gains, pertes et adaptation
Avec l’âge, le cerveau ne fonctionne plus de la même façon. Il a des atouts et des faiblesses. Et certaines facultés, comme la mémoire, sont utilisées à des fins différentes, notamment parce que les priorités des adultes âgés ne sont plus les mêmes.
Le temps semble passer sur le Dr Serge Goulet sans vraiment l’atteindre. Âgé de 73 ans, le médecin de famille se sent à l’intérieur comme s’il en avait 55. Mais extérieurement aussi, il a l’activité d’un homme dans la force de l’âge. Il travaille souvent plus de 60 heures par semaine, suit presque 800 patients, pratique au service de consultations sans rendez-vous, supervise des résidents, met sur pied des formations, fait du mentorat auprès de collègues en difficulté et organise des congrès.
Au fil des décennies, le médecin a continué à progresser sur le plan cognitif. « Mes connaissances se sont améliorées dans certains domaines », indique-t-il. Peut-être, parfois, sa mémoire n’est plus aussi efficace. « Je pense que le processus pour retrouver une information est différent. On cherche un peu quelques fois. » Néanmoins, il n’a pas cessé d’évoluer. Son environnement professionnel très dynamique l’aide. « On se stimule énormément. On résout des problèmes très avancés. »
Le Dr Goulet se sent un meilleur médecin qu’il y a même dix ans. « La tâche est beaucoup plus facile. Je réponds beaucoup plus aisément aux attentes du patient. J’évalue également les problèmes de manière plus précise et plus ciblée. » L’empathie de l’omnipraticien s’est également accrue. « Je fais vraiment une lecture de la personne qui est devant moi, et non pas de la maladie. Mon évaluation des aspects psychosociaux est également meilleure. » L’omnipraticien est en pleine possession de ses moyens. « J’ai toutes ces connaissances-là, mais aussi cette expérience et cette intuition qui se sont développées. »
Dans le milieu de la recherche, une nouvelle vision du vieillissement se dessine. « À mesure que nous avançons en âge, nous continuons à nous développer. Nous évoluons constamment, affirme le Pr Nathan Spreng, neuroscientifique et directeur du Laboratoire de recherche sur le cerveau et la cognition à l’Institut-hôpital neurologique de Montréal. Notre parcours n’est pas celui d’un enfant qui devient adulte, reste ainsi pendant des décennies, puis décline. Nous changeons toutes les années. Tous les dix ans, nous sommes une personne différente. »
La trajectoire du vieillissement varie toutefois beaucoup. Certains adultes âgés ont l’esprit aussi vif et aiguisé que les jeunes. Ce sont les aînés superperformants (superagers), comme le Dr Goulet. À l’autre extrémité se trouvent ceux qui sont frappés par la démence. Entre les deux, il y a toute la gamme du spectre. « La plupart des gens peuvent vieillir harmonieusement et maintenir un niveau cognitif qui leur permet d’être bien et autonomes », assure le professeur de l’Université McGill.
On ne peut cependant regarder avec la même lorgnette les adultes jeunes et âgés. « Quand on vieillit, nos raisons d’utiliser la mémoire et nos manières d’y recourir changent, explique la Pre Signy Sheldon, chercheuse et professeure à l’Université McGill. Des modifications surviennent dans le cerveau avec le temps. Il y a bien sûr une atrophie qui se produit. Mais plutôt que de voir ce que le cerveau a perdu par rapport à ce que l’on considère être sa performance optimale quand on est jeune, il faut regarder comment il change durant notre vie et comment ces modifications peuvent être une réponse à notre environnement, aux différentes informations qu’il a à traiter et aux diverses fonctions de la mémoire. »
Avec l’âge, le cerveau ne fonctionnerait plus de la même façon. Il a des atouts : les connaissances accumulées. Mais aussi de nouvelles faiblesses : un certain déclin cognitif. Et il y a aussi des changements : les priorités des adultes âgés se modifient. La satisfaction émotionnelle et ce qui est significatif comptent davantage.
Tous ces éléments donneraient lieu à une transformation intérieure. Le mode de fonctionnement des adultes âgés passerait ainsi de l’exploration à l’exploitation, selon la théorie du Pr Spreng et de son collègue le Pr Gary Turner, de l’Université York, à Toronto. Les aînés délaisseraient l’exploration du monde extérieur pour plutôt exploiter leurs ressources intérieures. « Les jeunes sont à la recherche de nouveautés et de connaissances. Quand ils arrivent à un âge moyen, un changement s’amorce. Ils commencent à tirer parti des informations qu’ils connaissent déjà et le font de manière plus marquée avec l’âge. Ainsi, plutôt que de recourir à l’extérieur et d’apprendre de nouvelles choses, les aînés se fient davantage à ce qu’ils savent », indique le chercheur.
Ce phénomène toucherait diverses dimensions de la vie : la résolution de problèmes, les aspects financiers, les décisions de la vie quotidienne. Par exemple, va-t-on en vacances au même endroit ou prend-on le risque d’en essayer un nouveau ? Conçoit-on soi-même le menu de Noël ou cherche-t-on de nouvelles idées sur Internet ? Les adultes âgés, contrairement aux jeunes, ont une banque de connaissances dont ils peuvent se servir. Et leurs ressources cognitives, souvent plus réduites, les poussent à choisir ce qu’ils connaissent déjà.
Le même phénomène se produirait dans les relations humaines. « Les jeunes adultes sortent et se font de nouveaux amis tandis que les plus âgés ont tendance à renforcer les liens déjà existants, par exemple, en passant plus de temps en famille. Le fait de resserrer leurs relations actuelles est non seulement moins exigeant pour les aînés, mais aussi plus gratifiant », mentionne le Pr Spreng.
Pour bien vieillir, cependant, il ne faut pas s’enfermer dans un réseau social limité. « Le fait de passer du temps avec différentes personnes, de faire de nouvelles rencontres, d’être exposé à un plus grand cercle social stimule le cerveau », souligne le neuroscientifique. Doit-on alors éviter le mode d’exploitation ? « Jusqu’à un certain point, ce mode de fonctionnement est adéquat. Exploiter nos connaissances est bénéfique et permet de conserver nos ressources. » Mais l’exploration reste plus stimulante. C’est ce que continuent par ailleurs à privilégier de nombreux aînés.
Certains adultes âgés ont une mémoire particulièrement efficace. « On peut voir des personnes de 75 ans qui se souviennent de listes de mots aussi bien que des jeunes de 20 ans, a constaté la Pre Sheldon, également titulaire de la Chaire de recherche du Canada en neurosciences cognitives de la mémoire. Cependant, quand on regarde dans leur boîte crânienne, ce qui s’y passe est différent. »
Les aînés utilisent des circuits différents pour obtenir les mêmes résultats que leurs cadets. « Pour réussir la même tâche, ils mobilisent les deux hémisphères du cerveau tandis que les plus jeunes n’en emploient qu’un. Ils recourent à une neurocompensation », explique la spécialiste en neurosciences cognitives.
Le cerveau des adultes âgés a donc diverses stratégies à sa disposition. Il en a aussi pour contrebalancer le déclin de la mémoire épisodique. Ce type de mémoire permet de se souvenir en détail d’événements de notre vie. Par exemple, un dîner d’anniversaire. « Nous avons remarqué qu’avec l’âge, les gens ont souvent de la difficulté à encoder et à récupérer ces souvenirs. » Les aînés donnent ainsi moins des détails que les jeunes quand ils relatent ce type d’événements. Ils se rappellent moins ce qu’ils ont vu ou entendu, les couleurs, les odeurs.
Le cerveau des adultes âgés arrive toutefois à contourner partiellement cette difficulté en faisant appel à la mémoire sémantique. « Il s’agit de la mémoire qui comprend les faits et les informations générales, comme la capitale de la France ou le nom des membres de notre famille, explique la professeure. Cette mémoire n’est pas touchée par le vieillissement normal. »
La Pre Sheldon et son équipe ont découvert que lorsque les aînés décrivent des souvenirs en insérant plus d’informations de différents types et font appel à un contenu plus large, ils parviennent à des récits plus détaillés. Leur cerveau recourrait ainsi à leur mémoire sémantique pour surmonter les faiblesses de leur mémoire épisodique. « Nous pensons que la diversité du contenu aiderait les adultes âgés à améliorer leur capacité à tirer des détails précis de leur mémoire. Ils établiraient des connexions plus larges et obtiendraient alors un plus grand éventail d’informations », dit la chercheuse.
Les récits des adultes jeunes et âgés sont ainsi très différents. « Les jeunes vont se concentrer sur le sujet comme tel quand ils relatent un souvenir. S’ils racontent une excursion en voilier, ils ne vont parler que de voile. Les adultes âgés vont apporter d’autres informations. Ils peuvent parler des gens présents, du temps et du pays où ils étaient », indique la Pre Sheldon.
En vieillissant, les gens deviennent par ailleurs des conteurs différents. Ils ont tendance à faire davantage de digressions, à passer plus facilement du coq à l’âne dans la narration d’un souvenir. Mais peut-être ce style de récit, qui peut sembler moins précis, correspond-il davantage à leurs priorités.
« Les adultes âgés tenteraient de se concentrer sur le sens d’un événement vécu, plutôt que d’essayer de le raconter avec exactitude », explique la Pre Sheldon. Les aînés utiliseraient davantage leur mémoire à des fins sociales. « Ils s’attardent plus aux informations significatives pour eux et à l’idée générale de ces souvenirs. Ils rattachent le souvenir à des informations qu’ils connaissent. Ils font des liens plus larges. Cela les aide à voir l’événement avec du recul, à le mettre en perspective, à le situer dans leur vie. Cette manière de faire favorise les liens sociaux et renforce l’identité et l’enracinement. »
Les aînés retiennent par ailleurs l’essentiel d’un événement aussi efficacement que les jeunes. Ils vont se rappeler le lieu, le moment et les personnes présentes. Ils se souviendront des moments marquants et des émotions. Mais leur vision sera différente de celle d’un jeune. « En racontant un mariage, un adulte âgé peut se concentrer sur l’importance de célébrer un tel événement. Il pourra parler de l’amour entre les nouveaux mariés, des liens avec leur famille, de l’utilité de la célébration pour une vie de couple longue et heureuse, indique la neuroscientifique. Le jeune adulte, lui, pourra davantage s’attarder à la couleur de la robe de la mariée, au repas, à la décoration, etc. »
Les jeunes, en général, tentent de se remémorer une scène exactement comme elle est arrivée. Ils essaient de la reproduire dans tous ses détails, comme s’ils en avaient pris une photo. Cette approche correspond à leurs besoins. « La vie des jeunes adultes est remplie de nouvelles situations. Ils tentent donc de retenir toute l’information, parce qu’ils ne savent pas ce qui va être important. Quand ils se rappellent le souvenir, ils essaient de le faire rejouer exactement comme les événements se sont passés », dit la Pre Sheldon. Cette manière de procéder peut être très utile, par exemple, pour refaire un pas de danse, passer un examen, réparer une voiture, etc. Cette fonction de la mémoire est toutefois moins importante chez les aînés, qui évoluent souvent dans des environnements familiers.
Sur certains plans, les adultes âgés sont aussi créatifs que les jeunes. « La capacité de mettre des éléments d’information ensemble d’une nouvelle manière reste intacte », affirme le Pr Spreng. Certains types de créativité favorisent par ailleurs les aînés. En génie, par exemple, la résolution de problèmes complexes nécessite d’importantes connaissances. « Et c’est là où les adultes âgés excellent. Ils ont le savoir et peuvent faire des liens entre les idées pour parvenir à des solutions créatives. »
Les jeunes adultes, par contre, possèdent d’autres atouts. « Ils vont davantage chercher la nouveauté et pousser les frontières de la créativité. Ils ont moins de contraintes causées par les connaissances antérieures », mentionne le chercheur.
Autre force : les jeunes parviennent à naviguer sans difficulté d’un processus créatif à l’autre. « Ils peuvent passer plus facilement d’un mode où ils regardent à l’intérieur d’eux et essaient de faire des connexions à un mode où ils observent le monde extérieur et tentent d’en saisir les dynamiques. Ils peuvent plus aisément faire l’aller-retour en supprimant un mode et en privilégiant l’autre. »
Les aînés, eux, sont plus restreints. Ils misent surtout sur leurs ressources internes pour créer. « En laboratoire, quand les adultes âgés plongent en eux pour saisir la signification des choses, établir des liens, ils ont des performances similaires à celles des jeunes », a toutefois observé le Pr Spreng.
Se sent-on mieux à l’intérieur de soi avec l’âge ? Peut-être. « Un changement qui est très beau est ce que l’on appelle dans la littérature sur la mémoire le biais de positivité, mentionne la Pre Sheldon. Les adultes âgés se souviennent du passé, mais aussi imaginent l’avenir, plus positivement que les jeunes adultes. Ils favorisent davantage les souvenirs d’événements agréables. »
Quand on demande à des aînés de relater des souvenirs, ils emploient par ailleurs des mots et un ton plus positifs. « Ils augmentent les ressources cognitives consacrées aux informations positives. C’est beau », trouve la chercheuse.
Les adultes âgés sont par ailleurs moins enclins aux rêveries a, pour sa part, découvert le Pr Spreng. Leurs pensées sont plus agréables, plus intéressantes et plus claires que celles des jeunes adultes. Ces derniers sont davantage habités par des pensées étranges, nouvelles, qui se bousculent et ressemblent parfois à des rêves.
« C’est comme si le vieillissement atténuait les aspects négatifs. Mais c’est aussi un processus conscient. Les adultes âgés savent qu’ils ne vivront pas éternellement. Alors, pourquoi perdre du temps à s’inquiéter ? C’est une stratégie de vie qui émerge », précise le professeur.
Le Dr Goulet, qui a entamé sa septième décennie, se sent lui aussi serein. « C’est sûr que l’on développe une sérénité et une sagesse. Comment ? Je pense que c’est en écoutant les gens. Il y a une sagesse à tirer des autres », estime-t-il.
Le médecin a notamment appris à composer avec l’incertitude clinique. Et il tente d’enseigner cet acquis à ses jeunes collègues. « J’essaie de leur montrer à vivre en dehors de leur zone de confort. En médecine, ce n’est jamais blanc ou noir, c’est souvent gris. Il faut être capable de vivre avec ce fait pour s’améliorer. Cependant, quand on sort de notre zone de confort, on peut paniquer et l’on n’apprend alors plus rien. Mais si l’on y reste, on n’apprend rien non plus. »
Le Dr Goulet est un mentor pour de nombreux confrères. Ce rôle n’est pas assez exploité dans notre société, estime-t-il. « Je pense qu’il y a des gens qui ont une grande expérience et une grande richesse qui pourraient guider les autres, en particulier les jeunes qui montent. Ils pourraient travailler deux ou trois jours par semaine. Malheureusement, il n’y a pas de place pour eux. Même pour nous, en médecine, il est très difficile de prendre une retraite partielle. »
Les adultes âgés peuvent jouer un rôle clé dans la société, estime le Pr Spreng. « Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’être un aîné superperformant pour avoir une vision à long terme, être capable de comprendre le monde et les gens d’une manière approfondie. Ce qu’il faut c’est seulement pouvoir utiliser l’expérience et les connaissances de toute une vie et savoir potentiellement résoudre des problèmes complexes en faisant appel à ses ressources intérieures. » Dans le monde professionnel, le transfert transgénérationnel de connaissances pourrait être une avenue intéressante.
Sur le plan familial, les interactions entre grands-parents et petits-enfants sont particulièrement bénéfiques, souligne le neuroscientifique. L’apport est bidirectionnel. « Les petits-enfants voient le monde d’une manière différente. Ils peuvent amener la nouveauté à leurs grands-parents et leur permettre de faire de nouveaux apprentissages. Ainsi, si les gens âgés ne vont pas eux-mêmes dans le monde, ils peuvent avoir un contact avec lui grâce aux membres de la famille et aux amis de différents âges. » //
Einstein a déjà dit : « Une personne qui n’a pas apporté de contribution majeure à la science avant l'âge de 30 ans ne le fera sans doute jamais. » Avait-il raison ? Dans un sens, non. « Les découvertes scientifiques les plus significatives, celles qui seront récompensées par des prix Nobel ou des médailles scientifiques, se produisent tout au long de l’âge adulte, avec un déclin progressif jusqu’à un âge plus avancé », écrivent le Pr Nathan Spreng et son collègue le Pr Gary Turner dans un article de la revue Trends in Cognitive Sciences.
Cependant, Einstein n’avait pas totalement tort. Certains types de découvertes, les innovations conceptuelles qui reposent sur la déduction, l’abstraction et l’exploration de nouvelles associations se produisent à un âge beaucoup plus précoce que les découvertes expérimentales qui, elles, nécessitent l’exploitation des connaissances acquises, expliquent les chercheurs. Un écart de plus de 20 ans pourrait séparer les deux types de chercheurs au moment de leur innovation ou de leur découverte. Des avancées importantes peuvent ainsi être effectuées avec un mode de fonctionnement interne fondé tant sur l’exploration que sur l’exploitation.