Les banques centrales ne sont généralement pas reconnues pour être des acteurs économiques audacieux et exubérants. Cette caractéristique comportementale est particulièrement probante en période de resserrement monétaire, quand l’objectif consiste à ralentir la croissance économique sans pour autant l’éteindre. Surnommé « l’atterrissage en douceur », cet exercice s’est avéré au fil du temps fort périlleux. En effet, rares sont les atterrissages qui ne finissent pas d’une façon ou d’une autre dans la « douleur ». Pour cette raison, les épisodes de resserrement monétaire sont généralement graduels et tâtonnants. À chaque tour de vis, la banque centrale demeure attentive à ses répercussions dans l’immédiat et dans un avenir proche sur le cycle des affaires. Pas cette fois !
Attention, les banques centrales, comme la Banque du Canada, restent fort préoccupées par l’effet de leurs interventions sur l’économie. Cependant, leur gradualisme légendaire est laissé au vestiaire au profit de la hausse la plus marquée et la plus rapide des taux d’intérêt depuis le milieu des années 1990. Entre mars et décembre 2022, la Banque du Canada a relevé son taux directeur à sept reprises. Ce dernier est passé de 0,25 % à 4,25 % (graphique). Un sentiment d’urgence se dégage de leurs communications, comme si la peur d’être en retard les tenaillait. À n’en pas douter, c’est la gestion des attentes d’inflation qui est au cœur des récentes préoccupations, et à juste titre.
C’est en avril 2021 que l’inflation dépasse pour la première fois la borne supérieure de la cible. Cependant, en février 2022, coup de théâtre ! L’armée russe traverse la frontière ukrainienne, et la joute géopolitique pousse le prix des matières premières en dérive. La flambée que l’on croyait temporaire nous apparaît désormais beaucoup plus persistante. Pendant qu’à l’Est les armées s’activent, à l’Ouest l’appareil de production peine de plus en plus à satisfaire la demande, particulièrement en Amérique du Nord. Entre le quiet quitting américain et les pénuries de main-d’œuvre made in Canada les pressions inflationnistes de sources intérieures s’incrustent. Il y a quelques mois à peine, elles nous apparaissaient passagères et de sources étrangères. Il y a maintenant péril en la demeure. L’inflation canadienne s’explique désormais en partie par un décalage entre l’offre et la demande à l’intérieur du pays. Les consommateurs canadiens sont trop gourmands.
Mais qu’est-ce qui pousse la Banque du Canada à être si agressive dans ce cycle de resserrement ? C’est désormais la vieille peur d’être en retard qui dicte le rythme de la hausse des taux. Comme le veut l’expression consacrée, une banque centrale prendra du « retard sur la courbe » lorsqu’elle n’augmente pas les taux d’intérêt à un rythme suffisamment rapide pour suivre l’inflation. Dans ces circonstances, la politique monétaire pourrait rester accommodante, malgré les hausses de taux, si les attentes d’inflation suivent irrésistiblement la poussée de l’inflation.
Le mécanisme est simple. Devant la perte observée de leur pouvoir d’achat, les travailleurs perdent confiance dans la capacité de la banque centrale à dompter l’inflation. Ces derniers envisagent une nouvelle ère dans laquelle l’inflation sera perpétuellement plus élevée. S’entament alors à l’échelle du pays de féroces négociations salariales ayant pour but de rétablir le pouvoir d’achat. Puisque l’économie opère déjà au-delà de sa capacité, comme c’est le cas actuellement, les chances de voir de telles négociations réussir sont grandes. Et vous l’aurez également compris, la pénurie de main-d’œuvre décuple la probabilité de réussite. Or, la hausse des salaires alimentera le revenu disponible et la demande de biens et services, ce qui cristallisera la hausse des prix… qui nourrira la hausse des salaires. Le serpent s’avale la queue. La légendaire spirale salaire-prix s’installe.
La solution pour éviter le piège est simple. Il faut garder un œil sur les attentes d’inflation et s’assurer qu’elles restent bien ancrées à 2 %, le cœur de la cible d’inflation visée par notre argentier. Si les attentes ne dévient pas grandement de la cible (c’est un bien grand si), un taux directeur actuel (à 4,25 %) est suffisamment contraignant pour rétablir l’équilibre entre l’offre et la demande ; ce qui permettrait de ramener l’inflation à la cible.
Cependant, si les attentes d’inflation devaient s’affranchir de la cible, le taux d’intérêt nécessaire pour les ramener devra de toute évidence être plus élevé. À quel point plus élevé ? Tout dépend du niveau d’inflation attendu par les acteurs économiques. L’expérience canadienne du début des années 1990 nous montre que le cercle vicieux de la spirale salaire-prix se brise au prix d’une récession. Il n’y a pas de magie. Un recul important de l’activité et une progression conséquente du chômage sont parfois nécessaires pour convaincre les travailleurs de modérer leurs attentes salariales et permettre au serpent de libérer sa queue !
Le problème reste pourtant entier. Les attentes d’inflation sont notoirement délicates à mesurer. Difficile donc, a priori, de savoir quel taux d’intérêt sera nécessaire pour endiguer l’envolée des prix. Pour l’instant, les experts sont d’avis que l’inflation devrait revenir à 3,6 % en moyenne au cours de l’année prochaine et à 2,2 % dans un horizon de deux à trois ans. Un taux directeur à 4,25 % pourrait être suffisant pour résoudre le problème de la hausse des prix.
Toutefois, ce ne sont pas ces experts qui paient les salaires. Du côté des entreprises canadiennes, la situation est un peu différente. Près de 80 % d’entre elles croient que l’inflation sera supérieure à 3 % au cours des deux prochaines années. Elles n’étaient que 40 % à croire en ce scénario il y a à peine plus d’un an. Comme quoi les choses peuvent changer rapidement pour compliquer la vie de nos banquiers centraux. Ce n’est pas tout. Les consommateurs sont également très inquiets face aux récents développements. Sur un horizon de deux ans, le taux d’inflation qu’ils anticipent dépasse les 5 %. Rappelons-nous que ce sont eux qui agissent comme interlocuteurs aux employeurs lors des négociations salariales. Le risque de perdre le contrôle de la croissance des salaires est donc bien réel, car, selon les données de fin 2022, la vigueur de l’économie canadienne continue de surprendre même si la consommation et l’activité sur le marché du logement semblent ralentir.
À n’en pas douter, l’approche utilisée par nos banquiers centraux sera celle de la gestion du risque. Pour assoir les attentes d’inflation sur la cible choisie la recette est connue. Entre payer le prix maintenant au risque d’une récession et payer le prix plus tard et faire face à une dépression encore plus profonde, leur choix est fait. Les taux d’intérêt directeurs ont déjà dépassé la barre des 4 % en Amérique du Nord. Tout indique qu’une pause serait dans les cartons pour le début 2023 afin de laisser la chance au resserrement monétaire d’atteindre son plein effet. Rappelons qu’il faut entre 18 et 24 mois pour que les interventions de politique monétaire se répercutent sur l’économie et fassent sentir pleinement leur effet sur l’inflation. Gardons toutefois en tête que la Banque du Canada est déterminée. Si les attentes d’inflation s’emballent et que les hausses salariales restent obstinément élevées, des taux directeurs beaucoup plus contraignants pourraient être le remède tout indiqué. //
Note de la rédaction. Ce texte a été écrit, révisé et mis en pages par Conseil et Investissement Fonds FMOQ inc. et ses mandataires. Il n’engage que ses auteurs.