l’apport de médecins engagés
Ils ont une cause qui leur tient à cœur et y consacrent bénévolement temps et énergie. Rencontre avec six médecins de famille engagés.
Il y a dix ans, alors qu’elle entamait ses études en médecine, la Dre Claudel Pétrin-Desrosiers a lu un article du Lancet qui affirmait que les changements climatiques constituaient la plus grande menace du 21e siècle pour la santé. « La plus grande menace, et on n’en entendait pas parler, même pas dans les cours de médecine ? J’étais sous le choc. Comme future médecin, je sentais que j’avais la responsabilité de faire quelque chose. »
Depuis, celle qui est aujourd’hui présidente de l’Association québécoise des médecins pour l’environnement (AQME) œuvre sans relâche à sensibiliser les gouvernements, le monde médical et la population à l’urgence d’agir. Sous sa direction, l’AQME s’est d’ailleurs associée à Santé Urbanité aux dernières élections municipales pour lancer Je vote pour ma santé, une initiative qui conviait les candidats à poser des gestes concrets pour l’environnement. « Les actions pour le climat sont des actions pour la santé », souligne la Dre Pétrin-Desrosiers qui a cofondé en 2019 La planète s’invite en santé, un regroupement de professionnels de la santé qui se mobilisent face à la crise climatique.
En train de terminer une maîtrise en environnement et en développement durable, la médecin de famille de 29 ans figure dans le classement des cent Canadiennes les plus influentes de 2021 du Réseau des femmes exécutives (WXN). Entre autres distinctions, elle a aussi reçu le Prix de leadership Dr-Brian-Brodie pour apprenants en médecine 2020 de l’Association médicale canadienne.
Entrevues dans les médias, conférences dans les hôpitaux, lettres ouvertes, participation au comité sur le développement durable du CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal… la Dre Pétrin-Desrosiers est totalement investie dans la cause climatique. Elle est même l’auteure d’une conférence TEDx, intitulée : « Parlons de changements climatiques pour sauver des vies ».
« Les médecins disposent d’un certain rapport de force par rapport aux politiques gouvernementales, dit l’omnipraticienne qui exerce au GMF du CLSC de Hochelaga-Maisonneuve. Pour défendre les intérêts de nos patients et sauver des vies grâce à des mesures d’adaptation climatique, il faut faire des pressions politiques. Selon notre code de déontologie, nous avons le devoir de protéger la santé individuelle et collective des gens. Et en ce moment, au-delà de la pandémie, ce sont les changements climatiques qui vont peser le plus sur la santé. »
Pour la Dre Pétrin-Desrosiers, les risques concernant l’environnement doivent désormais être pris en considération dans les soins au patient. « À l’approche des vagues de chaleur, nous pouvons questionner notre patient sur son logement ainsi que sur son accès à la climatisation et à des espaces verts. Si un événement météorologique extrême survient, il faut se préparer à offrir des soins de santé mentale. »
L’omnipraticienne plaide aussi pour un virage environnemental du réseau de la santé, responsable d’environ 5 % des émissions annuelles de gaz à effet de serre de la province. Elle est d’ailleurs à l’origine d’une pétition sur le site de l’Assemblée nationale du Québec demandant la carboneutralité du réseau d’ici 2040. « Actuellement, il n’y a ni objectifs clairs, ni vision commune, ni stratégie gouvernementale pour réduire l’empreinte carbone. C’est paradoxal, mais notre système de santé contribue au fardeau des maladies liées au climat. »
Les premières actions marquantes de la Dre Pétrin-Desrosiers remontent par ailleurs à son passage à la Fédération internationale des associations des étudiants en médecine. C’est là qu’elle a d’abord aiguisé son leadership. Elle a notamment représenté 1,3 million d’étudiants aux conférences de l’ONU sur les enjeux climatiques, dont celle de l’Accord de Paris sur le climat de 2015. Cette année-là, elle a également fait partie de l’équipe qui a négocié avec succès l’intégration de la santé dans l’entente.
Bien avant la Dre Pétrin-Desrosiers, d’autres médecins se sont battus pour l’environnement. Il y a 20 ans, le Dr Jean Zigby, maintenant directeur des soins palliatifs au CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal, a décidé d’agir. Après la naissance de ses enfants, il s’était mis à ressentir un malaise devant les effets nocifs du système de santé sur l’environnement. Il a alors convaincu le CLSC Côte-des-Neiges, où il pratiquait à l’époque, d’adopter une série de mesures vertes. Puis il a cofondé en 2006 Synergie Santé Environnement, un organisme sans but lucratif qui aide les établissements de santé à réduire leur empreinte environnementale.
« De plus en plus de gens de tous les départements des établissements de santé veulent agir », constate le médecin, aujourd’hui président du conseil d’administration de l’organisme qu’il a créé. Néanmoins, à l’instar de la Dre Claudel Pétrin-Desrosiers, il déplore le manque de volonté politique. « Ils n’entendent pas les cris des scientifiques », indique celui qui a présidé l’Association canadienne des médecins pour l’environnement pendant une dizaine d’années.
Le Dr Jean Zigby se réjouit cependant du nombre grandissant de médecins qui s’engagent dans la lutte contre le réchauffement planétaire. D’ailleurs, il fait du mentorat pour aider de jeunes médecins à devenir de meilleurs influenceurs. « Les médecins ne se rendent pas assez compte qu’ils ont la capacité d’influencer les décideurs. »
Adolescente, la Dre Delphine Boury-Simoes rêvait de travailler pour Médecins sans frontières. « Aujourd’hui, je sais qu’il n’est pas nécessaire d’aller loin pour aider les gens. Ici même, les besoins sont énormes. » Depuis plus d’un an, la médecin de famille fait du bénévolat à la Clinique pour les personnes migrantes à statut précaire de Médecins du monde, à Montréal. Environ 50 000 personnes n’auraient aucune couverture médicale au Québec, selon l’Institut universitaire Sherpa.
Parmi les gens que la Dre Boury-Simoes soigne gratuitement, plusieurs sont gravement malades. « Lorsqu’un patient a le diabète, on ne peut pas rater le diagnostic : les résultats de sa glycémie sont extrêmes, des organes sont atteints. Les gens ont des affections chroniques qui n’ont pas été traitées depuis des années. Ils viennent consulter lorsqu’ils ne sont plus capables de travailler. »
Impossible pour l’omnipraticienne d’oublier cet homme qui a survécu à un infarctus sans avoir été soigné et dont l’état cardiovasculaire était misérable. Cette femme qui a consulté pour une masse au sein et qui s’est vu offrir des soins palliatifs, tant le cancer était avancé. Ou cette autre patiente, enceinte et atteinte de la syphilis. « On lui a donné des injections de pénicilline qui sont très douloureuses. Normalement, le traitement est administré par voie intraveineuse, mais la clinique pour personnes migrantes a des ressources limitées », explique la Dre Boury-Simoes.
La médecine humanitaire pose en effet de grands défis pour les traitements comme pour les examens. Ainsi, Médecins du monde compte sur la générosité de cliniques de radiologie privées qui lui offrent gratuitement un certain nombre de radiographies. « Je dois décider lequel de mes patients aura cet examen. Le monsieur qui fait une pneumonie va obtenir sa radio, mais la dame qui a une douleur au pied depuis longtemps devra attendre. »
Même chose pour les analyses de sang. « Des laboratoires en effectuent gracieusement pour nous, et ça nous aide beaucoup, poursuit-elle. Toutefois, je ne peux pas obtenir un dosage d’APS pour le cancer de la prostate, par exemple. Quant aux médicaments, je prescris seulement ce qui est nécessaire pour la durée nécessaire », indique la Dre Boury-Simoes, qui exerce également comme médecin dépanneur, en plus de faire de la télémédecine pour l’entreprise Dialogue.
Sans les ressources du système de santé, le médecin doit plus que jamais utiliser son jugement clinique, affirme l’omnipraticienne. C’est le cas, par exemple, quand un patient a des symptômes de diverticulite. « Je vais lui expliquer que je devrais normalement lui faire passer une tomodensitométrie abdominale pour confirmer mon diagnostic. Mais comme c’est impossible, je lui prescris quand même un traitement antibiotique. » Évidemment, il est essentiel de tout consigner dans les notes cliniques.
Malgré les difficultés, la Dre Delphine Boury-Simoes retire une grande satisfaction de son engagement envers les migrants. « Offrir des soins de santé à des personnes qui n’en auraient pas autrement, c’est très valorisant. Par ailleurs, je trouve que c’est une bonne chose de bien réfléchir à chaque ordonnance que l’on fait et à chaque analyse que l’on demande. Comme médecin, il faudrait le faire davantage dans notre pratique courante ! »
Également bénévole à Médecins du monde, le Dr Louis-Christophe Juteau exerce pour sa part auprès des personnes sans domicile fixe. Une soirée par mois, il va à leur rencontre en parcourant des secteurs chauds de Montréal, à bord de la Clinique mobile de l’organisme, une camionnette transformée en salle de consultation.
L’accent est mis sur les soins de première ligne, indique le médecin de famille qui pratique en collaboration avec des infirmières et des travailleurs de rue de différents organismes. « On traite des problèmes de santé aigus, comme des plaies et des infections, dont des infections transmissibles sexuellement et par le sang. On fait aussi de la vaccination. En ce qui concerne les dépendances, on a une approche de réduction des méfaits. On distribue du matériel de consommation, comme des seringues et des garrots, et on dirige les gens vers les ressources appropriées. »
La Clinique mobile accueille un grand nombre de patients inuits, une communauté surreprésentée dans la population en situation d’itinérance, selon le Dr Juteau. « Ces personnes ont souvent des traumatismes liés aux soins, déplore-t-il. Il est donc important de leur offrir une expérience positive. Pour cela, il faut faire preuve d’ouverture, d’empathie, et prendre son temps. Par exemple, je leur propose de venir discuter de leur problème de santé dans la camionnette et je leur présente un traitement. C’est ensuite à elles de décider. Je ne force rien. »
Dans sa pratique habituelle, le Dr Juteau est chef du service de médecine des toxicomanies au CHUM et médecin de famille au GMF-U Notre-Dame. Il exerce également à la clinique communautaire Dopamed, créée par Dopamine, un organisme de soutien aux personnes qui consomment des drogues.
L’omnipraticien de 36 ans donne de son temps à Médecins du monde depuis qu’il est résident en médecine familiale. Cela fait maintenant dix ans. Qu’est-ce qui le motive ? « Le fait d’aider des personnes qui ne sont pas jointes par le système de santé, répond-il. Le réseau compte plusieurs barrières administratives et organisationnelles à l’accès aux soins, à commencer par la nécessité d’avoir en main une carte d’assurance maladie valide. Il faut aussi se présenter au lieu et au moment prévus, ce qui est souvent complexe pour les gens dans une situation psychosociale difficile. »
La Clinique mobile permet par ailleurs de reconnecter certaines personnes au réseau de la santé. Le Dr Juteau se souvient d’un ex-détenu qu’il a rencontré à ses débuts comme médecin bénévole. L’homme avait plusieurs problèmes de santé, dont une cirrhose avancée. Le Dr Juteau a peu à peu gagné sa confiance, au point de devenir son médecin de famille. Ce patient a eu un premier cancer du foie, qui a été traité, puis un deuxième, incurable. L’omnipraticien l’a accompagné jusqu’à l’aide médicale à mourir. « Mon patient a été soigné, entouré. Lors de la récidive de son cancer, il a pu rencontrer des spécialistes, prendre des décisions éclairées, me parler de ses volontés de fin de vie. Rien de cela n’aurait été possible s’il était resté en marge du système. »
L’engagement du Dr Louis-Christophe Juteau envers Médecins du monde teinte toute sa pratique. « Maintenant, je connais bien les failles du système. Partout où je travaille, j’essaie d’améliorer l’accès aux soins. C’est parfois aussi simple que de conserver une copie de la carte d’assurance maladie des personnes qui ont tendance à la perdre. Mais le plus important, c’est de montrer qu’à l’intérieur du réseau de la santé, il est possible de recevoir des soins adaptés, accueillants et sûrs. »
Passionnée de sport et de plein air, la Dre Anne Sophy Lainesse a eu un coup de cœur pour la fondation Sur la pointe des pieds qui organise des expéditions d’aventure pour les jeunes atteints de cancer. « Pour avoir fait une excursion de dix-huit jours en nature lorsque j’étais au cégep, je sais combien cette expérience peut être transformatrice. Quand j’ai découvert cette fondation, j’ai tout de suite voulu faire partie des médecins bénévoles qui accompagnent les jeunes. »
À l’automne 2020, la Dre Lainesse prend contact avec l’organisme et se soumet au processus de sélection des accompagnateurs. Elle est choisie. Mais pandémie oblige, la plupart des expéditions ont déjà été reportées. « En attendant une reprise des activités, je tenais à m’investir d’une autre façon pour cette cause, dit la médecin de famille du GMF Saint-Alexandre, à Gatineau. J’ai alors pensé à ma mère qui confectionnait mes vêtements quand j’étais enfant. Et j’ai eu l’idée de coudre des vêtements et de les vendre au bénéfice de la fondation. »
Petit problème : la Dre Lainesse ne sait pas coudre, du moins pas encore. Après quelques essais-erreurs, elle réussit toutefois à fabriquer des vêtements de plein air qui ont du style, ayant manifestement hérité des talents de couturière de sa mère. D’ailleurs, ses créations trouvent vite preneur auprès de son entourage et des abonnés de sa page Instagram (YellowBoxApparel).
« Mon projet prend une belle ampleur, s’étonne l’omnipraticienne. Je suis touchée. Je fais d’une pierre deux coups : les gens se procurent un vêtement sur mesure, et je donne des sous à une fondation dont la mission me tient à cœur. » Au moment de l’entrevue, en novembre, elle s’apprêtait à remettre 1000 $ à Sur la pointe des pieds, soit la totalité de ses profits des derniers mois.
Cette année, la Dre Anne Sophy Lainesse espère enfin prendre part à une expédition. « Les jeunes atteints de cancer sont coupés de leurs amis, de l’école, de la vie normale. Vivre une aventure avec d’autres jeunes de leur âge leur permet de sortir de leur quotidien d’ados malades, de relever des défis, d’acquérir de la confiance en eux, de retrouver espoir en la vie. C’est bien plus qu’une expédition, c’est une activité thérapeutique. » //