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Trouble du spectre de l’alcoolisation fœtale

pandémie, consommation d’alcool et grossesse

Élyanthe Nord  |  2021-04-30

Dre France Paradis

Depuis le début du confinement, certaines femmes enceintes auraient augmenté leur consommation d’alcool. Une perspective inquiétante. « L’alcool est un puissant tératogène. Il est la première cause des troubles de développement et de déficience intellectuelle chez l’enfant », prévient la Dre France Paradis, médecin-conseil à la Direction de santé publique du CIUSSS de la Capitale-Nationale.

Selon un sondage Léger sur la consommation d’alcool et la grossesse commandé par l’Association pour la santé publique du Québec (ASPQ), 8 % des 238 femmes enceintes interrogées en juin dernier ont indiqué avoir accru leur consommation d’alcool depuis le début du confinement1. Ces répondantes faisaient partie d’un échantillon de 1000 femmes enceintes ou ayant accouché durant les quatre dernières années interrogées grâce à un questionnaire Web.

« Cette augmentation de la consommation d’alcool chez des femmes enceintes qui devraient connaître les messages de prévention est très inquiétante. Cela montre vraiment l’attrait que peut avoir l’alcool quand on vit une période plus anxiogène. Certaines de ces futures mères ont peut-être perdu leur emploi ou eu dans leur entourage des personnes malades ou même décédées », dit Mme Isabelle Létourneau, chargée de projet TSAF à l’ASPQ.

En outre, 16 % des répondantes enceintes au début de la pandémie, sans augmenter leur consommation d’alcool, ne l’avaient pas non plus diminuée. Mais certaines auraient pris moins d’un verre par jour. C’est la quantité que trente-neuf mères ou futures mères, parmi les mille femmes de l’échantillon, ont affirmé avoir pris pendant leur grossesse. Une donnée qui n’est pas vraiment rassurante.

Mme Isabelle Létourneau

« Actuellement, il n’y a pas de quantité minimale reconnue comme sûre, souligne la Dre Paradis. Au début de la grossesse, l’embryon n’a pas de foie et ne peut métaboliser l’alcool. Par la suite, quand le fœtus est capable de le faire, il subit aussi l’effet des métabolites très toxiques de l’alcool. » En 2016, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) a d’ailleurs créé un message clair à l’intention des femmes : « Si vous êtes enceinte ou planifiez le devenir, ne prenez aucun risque, ne prenez pas d’alcool. »

Futures mères prenant de l’alcool

Quel pourcentage de femmes enceintes consomment de l’alcool ? Selon le sondage, 9 % des 700 femmes enceintes ou ayant accouché qui en prenaient auparavant ont continué à le faire pendant la grossesse. Mme Létourneau soupçonne cependant ce chiffre d’être beaucoup plus élevé dans les faits. Selon Statistique Canada, ce taux était de 26 % au Québec entre 1993 et 2008, et de 34 % en 2006 d’après l’Institut de la statistique du Québec.

Quelle que soit son ampleur, la consommation d’alcool chez les femmes enceintes serait donc fréquente. Cependant, la question semble peu abordée au cours des suivis de grossesse. La moitié des répondantes du sondage Léger-ASPQ ont indiqué qu’aucun professionnel de la santé n’en avait discuté avec elles durant leurs rendez-vous.

Comment introduire ce sujet au cours de la consultation médicale ? La Dre Paradis propose aux médecins d’intégrer la question de l’alcool à celles sur les habitudes de vie. Elle recommande de noter au dossier de toutes les femmes enceintes les informations suivantes sur leur consommation :

h la quantité ;
h la fréquence ;
h la date de la dernière consommation ;
h la conscience ou non des risques associés à la prise d’alcool pendant la grossesse ;
h les raisons qui motivent la consommation ;
h les croyances sur l’alcool et les intentions concernant la consommation.

Affiches Charly

Affiches de la campagne de sensibilisation. Pour voir une des vidéos

« Il faut présumer que toutes les futures mamans prennent de l’alcool, estime pour sa part Mme Létourneau. Cela permet de creuser davantage le sujet et d’avoir de vraies réponses. Cela évite aussi de stigmatiser les femmes, car toutes sont interrogées sur ce sujet. » La chargée de projet est d’ailleurs l’une des auteures du récent rapport de l’ASPQ sur la prévention de la consommation d’alcool pendant la grossesse2. Dans le cadre de cette recherche, elle a mené une vingtaine d’entrevues semi-dirigées avec notamment des professionnels de la santé et des services sociaux, des personnes atteintes du trouble du spectre de l’alcoolisation fœtale et leur famille.

Selon Mme Létourneau, la consommation d’alcool devrait faire l’objet d’un suivi continu au cours de la grossesse. « Les experts et les mères nous expliquaient que souvent le sujet est discuté au début de la prise en charge, mais est clos si la maman ne consomme pas. On n’en reparle plus durant le reste de la grossesse. Pourtant, on sait maintenant qu’il peut y avoir des événements comme la pandémie qui viennent changer la vie et augmenter l’anxiété. » Et parfois, plusieurs rencontres sont nécessaires avant que la future mère ne confie prendre de l’alcool.

Idéalement, la question des effets de l’alcool sur le fœtus devrait être abordée avec toutes les femmes en âge de procréer. « On sait que 50 % des grossesses au Québec ne sont pas planifiées et que 29 % des femmes de 18 à 34 ans prennent de l’alcool de manière excessive, c’est-à-dire quatre verres ou plus en une même occasion », précise la chargée de projet.

Une idée floue des effets de l’alcool sur le fœtus

Bien des futures mères ignorent tout du trouble du spectre de l’alcoolisation fœtale. Dans le sondage Léger-ASPQ, 27 % des femmes enceintes ou ayant accouché récemment n’en avaient jamais entendu parler.

La Santé publique, consciente de ce fait, recommande aux professionnels de la santé d’explorer les connaissances des femmes enceintes. « Les questions ouvertes facilitent le dialogue avec la patiente, par exemple : “Que savez-vous des conséquences de la consommation d’alcool durant la grossesse sur le bébé ?”, “Que pensez-vous de la recommandation zéro alcool tout au long de la grossesse ?” », indique l’avis publié par le MSSS en 2016.

Plusieurs futures mères ont une idée des effets de l’alcool sur le fœtus, mais leurs connaissances restent floues. « Ce que plusieurs nous ont indiqué, c’est qu’elles comprennent que l’alcool n’est “pas bon pour le bébé”, mais elles ne savent pas pourquoi. Il faudrait leur expliquer les effets de l’alcool sur le fœtus, qu’il n’y a pas de seuil sûr et que ce produit est vraiment toxique pour le futur enfant. Je pense qu’il faut préciser la différence entre “pas bon pour le bébé” et toxique », mentionne Mme Létourneau.

Trouble du spectre de l’alcoolisation fœtale

Le trouble du spectre de l’alcoolisation fœtale est plus fréquent qu’on le pense. De 2 % à 3 % des enfants en seraient atteints, selon une étude menée à Toronto par l’Organisation mondiale de la Santé3. Aux États-Unis, selon une recherche effectuée dans quatre collectivités, la prévalence pourrait varier entre 1 % et 5 %4.

Mais en quoi consiste exactement ce trouble ? L’alcoolisation fœtale provoque un éventail d’effets liés à plus de 400 problèmes de santé potentiels. Le cerveau, le cœur, les reins, le foie, le squelette, les yeux, les oreilles peuvent être atteints. Environ 10 % des enfants ont, en outre, des traits du visage particuliers : lèvre supérieure mince, petite ouverture des yeux, sillon nasolabial plat, nez court et oreilles basses.

« Les répercussions de l’alcool sur le futur enfant dépendent du moment de la consommation, explique la Dre Paradis. Chaque organe présente une période de vulnérabilité qui lui est propre. Ce qui est particulièrement important de savoir, c’est que le cerveau, qui se développe durant toute la grossesse, peut être atteint en tout temps par l’alcool. »

Le diagnostic du trouble du spectre de l’alcoolisation fœtale est par ailleurs difficile à poser. « Comme cette affection touche principalement le cerveau, elle est peu visible. Environ 90 % des enfants atteints n’ont pas de traits faciaux caractéristiques. C’est souvent à l’âge de 5 ou 6 ans, quand les enfants arrivent à l’école, qu’on détecte le problème. Ils fonctionnent mal, ont de la difficulté en mathématiques ou à comprendre les concepts abstraits. Ils présentent également des troubles de mémoire. Il faut leur répéter les informations vingt fois alors qu’on n’aura qu’à les dire deux fois à un autre enfant », affirme la médecin-conseil.

L’alcoolisation fœtale peut également provoquer des trou­bles de développement. Elle en est même la première cause, tout comme elle l’est au Canada pour la déficience intellectuelle. Heureusement, la majorité des enfants exposés à l’alcool in utero présentent un quotient intellectuel dans les limites de la normale.

Mauvais diagnostics

Comme le trouble du spectre de l’alcoolisation fœtale est difficile à déceler, beaucoup d’enfants qui en sont atteints reçoivent un mauvais diagnostic. Par exemple, celui du trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). « Selon certaines études, jusqu’à 80 % des enfants qui ont subi une exposition prénatale à l’alcool seraient hyperactifs. Ils pourraient ainsi recevoir à tort un diagnostic de TDAH », mentionne la Dre Paradis.

Les difficultés de l’enfant peuvent aussi être confondues avec un trouble d’opposition. « L’enfant ne s’oppose pas ; il a un problème de mémoire. Il peut ne pas avoir la capacité de retenir ce qu’il a appris la veille et n’ose pas le dire. Il ne sait pas. Il est anxieux. Beaucoup d’enfants atteints du trouble du spectre de l’alcoolisation fœtale sont par ailleurs victimes de maltraitance parce que les gens pensent qu’ils n’écoutent pas. Mais c’est qu’ils ne comprennent pas », précise la médecin-conseil.

Le comportement social de ces enfants peut également être déroutant. « Ils n’ont pas de retenue. Ils peuvent, par exemple, embrasser le premier venu. Ils peuvent aussi se sauver et traverser la rue sans regarder. Avec eux, c’est une autre façon d’élever un enfant. Il faut beaucoup répéter, mais ils finissent par apprendre », assure la Dre Paradis.

À quels signes peut-on soupçonner une exposition prénatale à l’alcool ? Les indices sont peu spécifiques : hyperactivité, problèmes de motricité fine et globale, retard ou trouble du langage, manque d’autonomie, difficulté d’apprentissage, etc. Le diagnostic demande l’expertise d’une équipe multidisciplinaire. Quand le dossier médical de l’enfant comporte des informations prénatales, les cliniciens sont aiguillés plus rapidement. « Je recommande d’inscrire la consommation d’alcool durant la grossesse dans le dossier de la mère et par la suite dans celui de l’enfant. Ainsi, les cliniciens pourront mieux comprendre les troubles inhabituels susceptibles d’apparaître », indique la médecin-conseil.

Campagne de sensibilisation

Comment réduire le risque d’alcoolisation fœtale ? Depuis la mi-avril, l’Association pour la santé publique du Québec a lancé une campagne de sensibilisation auprès des adolescentes et des jeunes femmes de 18 à 25 ans sur les médias sociaux, en Web télé et à la télévision. Le message : « Pendant la grossesse, on boit sans alcool. »

Mais la population générale aussi sera visée. « Pour éviter de surresponsabiliser les futures mamans, il faut mettre l’entourage et, plus largement, la société à contribution. Les gens doivent connaître les conséquences de la consommation d’alcool durant la grossesse et ce qu’est le trouble du spectre de l’alcoolisation fœtale. Plus la population sera sensibilisée à cette question, plus il sera facile pour les futures mamans de ne pas consommer d’alcool durant leur grossesse. Elles seront comprises, encouragées et soutenues », estime Mme Létourneau. //

Bibliographie

1. Léger. Consommation d’alcool et grossesse – Sondage auprès de femmes enceintes ou ayant récemment accouché, d’adolescent(e)s et de Québécois(e)s. Montréal : Association pour la santé publique du Québec ; 2020. 91 pages.

2. Masella M-A et Létourneau I. Entretiens individuels sur la prévention de la consommation d’alcool pendant la grossesse et du trouble du spectre de l’alcoolisation fœtale (TSAF) – Sommaire exécutif. Montréal : Association pour la santé publique du Québec ; 2020. 6 pages.

3. Popova S, Lange S, Chudley A et coll. Étude internationale de l’Organisation mondiale de la Santé sur la prévalence du trouble du spectre de l’alcoolisation fœtale (TSAF) : volet canadien. Toronto : Centre de toxicomanie et de santé mentale ; 2018. 94 pages.

4. May P, Chambers C, Kalberg W et coll. Prevalence of fetal alcohol spectrum disorders in 4 US communities. JAMA 2018 ; 319 (5) : 474-482. DOI : 10.1001/jama.2017.21896.