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Démence et intelligence artificielle

les nouvelles pistes

Élyanthe Nord  |  2022-03-30

L’intelligence artificielle fascine. Sa capacité décuplée de traiter des quantités énormes d’informations offre de formidables possibilités. Qu’en est-il dans un domaine comme la démence où les inconnues sont nombreuses et les signes précurseurs très subtils ? Les algorithmes créés par les réseaux de neurones artificiels pourraient-ils poser de meilleurs diagnostics que les cliniciens ?

Dr Christian Bocti

Deux applications semblent particulièrement prometteuses aux yeux du Dr Christian Bocti, chercheur et directeur du Service de neurologie du CIUSSS de l’Estrie-CHUS. La première est une version électronique du test de l’horloge. « Il s’agit d’un système qui analyse le trait de crayon et la stratégie utilisée par le patient pour dessiner l’horloge. Grâce à l’analyse par intelligence artificielle du patron et de la planification du dessin, on peut obtenir un diagnostic de démence », explique-t-il.

Le test, le DCTclock, est effectué à l’aide d’un stylo électronique ou d’une tablette qui permettent de capter des centaines de variables, comme la rapidité du crayon, la durée de son utilisation ou la répartition des pauses. « Le logiciel de l’algorithme numérique utilisé dans le DCTclock peut mesurer les processus cognitifs, c’est-à-dire la vitesse de la pensée, l’efficacité et le temps nécessaire à la prise de décision en enregistrant le temps où le crayon est en contact avec la page et le temps où il ne l’est pas », indiquent, dans Neurology, la Dre Dorene Rentz, de l’Hôpital général du Massachusetts, et ses collaborateurs1.

Le dessin lui-même est également analysé par le système : la précision du cercle de l’horloge, l’emplacement des chiffres, l’exactitude de la position des aiguilles, la taille du croquis, etc. « Ces paramètres fins offrent des informations additionnelles détaillées sur la performance qui ne sont normalement pas obtenues par les techniques habituelles », indiquent les chercheurs, dont l’un travaille pour Linus Health, l’entreprise qui commercialise le test.

La Dre Rentz et son équipe se sont intéressées entre autres au lien entre les résultats du test de l’horloge et la présence de plaques amyloïdes et de protéines tau chez des adultes cliniquement normaux. Pour leur étude, ils ont recruté 264 sujets âgés à qui ils ont fait passer le DCTclock et une évaluation neuropsychologique standard. La moitié du groupe a également passé une tomographie par émission de positons pour détecter les dépôts d’amyloïdes et de protéines tau. Les chercheurs ont aussi recruté 36 participants atteints d’un début de maladie d’Alzheimer ou d’un trouble cognitif léger1.

Quelle a été l’efficacité du DCTclock ? Ce test, qui demande moins de cinq minutes, a permis de différencier les sujets cliniquement normaux de ceux qui avaient un trouble cognitif léger ou un début de maladie d’Alzheimer aussi bien que les méthodes classiques. Toutefois, il repérait plus efficacement les participants normaux qui présentaient une accumulation d’amyloïdes et de protéines tau. « En explorant davantage les détails de la performance du raisonnement spatial, nous avons constaté que la disposition des nombres autour du cadran de l’horloge et l’emplacement des aiguilles étaient associés aux dépôts de plaques amyloïdes et à l’augmentation de la présence de la protéine tau dans l’aire entorhinale et les régions temporales inférieures du cortex », affirment les chercheurs.

Le test numérique de l’horloge permet ainsi, grâce à ses nouveaux marqueurs, de repérer des déficiences au stade préclinique. « La validation de telles mesures numérisées a le potentiel de fournir un outil efficace pour détecter les changements cognitifs précoces au cours de la maladie d’Alzheimer », estime l’équipe de la Dre Rentz.

Ce test a par ailleurs été sélectionné par le magazine Time comme l’une des cent meilleures inventions de 2021. Le Dr Bocti a rapidement voulu en savoir plus sur ce produit peut-être intéressant pour la Clinique de mémoire de l’Insdtitut universitaire de gériatrie de Sherbrooke où il pratique. « J’ai communiqué avec la compagnie Linus Health à la fin de 2021. Ils vendaient leur système 300 dollars américains par mois. Qui va payer cette somme ? », demande le clinicien.

Analyse du langage

Une autre application de l’intelligence artificielle est également intéressante, selon le Dr Bocti : l’analyse du langage. « L’approche consiste à étudier le discours d’une personne qui décrit une image standardisée. On peut ainsi obtenir le pourcentage de probabilité de démence. La technique ne nécessite que quelques minutes de narration. C’est vraiment très fort. Ce sont des chercheurs ontariens qui ont mis cette technique au point », explique le neurologue, lui-même chercheur clinicien au Centre de recherche sur le vieillissement de l’Université de Sherbrooke.

Les premières données remontent aux années 2015. « Bien que les troubles de la mémoire constituent le principal symptôme de la maladie d’Alzheimer, les problèmes de langage peuvent être un marqueur important », expliquaient alors les Drs Kathleen Fraser et Frank Rudzicz, de l’Université de Toronto, et le Dr Jed Meltzer, du Rotman Research Institute, dans leur étude publiée dans le Journal of Alzheimer Disease2. Ils avaient entraîné un réseau de neurones avec les descriptions verbales d’une image faites par 167 personnes atteintes d’alzheimer et 97 sujets témoins. À partir de variables linguistiques et acoustiques, leur système avait réussi à distinguer les participants souffrant de démence avec une précision de plus de 81 %. « Quatre facteurs clairs émergent : les déficiences sémantiques, les anomalies acoustiques, les faiblesses syntaxiques et les lacunes sur le plan des informations », indiquaient les chercheurs.

La technique, commercialisée par Winterlight Labs, permet maintenant d’extraire plus de 550 caractéristiques de la parole et du langage. En plus des variables acoustiques, elle analyse les éléments linguistiques, comme le choix des mots, la structure des phrases et la cohérence des idées. L’entreprise affirme que ses biomarqueurs numériques actuels peuvent faire la distinction entre la maladie d’Alzheimer et le vieillissement sain avec une précision de 91 % dans un récit de deux minutes.

Mais l’analyse du langage pourrait offrir plus. Des chercheurs de Winterlight Labs ont montré, dans une petite étude, que l’évaluation automatisée de la parole pourrait détecter les premiers signes de troubles cognitifs et permettre de suivre la progression de la maladie3. Le test peut maintenant être effectué à l’aide d’un téléphone intelligent ou d’une tablette. Le système est actuellement utilisé dans une douzaine d’études cliniques et employé dans plusieurs pays, affirme le fabricant.

Prédire l’apparition de la démence

L’intelligence artificielle ne donne cependant pas toujours des résultats aussi éblouissants qu’ils le paraissent. Une étude récente, par exemple, indique que des algorithmes produits par apprentissage automatique peuvent prédire avec une exactitude de 91&npsp;% l’apparition de la démence dans les deux années qui suivent l’évaluation initiale grâce à seulement six variables facilement accessibles4.

Pour parvenir à ces résultats, des chercheurs britanniques, la Dre Charlotte James et ses collaborateurs, ont entraîné leur réseau de neurones avec un échantillon de 15 307 dossiers de patients initialement sans démence suivis dans les cliniques de mémoire du National Alzheimer Coordinating Center, aux États-Unis. Dans ce groupe, 1568 ont reçu un diagnostic de démence au cours des deux ans qui ont suivi leur évaluation initiale. Les algorithmes ont réussi à repérer non seulement la majorité des personnes atteintes, mais aussi jusqu’à 84&npsp;% des 130 participants qui avaient reçu un diagnostic erroné (encadré).

Les algorithmes créés par intelligence artificielle ne dépassent cependant pas encore le clinicien. Parce que l’une des variables dont ils se servaient était… le jugement clinique du médecin quant au déclin cognitif. « L’intelligence artificielle prenait en considération l’évaluation clinique. La véritable avancée se produira quand un algorithme pourra détecter le déclin cognitif mieux que le clinicien. Et à ma connaissance, ce n’est pas encore fait », mentionne le Dr Bocti.

Encadré

Diagnostics de démence erronés

Directeur du Service de neurologie du CIUSSS de l’Estrie-CHUS, le Dr Christian Bocti a été ébranlé par un détail de l’étude de la Dre Charlotte James et de ses collaborateurs : le taux de faux positifs particulièrement élevé parmi les patients des cliniques de mémoire du National Alzheimer Coordinating Center, aux États-Unis4.

Sur les 1568 personnes qui ont reçu un diagnostic de démence au cours des deux ans qui ont suivi leur évaluation initiale, 130 ont été mal diagnostiquées, ont découvert les chercheurs. Le taux de faux positifs allait de 7 % à 19 % selon l’évaluation utilisée. De nombreux sujets ne répondaient ainsi plus aux critères de démence au cours des 24 mois qui se sont écoulés après leur diagnostic.

« Ces chiffres sont effarants. C’est vraiment une donnée intéressante. Cela signifie que les tests que l’on utilise et le diagnostic que l’on pose ne sont peut-être pas aussi stables qu’on aimerait que le croire », indique le neurologue et professeur titulaire à l’Université de Sherbrooke.

D’autres études ont déjà montré le même phénomène. « L’équipe du Dr David Bennett, de Chicago, a publié un article avec les données individuelles des patients qui montre une énorme variabilité avec le temps5. Comme n’importe quel système biologique, les fonctions cognitives fluctuent beaucoup d’un moment à l’autre, d’une semaine à l’autre. Toutes sortes de facteurs jouent », explique le Dr Bocti.

Le diagnostic de démence ne serait donc pas aussi définitif qu’on le pensait, du moins sur une période de 24 mois. « L’étude de la Dre James montre entre autres que les performances cognitives peuvent se modifier au cours des deux années qui suivent le diagnostic. L’état de certaines personnes s’améliore et celui d’autres personnes, se détériore. C’est un élément important à connaître. Il ne faut donc peut-être pas se fier à un seul test, mais plutôt chercher à établir la persistance du déclin cognitif au fil du temps. La reconnaissance des maladies neurodégénératives à leur début demeure un défi. »

De la poudre aux yeux

Le but premier de l’équipe de la Dre James était toutefois d’utiliser l’intelligence artificielle pour déterminer la méthode optimale pour prédire les futurs cas de démence au cours des 24 prochains mois.

Les algorithmes ont réussi à le faire en n’utilisant que six variables :

h le déclin cognitif du patient selon le jugement clinique du médecin, comme il a été mentionné ;

h le temps pour effectuer la partie B du test des tracés (Trail Making Test)* ;

h trois composantes de l’échelle d’évaluation clinique de la démence :

• l’orientation ;
• la mémoire ;
• la vie à la maison et les loisirs ;

h le degré d’autonomie.

Le Dr Bocti est loin d’être impressionné. « Nous avons des données qui datent d’au moins vingt ans qui en viennent aux mêmes conclusions sans le recours à l’intelligence artificielle. Depuis au moins les années 1990, on sait que les meilleurs facteurs prédictifs de la démence sont entre autres la mémoire épisodique et la vitesse de traitement de l’information », explique le neurologue.

Le Dr Bocti lui-même recourt à l’intelligence artificielle comme chercheur. Ses travaux, en collaboration avec l’équipe du Pr Kevin Whittingstall, de l’Université de Sherbrooke, portent cependant sur l’anatomie. « On utilise l’apprentissage profond pour extraire automatiquement la structure des vaisseaux sanguins du cerveau », explique-t-il. Des variantes anatomiques de certaines artères peuvent être liées à la gravité des maladies vasculaires cérébrales et à leurs symptômes. L’équipe du Dr Bocti utilise donc des réseaux de neurones à circonvolution pour analyser ces modifications. « Une de mes étudiantes tente de les lier aux démences. C’est un travail d’analyse d’imagerie par résonance magnétique. On ne peut pas diagnostiquer ainsi les démences, mais on peut évaluer l’association entre le diamètre des artères cérébrales et la performance cognitive. »

Ainsi, dans le domaine de la démence, les recherches se servant de l’intelligence artificielle se font sur tous les plans. Grâce à certaines, des outils pratiques sont en train d’émerger. Les diagnostics pourraient bientôt être plus faciles, plus rapides et plus exacts. //

* Le test des tracés consiste à relier le plus rapidement possible, de manière alternée et dans un ordre croissant, des chiffres et des lettres répartis sur une feuille de papier.

Bibliographie

1. Rentz D, Papp K, Mayblyum D et coll. Association of digital clock drawing with PET amyloid and Tau pathology in normal older adults. `Neurology 2021 ; 96 : e1844-54. DOI : 10.1212/WNL.0000000000011697.

2. Fraser K, Meltzerb J et Rudzicz F. Linguistic features identify Alzheimer’s disease in narrative speech. J Alzheimer Dis 2016 ; 49 (2) : 407-22. DOI : 10.3233/JAD-150520.

3. Robin J, Xu M, Kaufman L et coll. Using digital speech assessments to detect early signs of cognitive impairment. Front Digit Health 2021 ; 3 : 749758. DOI : 10.3389/fdgth.2021.749758.

4. James C, Ranson J, Everson R et coll. Performance of machine learning algorithms for predicting progression to dementia in memory clinic patients. JAMA Netw Open 2021 ; 4 (12) : e2136553. DOI : 10.1001/jamanetworkopen.2021.36553.

5. Yu L, Boyle P, Segawa E et coll. Residual decline in cognition after adjustment for common neuropathologic conditions. Neuropsychology 2015; 29 (3) : 335-343. DOI : 10.1037/neu0000159.