Le 10 juillet dernier, Venise, capitale de la région de la Vénétie au nord de l’Italie, a été le théâtre d’un événement que l’on peut qualifier d’historique, alors que les ministres des Finances et les gouverneurs des banques centrales du G20 (hormis un petit groupe de pays, dont l’Irlande et la Hongrie) se sont entendus sur le principe d’une révision radicale de la fiscalité internationale.
L’importance de cette avancée est mise en lumière par le fait qu’elle émane d’un organisme qui regroupe 19 grands pays développés et émergents ainsi que l’Union européenne, et qui représente les deux tiers de la population mondiale et plus de 90 % du produit mondial brut, c’est-à-dire la somme des produits intérieurs bruts (PIB) de tous les pays membres.
En pratique, ces représentants d’une portion éléphantesque de l’économie mondiale ont donné leur aval à un projet de taxation des entreprises multinationales que les États du G7 avaient approuvé à Londres, au mois de juin dernier.
Ce projet repose sur deux piliers, soit 1) une répartition équitable, entre les pays, des recettes fiscales provenant des 100 entreprises les plus rentables de la planète, incluant les Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) de ce monde, et 2) un impôt mondial sur les bénéfices des entreprises réalisant un chiffre d’affaires supérieur à 750 000 000 € (1 112 358 750 $ CA) à un taux effectif minimum de 15 % afin de dissuader les grandes sociétés de recourir à des paradis fiscaux à faible taux.
En clair, cet impôt mondial signifie qu’advenant le cas où les profits réalisés à l’étranger par une filiale d’une société canadienne étaient imposés en deçà de ce taux minimum, le gouvernement pourrait réclamer à cette société un impôt sur les bénéfices de sa filiale, et ce, à un taux égal à la différence entre le taux minimum et le taux appliqué dans le pays.
Réalisé sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le projet approuvé par le G7 puis par le G20 a été élaboré dans le Cadre inclusif sur l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (en anglais, Inclusive Framewok on BEPS [Base Erosion and Profit Shifting]). Ce Cadre est en fait un organe technique et politique qui rassemble 139 pays et juridictions dans le but d’améliorer la transparence et la collaboration fiscales entre les pays participants.
Lancé en 2012, le projet BEPS vise à créer un ensemble unique de règles fiscales internationales qui font consensus pour protéger l’assiette imposable et assurer aux contribuables une prévisibilité et une certitude accrues.
Implanté en 2015, le projet a débouché sur des mesures concrètes comme la déclaration pays par pays et les accords d’échange automatique de renseignements fiscaux. La première oblige les sociétés multinationales à produire une déclaration de revenus dans chaque pays où elles sont actives. Ce faisant, il est possible de mieux connaître leurs opérations réelles à l’échelle de la planète. La deuxième permet aux pays d’échanger automatiquement entre eux des déclarations de revenus d’entreprises et de contribuables.
Ces retombées tangibles du projet BEPS s’avèrent d’autant plus utiles qu’elles permettent aux pays membres d’obtenir des renseignements précieux pour percer l’hermétisme et l’opacité des paradis fiscaux.
Pour l’OCDE, le phénomène de l’érosion de la base d’imposition et du transfert de bénéfices découle de stratégies de planification fiscale qui exploitent les failles et les différences entre les règles nationales et internationales. Les manœuvres auxquelles s’adonnent des sociétés ont pour but de transférer artificiellement leurs bénéfices dans des pays ou territoires où elles n’exercent guère d’activités réelles, mais où ces profits sont faiblement taxés, de sorte que leur charge fiscale est faible, voire nulle.
Cette pratique nuit à l’équité et à l’intégrité des systèmes fiscaux, car les sociétés opérant dans plusieurs pays peuvent utiliser les stratégies d’érosion de la base d’imposition et de transfert de bénéfices pour obtenir un avantage concurrentiel par rapport à celles opérant à l’échelle nationale.
Afin de contrer et de prévenir ce phénomène, l’OCDE a élaboré la Convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices [en anglais, Multilateral Convention to Implement Tax Treaty Related Measures to Prevent BEPS]. Nommée également « Instrument multilatéral » (IM), la Convention modifie l’application des conventions fiscales bilatérales entre les juridictions participantes afin de permettre l’adoption de règles internationales et de réduire les possibilités d’évasion fiscale par les entreprises multinationales.
Le Canada a signé l’IM en 2017 et adopté, en 2019, le projet de loi C-82 (Loi mettant en œuvre une convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices). Quatre-vingt-quatre des 93 conventions fiscales canadiennes figurent aujourd’hui sur la liste des conventions couvertes visées par l’IM.
Il faut savoir que, depuis l’ère des gouvernements de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher et jusqu’à tout récemment, le monde était témoin d’une baisse continue des taux d’imposition des bénéfices des sociétés : de 38 % en 1993, la moyenne mondiale est passée à 24 % en 2021. Supérieur à 10 % dans certains endroits (p. ex. les îles anglo-normandes de Guernesey et de Jersey, l’île de Man et les Îles Vierges britanniques) en 2005, ce taux y a même été ramené à zéro en 2009.
Les choses ont commencé à bouger lors de la crise financière de 2007-2008 qui a contraint les États à intervenir pour sauvegarder leurs systèmes bancaires. Ils ont alors fini par reconnaître que la concurrence fiscale et la libre circulation des capitaux avaient leurs limites et, surtout, que l’érosion de leur base d’imposition et les transferts de bénéfices constituaient une menace gravissime. La pandémie de la COVID-19 de même que l’explosion des dépenses publiques qu’elle a provoquée ont amplifié cette prise de conscience alors que les États ont vu leurs déficits s’embraser et saisi par le fait même l’urgence de stabiliser leurs recettes.
Il va sans dire que l’entrée en scène d’un nouveau président américain plus conciliant et coopératif que son prédécesseur s’est avérée un facteur déterminant dans la mesure où des impératifs politiques majeurs obligent Joe Biden à changer drastiquement la politique fiscale des États-Unis. Pensons à son programme d’investissement dans les infrastructures et les énergies propres qui va requérir des sommes d’argent titanesques, ou encore aux relations tendues avec la Chine, deuxième économie mondiale qui est en voie de devenir la première puissance économique de la planète.
D’aucuns évoquent maintenant « la fin des paradis fiscaux », une prédiction qui peut sembler téméraire dans la mesure où elle reprend mot pour mot celle formulée par un ancien président de la République française, il y a 12 ans maintenant.
De fait, le défi d’encadrer la concurrence fiscale avec des limites convenues multilatéralement est loin d’être relevé. D’abord, parce qu’il y a des pays qui n’ont pas souscrit à l’accord, ensuite, parce que des travaux techniques doivent être parachevés et qu’un plan de mise en œuvre effective en 2023 est à élaborer. De plus, plusieurs pays ne disposent pas des moyens ni des ressources pour appliquer et faire respecter les mesures.
Fait à noter, les États-Unis n’ont pas signé l’IM ! Le président Biden a beau clamer America is back, cela ne signifie pas pour autant que nos voisins du sud vont concourir à la réussite d’une démarche internationale s’ils en viennent à la conclusion qu’elle est susceptible de nuire à leurs intérêts ou d’affaiblir leurs positions dans le monde.
Force est de reconnaître qu’en dépit des progrès indéniables des dernières années, et plus particulièrement de la récente avancée historique, il y a toujours loin de la coupe aux lèvres avant d’assister à la fin des paradis fiscaux. //
Note de la rédaction. Ce texte a été écrit, révisé et mis en pages par Conseil et Investissement Fonds FMOQ inc. et ses mandataires. Il n’engage que ses auteurs.