vulnérabilité des minorités sexuelles et des minorités de genre
Les chiffres sont troublants. Chez les femmes des minorités sexuelles et des minorités de genre, le temps entre l’apparition des symptômes du cancer du sein et le diagnostic est presque le double de celui des femmes hétérosexuelles cisgenres. Et le risque de récurrence de la maladie est trois fois plus élevé. Comment expliquer ces données publiées dans le JAMA Oncology1 ?
À l’Université Standford, en Californie, le Dr Erik Eckhert et ses collègues ont voulu évaluer la qualité des traitements du cancer du sein et le taux de récidive chez les femmes homosexuelles, transgenres et bisexuelles. Le centre médical de leur université recueille, contrairement à la plupart des hôpitaux, des données sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Les chercheurs ont donc fait une recherche de 2008 à 2022 dans une banque de données en oncologie, Oncoshare, qui contient les dossiers électroniques de leur hôpital.
Quatre-vingt-douze patientes sont alors ressorties : 74 lesbiennes, 12 bisexuelles et six transgenres, toutes atteintes du cancer du sein. Elles avaient en moyenne 49 ans. Le Dr Eckhert et son équipe les ont comparées à 92 femmes hétérosexuelles et cisgenres de la banque de données en ce qui a trait à différents aspects du diagnostic, du traitement et de l’évolution du cancer du sein.
Premier constat : chez les femmes des minorités sexuelles et des minorités de genre, il s’écoulait en moyenne 64 jours entre la détection des symptômes et le diagnostic alors que ce délai était de 34 jours chez les femmes hétérosexuelles cisgenres.
D’où vient cette différence ? « Dans les limites liées à l’examen de dossiers médicaux électroniques, on peut penser que les raisons du retard découlent à la fois du fait que la patiente a cherché tardivement des soins et que l’équipe médicale a pris plus de temps à faire l’évaluation », écrivent les chercheurs. Selon certaines études sur les minorités sexuelles et les minorités de genre, les retards de diagnostic peuvent s’expliquer notamment par la méfiance des patientes envers les professionnels de la santé, à cause d’expériences de discrimination passées ou parce que ces derniers échouent à évaluer les signes et les symptômes que ces femmes signalent, ajoutent le Dr Eckhert et ses collaborateurs.
Heureusement, une fois le diagnostic de cancer du sein posé, il n’y a pas eu de différence entre les deux groupes concernant le temps écoulé avant le premier traitement, le taux de tumorectomie ou de mastectomie, de radiothérapie adjuvante ou de traitement généralisé néoadjuvant.
La méfiance des femmes des minorités sexuelles et des minorités de genre semblait également s’étendre à l’oncologue. Elles étaient plus nombreuses que les femmes témoins à ne pas suivre les recommandations du spécialiste : 38 % contre 20 %.
La prise d’anti-œstrogènes était le traitement le plus souvent refusé. Les patientes des groupes minoritaires étaient par contre plus susceptibles de recourir aux médecines douces : 46 % en ont utilisé contre 30 % des femmes hétérosexuelles cisgenres (intervalle de confiance à 95 % : 0,3 %-30,2 %).
Ces décisions ont pu avoir des conséquences. Ainsi, les femmes homosexuelles, bisexuelles et transgenres étaient trois fois plus susceptibles de présenter une récidive de leur cancer (32 % contre 13 %) que le groupe de comparaison. Leur taux de cancer localisé tout comme de cancer métastatique était plus élevé.
Même si les femmes des groupes minoritaires consommaient davantage de drogues et d’alcool et avaient eu moins d’enfants, leurs facteurs de risque hormonaux étaient en général semblables à ceux des femmes hétérosexuelles cisgenres, que ce soit pour l’âge du début des règles, le moment de la ménopause, l’utilisation de contraceptifs oraux ou le recours à l’hormonothérapie de remplacement.
« Ces petites différences dans les facteurs de risque n’expliquent pas l’ampleur de l’écart du taux de récurrence entre les deux groupes de patientes, affirment les chercheurs. En l’absence d’une explication biologique claire, les raisons paraissent liées à des facteurs structurels ou sociaux. »
Ainsi, les patientes des minorités sexuelles et des minorités de genre atteintes du cancer du sein constituent une population à risque élevé. Comment les aider ? Les médecins doivent demander à tous leurs patients quelles sont leur orientation sexuelle et leur identité de genre et les noter, préconisent le Dr Eckhert et ses collègues. « Ils pourront alors accorder une attention particulière aux membres des minorités sexuelles et des minorités de genre, évaluer rapidement leurs symptômes inquiétants et leur enseigner de manière continue l’importance des modalités de traitement fondées sur les lignes directrices. »
Médecin de famille au CLSC Côte-des-Neiges, à Montréal, s’intéressant particulièrement aux populations à la sexualité et à l’identité de genre diverses, le Dr Pierre-Paul Tellier, estime que les médecins doivent être mieux formés. « Ils doivent se sentir à l’aise de poser les bonnes questions afin d’obtenir l’information nécessaire », dit-il.
Professeur à l’Université McGill, il suit lui-même de nombreuses personnes de ces groupes minoritaires. Dès le premier contact, il se montre inclusif. « Je me présente en disant : “Je m’appelle Dr Tellier, et mes pronoms sont “lui” et “il”. Je pose ensuite la question au patient : “Quel nom voulez-vous que j’utilise et quels sont vos pronoms ?” »
Le clinicien demande également au patient quel était son sexe à la naissance. « J’enseigne aux étudiants à poser la question. » La réaction des patients ? « Pour les jeunes dans la vingtaine et la trentaine, il n’y a pas de problème. » Mais certaines personnes plus âgées pourraient lever un sourcil étonné. « Il faut souvent annoncer le sujet en disant : “C’est une question que je pose à tous mes patients, car c’est important que j’aie l’information. Comme vous le voyez dans les journaux, il y a de plus en plus de personnes qui changent de sexe” », explique le Dr Tellier.
L’omnipraticien a dans sa clientèle des patients particulièrement vulnérables : des réfugiés, des demandeurs d’asile, des membres de diverses minorités, etc. Il les encadre de près notamment quand ils sont atteints d’un cancer. Il lit les rapports de l’oncologue et leur téléphone. « Madame, avez-vous bien compris ce que l’on vous a expliqué ? » Il s’assure également que les patients sont allés à leur rendez-vous. « S’ils me disent non, je leur demande pourquoi. »
Connaissant à la fois le terrain et les études, le Dr Tellier n’est pas surpris par les données de l’Université Standford. « Elles me troublent parce qu’elles concernent un groupe important de mes patients. Cela m’attriste qu’ils souffrent plus qu’ils ne le devraient. » //
Chez certains patients, plusieurs dépistages essentiels peuvent être oubliés. « Si on a un jeune homme dans notre cabinet, la première chose qui va nous venir à l’esprit n’est pas forcément de lui proposer un test PAP », indique le Dr Pierre-Paul Tellier, professeur à l’Université McGill. Pourtant, les femmes devenues hommes doivent passer cet examen.
Les femmes lesbiennes devraient, elles aussi, subir ce test. La prévalence du virus du papillome humain chez les femmes qui n’ont pas eu de contact hétérosexuel est de 19 %2. Elles peuvent avoir eu une partenaire qui, elle, a eu des relations sexuelles avec des hommes. « Le problème, c’est que les médecins ne voient pas ces femmes qui ont des relations sexuelles avec d’autres femmes, parce qu’elles n’ont pas besoin de contraception », précise le Dr Tellier.
La mammographie peut être, elle aussi, facilement omise. Pourtant, les hommes qui étaient initialement des femmes doivent en passer une à partir de 50 ans s’ils ont encore leurs seins. « Par ailleurs, les femmes transgenres, c’est-à-dire qui étaient des hommes et qui ont transitionné, ne recevront pas la lettre du gouvernement les invitant à passer l’examen à moins d’avoir changé de nom légalement », mentionne le médecin.
1. Eckhert E, Lansinger O, Victor Ritter V et coll. Breast cancer diagnosis, treatment, and outcomes of patients from sex and gender minority groups. JAMA Oncol 2023 ; 9 (4) : 473-80. DOI : 10.1001/jamaoncol.2022.7146
2. Waugh, E, Myhre, D, Beauvais C et coll. Preventive screening in women who have sex with women. Canadian Family Physician 2021 : 67 ; 830-6.