Et si le marché n’était pas parfait ?
La société économique dans laquelle nous vivons est d’une complexité extraordinaire. Quand on y pense, des millions de biens et services sont produits chaque jour pour combler les besoins et les désirs des milliards d’individus d’un bout à l’autre de la planète. Un exercice de coordination qui frappe l’imaginaire lorsque l’on sait que les ressources servant à satisfaire nos appétits insatiables sont, pour ainsi dire, limitées. Bien que des écarts parfois importants s’installent entre les nantis et les moins fortunés, force est de constater que sur le long terme, le niveau de vie de tout un chacun s’améliore. Dans un environnement où le chaos est omniprésent, la société progresse et l’harmonie sociale perdure, même si rien n’est parfait. Comment expliquer le phénomène ?
Adam Smith, généralement reconnu comme le père de la science économique, était en admiration devant les succès d’un Empire britannique en émergence. Une question titillait son esprit et sa réflexion : « Comment une société peut-elle coordonner les activités indépendantes d’un très grand nombre d’acteurs économiques — producteurs, transporteurs, distributeurs vendeurs, consommateurs — qui ne se connaissent pas et pour la plupart ne se rencontreront probablement jamais ? » Sa vision novatrice était qu’une coordination entre tous ces acteurs pouvait spontanément émerger, sans qu’aucune personne ou institution ne tente consciemment de la créer ou de la maintenir. Ce raisonnement rompait avec les acquis anciens selon lesquels les gouvernants devaient imposer l’ordre auprès de leurs sujets, fût-il social ou économique.
Frappé d’une intuition quasi divine, Smith envisageait un environnement dans lequel les individus étaient mus par la simple force de leur intérêt personnel. Ainsi, chacun cherche à maximiser son bien-être personnel sans se soucier (ou si peu) de celui d’autrui. Tous sont alors confrontés à une masse d’individus motivés de la même manière. Que l’un d’entre eux, emporté par son avidité, fasse payer trop cher son produit ou qu’il refuse de payer dignement ses travailleurs, il perdra ses clients et ses employés au profit d’un concurrent moins gourmand. L’égoïsme, moteur du développement, est ainsi tenu en laisse par la concurrence entre les acteurs économiques.
Dans cet environnement imaginé par Smith, les prix font office de signal conduisant les agents vers le profit, la source de leur intérêt personnel. Des prix ou des salaires élevés incitent les producteurs et les travailleurs à fournir ce que la société demande. De même, des prix et des salaires élevés, en bridant la demande, constituent un mal qui se résorbe de lui-même. À l’autre bout du spectre, des prix ou des salaires faibles poussent les producteurs et les travailleurs à se retirer du marché, tout en stimulant la demande. Les pressions à la baisse sur les prix sont alors renversées. Le jeu de l’offre et de la demande ainsi décrit fait du marché un environnement autorégulé pour l’approvisionnement en biens et services au sein de la société et contribue donc au bien-être de tous. Sans le développer dans tous ses contours, Adam Smith anticipait déjà l’importance des marchés dans l’organisation des sociétés humaines :
Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme […] en cela, [ils sont pour ainsi dire conduits] par une main invisible, à remplir une fin qui n’entre nullement dans [leurs] intentions […]. Tout en ne cherchant que [leur] intérêt personnel, [ils travaillent] souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’[ils avaient] réellement pour but d’y travailler.
Adam Smith
La richesse des nations (1776)
Axé sur les libertés individuelles, ce système simple imaginé par Smith est donc censé réconcilier les intérêts privés, l’efficacité économique et l’atteinte d’une harmonie sociale. La « main invisible » n’est alors qu’une allégorie des forces du marché. Un principe d’équilibre automatique qui s’établit sur un marché en concurrence lorsque cette dernière agit comme rempart à l’égoïsme.
Le marché, les forces conjuguées de l’offre et de la demande, est un outil d’analyse économique puissant nous permettant de mieux cerner le monde dans lequel nous vivons. Cependant, pour que la « main invisible » opère sans écueil, une hypothèse est cruciale : le marché doit s’exprimer dans un environnement « parfaitement concurrentiel ». Dans un tel cadre, les acteurs du marché, entreprises ou consommateurs, ne doivent avoir aucune influence « individuelle » sur le prix des biens et services vendus dans notre économie. Exprimée autrement, la concurrence parfaite exclut tout pouvoir de monopole, une situation de marché dans lequel un vendeur pourrait sinon contrôler, à tout le moins influencer les prix afin d’optimiser son profit.
Pour que la parfaite concurrence s’exprime, un marché doit-être exempt de barrières à l’entrée, par exemple, l’information sur la qualité des biens des compétiteurs doit y circuler librement et, en principe, il ne devrait pas y avoir de dépenses en publicité et marketing, car les biens vendus par différentes entreprises sont considérés quasi identiques. Vous l’aurez compris, le monde dans lequel nous vivons est parfois très loin de présenter ce genre de caractéristiques. Les économistes parleront alors de concurrence monopolistique ou de marché imparfait — une situation où un producteur cherche à se différencier de ses concurrents grâce aux caractéristiques de ses produits, son positionnement de marché ou son plan de communication marketing. Si pour la plupart des consommateurs un Big Mac n’est pas la même chose qu’un Whopper ou un Teen Burger, pourtant tous des hamburgers, le plan marketing d’une sandwicherie aura frappé dans le mille, et l’entrepreneur profitera d’un excédent de profit attribuable au monopoleur. La « main invisible » n’est alors qu’un guide imparfait.
Adam Smith n’était pas dupe. Il comprenait d’emblée que la recherche de l’intérêt personnel pouvait conduire à d’importants conflits au sein de la société. Pour être juste, équitable et moral, l’égoïsme se doit en certaines occasions d’être encadré par un système de règles sociales. Cette réalité est particulièrement évidente lorsqu’un marché naturel ne peut émerger de lui-même. Prenons pour cause le marché du carbone.
La pollution par des gaz à effet de serre (GES) qui émane de l’activité humaine, agitation égoïste ayant pour quête le profit, ne peut s’autoréguler d’elle-même puisqu’un marché limitant sa présence n’émerge pas de façon spontanée au sein de nos sociétés. Il n’existe, par exemple, aucun marché « naturel » sur lequel un amant de la nature peut offrir un incitatif ou imposer un tarif à un pollueur pour que ce dernier réduise ses émissions. L’intervention d’un tiers parti est alors indispensable. Un gouvernement bienveillant a le loisir de créer un tel marché « artificiel » pour encadrer l’activité indésirable et mener, nous le souhaitons, la société vers un plus haut échelon d’harmonie collective. La « main invisible » n’est donc pas toujours un acte divin.
Vision intuitive et novatrice, mais pas encore complètement aboutie, la « main invisible » sera développée par et pour les héritiers d’Adam Smith comme une allégorie représentant les forces du marché. Un principe d’équilibre automatique qui s’établit lorsque le marché est en concurrence parfaite. Bien que puissant, l’outil d’analyse se doit d’être manipulé avec soin. Les hypothèses entourant son utilisation ne sont pas toujours réunies. Si l’on accepte la « main invisible » comme une allégorie des forces du marché, il faut alors convenir que cette dernière n’est pas toujours porteuse d’harmonie sociale. Comme en font foi le capitalisme débridé ou sauvage et le laissez-faire à outrance qui sont des exemples de marchés « imparfaits » et non l’inverse. //
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