en quête de vérité
Selon ce qu’on entend dans les médias, les médecins de famille prennent les cas « faciles » et leur syndicat fait de l’obstruction à l’amélioration de la prise en charge ! Vraiment ?
Le Dr Michel Desrosiers, omnipraticien et avocat, est directeur des Affaires professionnelles à la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec.
Nous avons vu, dans la chronique précédente, que le nombre de patients prioritaires dans le GAMF et leurs délais d’attente étaient grandement surévalués et qu’une analyse sommaire aurait permis au ministre de faire preuve de prudence avant sa sortie publique. Deux autres accusations ont été portées contre les médecins de famille, soit qu’ils prennent les « cas faciles » et que leur syndicat fait de l’obstruction à l’amélioration de la situation. Regardons la réalité !
Certains commentateurs ont prétendu dans les médias que les médecins de famille se limitaient à inscrire les « cas faciles » pendant que les patients prioritaires poirotent dans le GAMF. C’est une explication « facile » de la situation décrite par le ministre. Mais que disent les banques de données du ministère ?
D’abord, les patients faisant l’objet d’un transfert en bloc n’entrent pas dans la comptabilité du GAMF. Pourtant, de tels transferts proviennent généralement de médecins plus âgés qui prennent leur retraite et dont la clientèle est souvent aussi plus âgée et vulnérable. Or, chez les adultes, le taux d’inscription individuelle des patients augmente avec l’âge pour se situer entre 87 % et 92 % après 80 ans. C’est tout un résultat quand on sait que les patients en CHSLD sont exclus de l’inscription, mais sont retenus dans le calcul de la population à inscrire. Les patients visés par un transfert en bloc sont vulnérables et prioritaires et sont inscrits instantanément auprès d’un nouveau médecin. Toutefois, ils ne font pas partie des inscriptions comptabilisées dans le GAMF.
De plus, la proportion des patients de plus de 80 ans inscrits individuellement en provenance du GAMF est de quatre à cinq fois celle qu’ils représentent au GAMF. Contrairement à la perception populaire, les médecins semblent privilégier l’inscription individuelle des patients plus âgés, soit l’inverse de l’inscription des « cas faciles ».
Il n’y a donc aucune raison d’affirmer que les médecins « prennent les cas faciles ». Une telle prétention n’est nulle autre que le produit de préjugés et possiblement de l’opportunisme politique !
Nous avons aussi vu, dans la chronique précédente, que les chiffres annoncés par le ministre ne donnent pas une image fidèle de la réalité. En les analysant, la Fédération s’est rendu compte que le problème, s’il existe, est très modeste et peut se régler si on se concentre sur la réalité locale qui peut contribuer à l’orientation ou à la prise en charge de certains patients. Des moyens négociés ou simplement des processus plus efficaces seraient probablement suffisants. Les médias voient cette position comme de l’obstruction et comme une manœuvre de négociation. La mise en demeure que la Fédération a adressée au ministre pour le dissuader d’adopter son projet de règlement vient confirmer aux yeux de plusieurs cette idée préconçue.
Précisons d’abord que la Fédération a été surprise par l’annonce publique selon laquelle les médecins n’ont pas inscrit individuellement les patients vulnérables de priorité A et B. Depuis bientôt deux ans, la Fédération et le ministère misent sur l’inscription collective et se concertent régulièrement pour régler les problèmes constatés. Le processus d’attribution et d’autres volets du fonctionnement constituaient les sources les plus fréquentes de ces problèmes. La cible étant d’inscrire 500 000 patients, les efforts étaient dirigés vers cet objectif.
Il n’y a aucune raison de croire que les médecins « prennent les cas faciles ». Une telle prétention n’est nulle autre que le produit de préjugés ou de paresse mentale. |
Comme le dit l’adage : « Tout ce qu’on mesure s’améliore ». En l’espace d’un an et demi, c’est ainsi plus de 900 000 patients qui ont eu accès à un médecin ou à un groupe de médecins. L’inscription collective ne donne pas un médecin comme l’inscription individuelle, mais bien l’accès à un groupe. Grosse nuance sur laquelle joue le ministre ! Alors il ne faut pas tenter d’enjoliver les faits à ce sujet. Le ministère n’a jamais fixé d’objectif pour l’inscription individuelle de patients vulnérables de priorité A ou B. Malgré tout, on constate que le nombre de patients du GAMF ayant la priorité A ou B est passé de 36 000 en juin 2022 à 13 000 en janvier 2024, chiffre décrié par le ministre. Ces deux valeurs sont sans doute surévaluées, comme nous l’avons vu. De plus, les données révèlent que, sur la même période, plus de 120 000 des patients ayant fait l’objet d’une inscription collective ont par la suite été inscrits individuellement. Quarante pour cent de ces 120 000 patients sont vulnérables, bien que la proportion de patients vulnérables au GAMF soit de moins de 30 %. De toute évidence, les médecins privilégient l’inscription des patients vulnérables.
Dans les faits, la Fédération participe activement à l’augmentation de l’accès de la population aux soins. Le ministère a financé le coût du personnel du GAP, et la Fédération a financé quant à elle des modalités incitatives sans demander de financement supplémentaire du ministère. Ces gestes concrets montrent une réelle volonté de la part de la Fédération de maximiser l’accès aux médecins de famille pour ceux qui en ont besoin.
En guise de conclusion, la Fédération ne fait pas obstruction à la prise en charge ni à l’accès aux soins. Bien au contraire ! Elle partage plutôt l’objectif de donner aux patients l’accès aux soins dont ils ont besoin dans des délais appropriés. Ses interventions sont allées dans ce sens. C’est d’ailleurs la Fédération qui a proposé l’approche de l’inscription collective au ministère et qui en a fait son bébé. La différence de position à la suite de l’annonce du ministre concerne les moyens pour arriver à ce but commun.
Il n’y a aucune raison de croire que les médecins « prennent les cas faciles ». Une telle prétention n’est nulle autre que le produit de préjugés ou de paresse mentale. |
Le ministre s’est appuyé sur les 13 000 patients orphelins vulnérables (encore ce fantôme !) pour déposer un projet de règlement contenant une obligation d’inscrire seulement des patients provenant du GAMF (à quelques exceptions près devant être approuvées par le coordonnateur régional). La Fédération a mis en demeure le ministre de ne pas adopter ce règlement en précisant qu’il contreviendrait au droit constitutionnel de représentation et de négociation des membres de la Fédération.
Des commentateurs y ont vu la confirmation que la Fédération fait de l’obstruction et ne se soucie pas des soins aux patients. Nous venons de voir qu’une telle accusation n’est pas cohérente avec les actions des dernières années. Même si le règlement était invalidé, les médecins privilégient déjà la prise en charge de ces patients, même en l’absence d’une réglementation contraignante. On peut donc présumer que l’inscription de cette clientèle se poursuivra.
La Fédération est convaincue qu’une approche coercitive dévalue la pratique de la médecine familiale au Québec, réduit l’attractivité de cette spécialité et augmente le risque d’exode des médecins de famille vers le privé. Le dépôt du projet de règlement à la veille des demandes de jumelage par les étudiants pour les postes dans les programmes de résidence envoie un drôle de message.
Nous l’avons dit, la Fédération, comme ses membres, favorise l’accès des patients ayant des besoins marqués aux services des médecins participants. Nous l’avons déjà évoqué, bon nombre de médecins font le choix d’inscrire individuellement les patients vulnérables qui en ont besoin, non pas en raison d’une contrainte, mais bien parce que leur jugement professionnel leur dicte une telle conduite.
En résumé, le ministre, par ignorance ou pour d’autres raisons, se sert d’un faux problème (ou tout du moins d’une exagération du problème) pour justifier l’imposition d’un règlement sur le processus d’inscription de la clientèle. Bien que la préoccupation liée à cette nouvelle cible soit toute nouvelle, la Fédération est favorable à ce que ces patients trouvent un médecin et elle propose volontiers de participer à la mise en place des solutions requises. Elle s’oppose toutefois au moyen qu’a choisi le ministre pour arriver à cette fin, qu’elle juge contre-productif et nuisible à moyen terme pour l’accès à des soins médicaux. Elle est convaincue qu’une solution négociée respectant le cadre constitutionnel produira de meilleurs résultats sans réduire l’attractivité de ce secteur de pratique.
La Fédération ne fait pas d’obstruction à la prise en charge des patients ni à leur accès aux soins. Bien au contraire, elle partage l’objectif que les patients aient accès aux soins dont ils ont besoin dans des délais appropriés. |
Comme le ministère ne semble pas capable d’analyser adéquatement les données existantes ou encore qu’il se sert délibérément de chiffres trompeurs pour des raisons politiques, on peut se demander s’il est utile de le gaver d’encore plus d’informations. Tous les médecins se souviennent de la déclaration du premier ministre à l’Assemblée nationale affirmant qu’il disposait de la liste des médecins non performants, liste qui comprenait des médecins en invalidité partielle, en préretraite, ayant un volet d’activités hors RAMQ (travail pour un employeur privé, activités non assurées, bénévolat ou aide internationale) ou tout simplement faisant du travail en deuxième ligne.
Une interprétation irréfléchie des données nominatives liées aux activités des différents médecins qui ont des activités en première ligne peut mener à des remèdes inappropriés, voire mortels pour le système de santé. Si on suppose que c’est une incapacité d’analyse élémentaire des données sur le temps d’attente des patients prioritaires qui a conduit à la décision du ministre de déposer un règlement, on peut craindre pour l’avenir, tant des médecins que des patients.
Certains croient que le ministre se sert d’informations qu’il sait fausses pour arriver à un objectif politique de contrôle. Si c’était le cas, ce serait une stratégie intéressante. Le ministre invoquerait ainsi un faux problème, comptant sur le fait que la Fédération s’opposerait aux moyens utilisés et indiquerait qu’ils ne fonctionneront pas. Par la suite il démontrerait comme par magie (en rectifiant les chiffres) que c’était la solution requise. Enfin une victoire liée aux soins de santé ! Le gouvernement en a bien besoin par les temps qui courent !
La réaction initiale du ministère lorsque la Fédération lui a exposé son analyse des données et les problèmes constatés appuie surtout la thèse de l’analyse déficiente. Au lieu de nier, la réaction immédiate du ministère a été de corriger les problèmes qui pouvaient l’être rapidement et d’en aviser la Fédération. Certes, le ministère n’a pas été jusqu’à en informer les médias, mais cette première réaction était quand même encourageante.
Par la suite, le ministère semble avoir fait une deuxième démarche liée aux autres problèmes qui persistaient en changeant les règles pour tenter de gonfler de nouveau les chiffres. C’était une sorte d’opération « sauvons le soldat Ryan » pour justifier la prise de position du ministre. La suite nous en dira plus sur les motivations réelles du ministère.
Si le but du ministre est de s’appuyer sur des données objectives et fiables, ses échanges avec la Fédération depuis son annonce devraient lui confirmer qu’il gagne à discuter avec elle de ses préoccupations à propos de la première ligne. Ces échanges devraient aussi montrer la bonne foi de la Fédération, qui tient autant que lui à ce que la population en besoin bénéficie des soins d’un médecin. Est-ce que ce sera suffisant pour revenir sur le projet de règlement déposé ? L’avenir nous le dira.
Espérons que ces informations vous éclairent sur la réalité de la situation dénoncée par le ministre et sur les enjeux liés à l’imposition de l’actuel projet de règlement. À la prochaine !
L’auteur tient à remercier la Dre Danielle Daoust, directrice des Affaires économiques, pour l’analyse des données traitées dans cet article.
Note de la rédaction. Le présent article a été écrit à la mi-mars 2024 et a été mis en ligne avant sa publication dans Le Médecin du Québec pour permettre aux médecins de prendre connaissance d’informations récentes sur les événements.