un problème organisationnel plus qu’individuel
Que faire pour lutter contre l’épuisement professionnel ? Apprendre des techniques de gestion du stress ? Suivre une formation sur la résilience ? Participer à un atelier sur la pleine conscience ? En fait, peut-être qu’aucune de ces mesures ne serait suffisante.
« Une spécialiste de la toute première heure, la Dre Christina Maslach, psychologue, le dit clairement depuis quelques années : l’épuisement professionnel n’est pas lié aux individus eux-mêmes, mais à l’environnement dans lequel ils travaillent. Autrement dit, ce serait avant tout un problème organisationnel, et non pas individuel », a expliqué Mme Laurie Kirouac, sociologue, dans sa conférence sur les déterminants sociaux de la santé psychologique au travail.
Il y a quelques années, un nouveau concept a commencé à apparaître : les risques psychosociaux. « C’est une notion qui ne cherche pas à mettre l’accent sur l’individu et sa capacité d’adaptation, mais plutôt sur l’environnement de travail et les facteurs organisationnels qui peuvent amener un certain nombre de travailleurs à être exposés au risque de vivre des problèmes de santé psychologique », mentionne la professeure adjointe au Département des relations industrielles de l’Université Laval.
Que sont ces risques psychosociaux ? L’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) les définit comme des facteurs liés à l’organisation du travail, aux pratiques de gestion, aux conditions d’emploi et aux relations sociales qui augmentent la probabilité d’apparition d’effets néfastes sur la santé physique et psychologique.
L’INSPQ a dressé une liste des risques les plus préoccupants au Québec :
h une charge de travail élevée ;
h une faible autorité décisionnelle ; « C’est, pour une personne, de ne pas vraiment avoir de contrôle sur les décisions qui la concernent dans son travail », dit la Pre Kirouac ;
h une faible reconnaissance au travail ; « Il peut s’agir autant de l’estime que des perspectives de promotion ou que de la rémunération » ;
h un faible soutien du supérieur ;
h le harcèlement psychologique.
« Les études montrent que l’exposition à un ou à plusieurs risques psychosociaux rendrait l’individu deux fois plus susceptible de souffrir de détresse psychologique », précise la conférencière. Et l’un des milieux où ces risques sont très présents est celui des soins de la santé.
Qu’en est-il des risques psychosociaux touchant les médecins ? Les études qui les concernent sont peu nombreuses. Néanmoins, on peut établir certains constats. « Sans surprise, avant la pandémie, on savait déjà que les médecins se plaignaient d’une charge de travail élevée, en plus d’horaires jugés insatisfaisants et manquant de flexibilité et d’un gros volume de travail lié à toutes les tâches administratives. Ils affirmaient aussi faire face à des demandes très élevées alors que les ressources pour y répondre sont insuffisantes. Et, enfin, ils se plaignaient des exigences de performance et de débit de soins à prodiguer », explique la Pre Kirouac.
La quantité de travail à effectuer est parfois si importante que certains cliniciens se surinvestiraient professionnellement. « C’est-à-dire qu’ils tenteraient, en travaillant beaucoup, de combler l’écart entre les normes de bonnes pratiques et les conditions insuffisantes dans lesquelles ils exercent et évolueraient vers l’hypertravail et la souffrance éthique. »
Actuellement, toutefois, la vision du travail se transforme dans la société, surtout chez les jeunes. Et les médecins n’échappent pas à ce vent de changement. Plusieurs veulent à la fois avoir un travail intéressant et enrichissant, mais aussi pouvoir s’épanouir dans les autres sphères de leur vie. « On parle d’une sorte de reconfiguration du rapport au travail. » Mais ces nouvelles aspirations viennent avec d’autres risques.
« Si, aujourd’hui, beaucoup de médecins se plaignent d’avoir une charge de travail élevée et d’être aux prises avec certaines difficultés sur le plan de la conciliation travail-famille, peut-être est-ce parce qu’ils sont de plus en plus nombreux à rechercher des conditions d’exercice leur permettant non seulement de se développer professionnellement et d’avoir un travail passionnant, mais aussi de se réaliser à l’extérieur du travail. Cependant, comme leurs conditions ne rendent pas possible l’équilibre entre la vie personnelle et professionnelle, la situation devient pour beaucoup d’entre eux excessivement difficile, voire douloureuse et stressante », avance comme hypothèse la Pre Kirouac.
La conciliation travail-famille constitue une importante difficulté pour bien des médecins. « C’est un point qui revient assez souvent dans les études et semble particulièrement pénible à vivre », a remarqué la conférencière.
Cette difficulté découle également d’un nouveau contexte social. « De nos jours, plus de 60 % des omnipraticiens seraient des femmes. Premier élément à considérer quand on cherche à comprendre l’origine des difficultés de la conciliation travail-famille : les femmes restent celles qui s’occupent principalement des tâches domestiques et des obligations familiales à la maison. Au Québec, les études montrent qu’elles y consacreraient, encore aujourd’hui, en moyenne deux fois plus d’heures par semaine que les hommes. »
Même si le rapport au travail d’un certain nombre de médecins serait en train de changer, la culture professionnelle et le contexte organisationnel reposent toujours sur une conception traditionnelle de la médecine. Sur celle qui prévalait au temps où les hommes étaient majoritaires dans la profession. Cette vision se fonde à la fois sur le concept de l’homme pourvoyeur, participant peu aux tâches domestiques, et sur celui du médecin sacrifiant tout à sa profession.
« Les organisations, les milieux de pratique continuent de planifier le travail en fonction de cette représentation traditionnelle. Cette situation peut créer des tensions chez les personnes qui ne perçoivent plus le métier comme une vocation ou qui ne cherchent plus à s’y engager corps et âme, mais veulent également s’investir dans leur vie familiale, trouver le temps pour d’autres rôles sociaux et avoir un équilibre entre la vie professionnelle et la vie familiale. »
Comment alors concilier les priorités familiales et professionnelles ? « Certaines conditions de travail sont reconnues pour favoriser la conciliation travail-famille, mentionne la Pre Kirouac. Il y a, par exemple, la question des heures de travail : pouvoir choisir son horaire, avoir un horaire flexible, pouvoir échanger des heures avec un collègue et avoir accès à une semaine de travail réduite. »
L’accès à des congés payés s’est également révélé bénéfique pour les travailleurs : congés parentaux, congés sans solde, congés pour répondre à des besoins familiaux. « Ce sont des mesures qui ont fait leurs preuves et qui, en général, favorisent une meilleure harmonie avec la vie personnelle. »
Mais actuellement, au Québec, jusqu’à quel point les médecins peuvent-ils bénéficier de ce type d’arrangements ? demande la sociologue. « À quel point est-ce possible de mettre de telles mesures en place ? L’accès à une semaine réduite sur une base volontaire, par ailleurs, n’est pas uniquement bon pour les jeunes familles. Elle peut aussi être une façon, pour un certain nombre de médecins, d’aller vers une retraite progressive et de diminuer leurs heures, tout en restant dans la profession. »
Les données semblent appuyer ces solutions. « Deux récentes méta-analyses portant sur les actions préventives à mettre en place pour lutter contre l’épuisement professionnel chez les médecins montrent que lorsqu’on augmente l’autonomie professionnelle et que l’on permet les horaires flexibles, on observe une baisse de l’épuisement professionnel », indique la Pre Kirouac.
Ces interventions sont plus efficaces que les mesures individuelles centrées sur les médecins eux-mêmes, comme les techniques de gestion du stress ou les ateliers de pleine conscience. Néanmoins, ces moyens ne sont pas à négliger. « La meilleure manière de prévenir l’épuisement professionnel et d’agir, c’est d’associer à la fois les mesures organisationnelles et les mesures individuelles. On serait alors le mieux placé pour lutter contre les difficultés psychologiques. » //