourageant, moins de patients transgenres, hommes et femmes, se sont donné la mort au fil du temps, montre l’étude. « Cela peut être dû à une plus grande sensibilisation des professionnels de la santé au risque de suicide des personnes transgenres et à l’amélioration des stratégies de prévention », estiment la Dre de Block et son équipe.
La détresse psychologique des personnes transgenres pourrait également avoir diminué. Une meilleure acceptation sociale ainsi qu’un plus grand accès aux traitements médicaux pourraient avoir contribué à diminuer le nombre de suicides au cours des dernières années, ajoutent les chercheurs.
L’un des facteurs qui jouent sur la santé mentale des patients transgenres est l’hormonothérapie, a constaté le Dr Picard. « Dès le premier mois, on voit déjà un grand changement. La détresse diminue. Une quiétude s’installe. Le simple fait de recevoir l’hormone sexuelle adéquate semble beaucoup aider ces personnes. »
L’hormonothérapie est-elle sûre ? À la lumière de leurs données, les chercheurs néerlandais indiquent qu’elle ne semble pas liée à la hausse des décès. « Le taux de mortalité dû au cancer du poumon, aux maladies cardiovasculaires, aux affections liées au VIH et au suicide ne donne aucune indication sur un effet spécifique de l’hormonothérapie. »
Il s’agit cependant d’une étude d’observation rétrospective, souligne le Dr Picard. « On n’a pas beaucoup de données sur les risques et les effets à long terme de l’hormonothérapie, mais on continue de croire qu’elle est sûre. »
C’est également la vision de la Dre Landry. « On sait que chez une femme trans, les taux d’hormones normaux d’une femme cis sont protecteurs. Après un certain seuil, toutefois, on n’a plus beaucoup de données. Comme médecin, je suis cependant là pour accompagner la patiente. L’important est la manière dont elle se sent. Si on réduit son taux d’hormones à celui d’une femme ménopausée et qu’elle n’est pas bien, manque d’énergie et est dépressive, on va augmenter un peu la dose. On expliquera cependant à la patiente que l’on ne dispose pas d’études qui montrent l’absence de risque. Mais quand il s’agit de changement de sexe, la personne veut se sentir bien avec elle-même. Pour elle, c’est essentiel. C’est un objectif de vie. »
Chez l’homme, l'ajustement est plus facile. « L’hormonothérapie pour lui est assez simple. La dose de testostérone est connue depuis longtemps. Elle a été extrapolée à partir de l’homme cis atteint d’hypogonadisme », explique le Dr Picard. Et le traitement fonctionne très bien. « Après trois mois, les patients ont déjà une barbe et une voix plus grave. » Leur masse musculaire s’accroît, leur pilosité se développe. Des changements rapides et visibles.
Les taux de mortalité et de suicide de l’étude néerlandaise le montrent. La réalité des femmes et des hommes transgenres diffère. « Je vois plus de détresse psychologique chez la femme trans, indique le Dr Picard. Son hormonothérapie, contrairement à celle de l’homme trans, nécessite beaucoup d’ajustements, et les changements physiques ne répondent souvent pas à ses attentes. » Bien des caractéristiques masculines entre autres persistent : la pilosité, la pomme d’Adam saillante, la carrure. « Les patientes sont préoccupées par le fait de passer ou non pour une femme. »
La femme transgenre peut également être davantage stigmatisée. « Elle a souvent été associée au travail du sexe, au VIH, aux milieux très marginaux. Elle peut connaître la pauvreté, être dans une situation psychosociale difficile, avoir des problèmes de consommation. On pourrait dire que la femme trans a une existence un peu plus dure », dit le Dr Picard.
La Dre Landry le constate elle aussi dans sa pratique. L’homme transgenre semble mieux accepté dans la société, selon elle. « La personne va être considérée comme quelqu’un de plus masculin. Cela va mieux passer. L’homme trans va également plus facilement se trouver un emploi. »
Le taux accru de décès des personnes transgenres s’est-il atténué au fil du temps ? Malheureusement non. « Au cours des cinq décennies étudiées, nous n’avons pas observé de diminution de la tendance du risque de mortalité », écrivent les chercheurs. Ainsi, malgré la réduction des suicides et des morts liées au VIH, la situation ne s’est pas améliorée.
L’une des causes possibles : un accès aux soins non optimal pour ces patients, estime le Dr Picard. La stigmatisation jouerait un rôle important, soutient pour sa part la Dre Landry. « Le fait que les patients transgenres n’ont vraiment pas envie de se rendre dans les établissements de soins est dû à la société. Ils savent qu’ils vont être stigmatisés. Qui sait, peut-être que le médecin qu’ils vont rencontrer ne sera pas à l’aise de les traiter ? Il y a tellement de barrières que la population cisgenre ne peut même pas penser comprendre. »
Juste sortir de chez soi peut être difficile pour le patient transgenre. Et il sait que dès son arrivée à la clinique ou à l’hôpital, il aura à affronter un premier choc. « Il va devoir donner sa carte d’assurance maladie. Certains ont fait modifier leur nom, mais d’autres pas. Le premier obstacle peut donc être d’avoir à utiliser son dead name. C’est le nom qu’il n’utilise plus dans sa vie, mais qui est sur sa carte », explique la Dre Landry.
La rencontre avec le clinicien peut également être éprouvante. « Comme médecin, nous sommes là pour le corps. Nous traitons les organes, explique le Dr Picard. Le patient ressent une dysphorie quand on parle d’utérus ou de choses comme ça. Beaucoup ne voudront donc pas consulter. »
Pour les médecins, le suivi des personnes transgenres est cependant semblable à celui des autres patients. « Il faut se conformer aux recommandations de dépistage connues, résume l’omnipraticien. Toutefois, un homme trans dans la cinquantaine qui n’a pas eu de mastectomie va devoir passer une mammographie. Il ne faut pas non plus oublier que la femme trans qui a subi une vaginoplastie a encore sa prostate. On doit donc toujours être conscient des organes présents, tout en respectant le sexe du patient. Une des choses les plus importantes reste par ailleurs de limiter les facteurs de risque cardiovasculaires. C’est donc de la médecine familiale habituelle. Pour le reste, il faut connaître les modèles d’administration de l’hormonothérapie, savoir ce qui est le plus sûr, éviter les complications et surveiller les taux sériques d’hormones. »
Que faire de plus pour ces patients relativement vulnérables ? Peut-être avoir une liste de ressources (encadré), conseille la Dre Landry. Le Dr Picard en tient une lui aussi. « Cela permet de savoir vers où orienter une personne qui demande de l’aide pour un problème lié au genre et de ne pas simplement lui dire que l’on ne s’occupe pas de ce type de question. » //
1. De Blok C, Wiepjes C, van Velzen D et coll. Mortality trends over five decades in adult transgender people receiving hormone treatment: a report from the Amsterdam cohort of gender dysphoria. Lancet Diabetes Endocrinol 2021 ; 9 (10) : 663-70. DOI : 10.1016/S2213-8587(21)00185-6.